Le soleil se levait à peine sur Keronan. Après la pluie battante de la veille, l’air était chargé d’humidité et le jardin ruisselait encore de gouttelettes. Élise ouvrit les volets : devant elle s’étendait un vaste terrain, à la fois beau et sauvage. L’herbe avait poussé librement, les allées disparaissaient sous les orties, et au fond, les arbres bordant la forêt dressaient leur silhouette sombre comme une muraille.
La jeune femme descendit. Jeanne l’attendait déjà sur le seuil, une tasse de café chaud à la main. Ses yeux plissés scrutaient le jardin comme s’il dissimulait plus qu’il ne montrait.
— Il y a du travail, dit-elle doucement. Ton grand-père y passait ses journées. Moi… je n’ai plus eu la force.
Élise s’avança dans l’herbe encore mouillée. Ses chaussures s’enfonçaient légèrement dans une terre lourde, presque noire. Le silence régnait, troublé seulement par le clapotis de l’eau qui gouttait des branches. Étrangement, aucun oiseau ne chantait.
Deux silhouettes s’affairaient déjà plus loin. John, grand et robuste, maniait une bêche avec des gestes lents et assurés. À ses côtés, Eliott, plus jeune et élancé, transportait des fagots de bois vers le cabanon. Leur présence donnait au lieu un semblant d’ordre, mais une impression persistait : malgré leurs efforts, le jardin semblait vouloir garder son chaos.
— Bonjour, lança Élise en s’approchant.
Johan leva les yeux brièvement, hocha la tête et retourna à son travail sans un mot. Eliott, lui, esquissa un sourire franc.
— Bienvenue à Keronan. Vous allez voir, le jardin est… particulier.
— Particulier ? répéta Élise, intriguée.
Eliott haussa les épaules, comme s’il avait parlé trop vite.
— Disons qu’il a une atmosphère à lui. On s’y habitue.
Un instant de silence passa. Élise suivit du regard la ligne des arbres, au fond du terrain. Un frisson lui parcourut l’échine, sans raison précise. Là-bas, l’ombre semblait plus dense, comme si la forêt retenait son souffle.
Elle voulut interroger davantage, mais John planta sa bêche dans la terre avec un bruit sec, et dit d’une voix grave :
— Le jardin n’aime pas qu’on parle trop de lui.
Élise resta interdite. Était-ce une blague ? Son ton ne laissait pourtant rien paraître.
Jeanne, qui les observait depuis la maison, les appela pour le petit-déjeuner. Élise tourna les talons, mais avant de franchir la porte, elle jeta un dernier regard en arrière. John fixait toujours la terre. Eliott, lui, la suivait du regard, son sourire effacé.
Après le petit-déjeuner, Élise retourna seule dans le jardin. La lumière du matin révélait des détails qu’elle n’avait pas remarqués la veille : des outils rouillés abandonnés contre le cabanon, des pierres alignées comme un ancien muret, et surtout, au détour d’une allée envahie de ronces, un banc en bois couvert de mousse.
Elle s’assit un instant, caressant machinalement le bois humide. Une odeur de terre et de fleurs fanées l’enveloppa, et soudain, un souvenir remonta.
Elle se revit enfant, dans l’appartement étroit de Rennes. Sa mère, Agnès, penchée sur une plante en pot posée sur le rebord de la fenêtre.
— Regarde, Élise, disait-elle en riant. Même ici, dans ce coin de béton, on peut faire pousser un petit bout de vie.
Élise avait alors à peine dix ans. Elle se souvenait encore de la fierté dans les yeux de sa mère en voyant une simple fleur éclore. Sa mère n’avait jamais eu grand-chose, mais elle transformait chaque chose ordinaire en trésor.
Un pincement lui serra la gorge.
La voix de Jeanne la tira de sa rêverie.
— Ta mère aimait cet endroit, dit-elle en approchant lentement. Elle disait que le jardin gardait des secrets.
Élise releva la tête.
— Quels secrets ?
Un silence pesa. Jeanne serra son châle autour de ses épaules, ses yeux perdus vers la lisière de la forêt.
— Elle avait ses intuitions. Trop vives, parfois. Elle disait… qu’il fallait toujours écouter la terre.
Élise fronça les sourcils.
— Écouter la terre ?
La vieille femme hésita, puis secoua la tête avec un sourire forcé.
— Des mots de poète. Tu sais, ta mère voyait des choses là où les autres ne voyaient rien.
Mais Élise sentit qu’il y avait autre chose derrière ces paroles esquivées. Elle ouvrit la bouche pour insister, puis se ravisa : Jeanne avait déjà détourné la conversation.
La jeune femme passa une main sur la bague en argent qu’elle portait toujours. Elle appartenait à son père, cet homme dont personne ne parlait jamais vraiment. Et là, soudain, une idée s’imposa à elle : sa mère aussi avait voulu lui laisser un héritage. Peut-être se trouvait-il… ici, dans ce jardin.
En fin d’après-midi, Élise retrouva sa grand-mère sous le vieux cerisier. Jeanne épluchait des pommes, ses gestes réguliers semblant l’absorber tout entière.
— Mamie… au fond du jardin… il y a quelque chose, n’est-ce pas ? demanda Élise en fixant la lisière sombre de la forêt.
Jeanne releva les yeux, hésita une seconde, puis lui tendit une tranche de pomme encore juteuse.
— Tiens, goûte. Elles sont sucrées cette année.
Élise prit machinalement le fruit, sans lâcher la question.
— Tu ne veux pas me répondre…
La vieille femme planta son couteau dans le bois de la planche, le regard soudain plus grave.
— Les questions trouveront leurs réponses quand il sera temps, coupa Jeanne d’une voix douce mais ferme.
Puis, comme si elle n’avait rien dit, elle reprit :
— Demain, nous irons au marché. Tu verras, Keronan vie surtout au rythme de ses saisons.
Élise resta silencieuse. Ses yeux dérivèrent à nouveau vers la lisière des arbres. L’ombre y paraissait plus épaisse, comme si quelque chose s’y tenait, immobile, à la limite du jour.
Le lendemain matin, le ciel de Keronan s’était lavé de ses nuages. La pluie avait laissé place à une lumière claire, presque joyeuse. Jeanne proposa d’aller au marché du village.
— Viens, dit-elle à Élise. Il faut que tu respires l’air de Keronan, pas seulement celui de ce jardin.
Elles descendirent à pied par les ruelles pavées. Élise découvrit une petite ville animée, bordée de maisons en pierre aux volets colorés. Les étals regorgeaient de légumes fraîchement cueillis, de fromages et de pots de miel. L’air était chargé d’odeurs de pain chaud et de fleurs coupées.
Les commerçants, souriants, saluaient Jeanne avec chaleur. Certains s’attardaient un peu trop longtemps à observer Élise. Des regards curieux, presque insistants, qui la firent se sentir étrangère malgré la convivialité.
— Tu es la petite-fille de Jeanne ? demanda une vieille marchande en lui tendant un bouquet de lavande.
— Oui, répondit Élise, un peu gênée.
— Tu as ses yeux.
Élise fronça les sourcils. La marchande lui adressa un clin d’œil énigmatique avant de s’occuper d’un autre client.
La journée se poursuivit dans une atmosphère douce. Jeanne racontait de vieilles anecdotes sur le village : les fêtes de la moisson, les processions d’été, les histoires de familles installées là depuis des générations. Sa voix semblait apaiser Élise, comme si, le temps d’un instant, tout redevenait simple.
De retour à la maison, elles partagèrent un déjeuner léger, puis passèrent l’après-midi à discuter dans le jardin. Jeanne lui raconta quelques souvenirs d’enfance, éludant certaines questions par un sourire ou en changeant de sujet. Élise sentait qu’il y avait des silences plus lourds que d’autres, mais elle ne chercha pas à les briser.
Le soir venu, elles dînèrent d’un gratin de légumes que Jeanne avait préparé. La pièce baignait dans une chaleur réconfortante. Élise savourait chaque bouchée autant que le moment partagé.
En rangeant la vaisselle, son regard fut attiré vers la fenêtre. Dans l’ombre du jardin, à la lisière des arbres, quelque chose sembla bouger. Une ombre, une silhouette peut-être. Son cœur se serra un instant. Mais elle détourna vite les yeux. Elle détourna le regard se disant qu'elle était sûrement fatigué et que la journée fut longue. Sa grand-mère lui souriait, Paisiblement.
— Tout va bien ? demanda Jeanne, attentive.
— Oui… tout va bien, répondit Élise avec un sourire doux.
Un peu plus tard, Jeanne se retira dans sa chambre. Élise monta à l’étage, alluma la lampe de chevet et nota quelques impressions dans un carnet : les couleurs du marché, la main rassurante de sa grand-mère, l’odeur du gratin. Des choses simples, mais précieuses.
Elle reposa le carnet, fit tourner la bague en argent à son doigt, puis se glissa sous les draps. La chambre plongea dans le silence, seulement troublé par le tic-tac de l’horloge. Avant de fermer les yeux, elle jeta un dernier regard vers la fenêtre. Le jardin dormait sous la pâle lumière de la lune. Tout semblait immobile.
Élise soupira doucement, éteignit la lampe et se laissa glisser dans le sommeil.