Chapitre 2 - Le coeur à la fête [Shanaé]

« J’en ai beaucoup voulu à mes proches de ne pas avoir vu la souffrance qui m’accablait depuis des années. Mais le pire, je crois, ça a été de me rendre compte du nombre effarant de victimes qui m’entouraient, et auxquelles je n’avais jamais prêté attention. Nous avons un problème collectif de détournement de regard. »

Extrait du témoignage de Shanaé El’Varghor,

lors du procès de son effracteur en juin 1826.

*

7 heures avant le meurtre de Narcisse Pandiorki

14 avril 1821, 20h01

Shanaé avait toujours cru qu’elle mourrait jeune.

Ce n’était pas une angoisse passagère. Elle en était persuadée, la chose était inévitable. Elle le croyait déjà à six ans, quand il avait fallu enterrer le minuscule corps de sa petite sœur au fond des bois, quelque part sur leur île de naissance. A six ans et demi, quand son père était ressorti vivant d’une prise d’otage, mais pas son oncle. Puis un an plus tard, quand sa tante avait succombé à un coup de sabre à la jugulaire.

Elle le croyait encore à huit ans, quand toute la famille avait mis les voiles pour Revance, où ils avaient découvert la paix en même temps que la famine et côtoyé des hommes-squelettes. A la même période, son premier chien avait fini rôti à la broche. A neuf ans, c’était la Forêt Barbare qui avait failli avoir sa peau, lors de la traversée nocturne visant à atteindre leur destination finale : Valdor, éblouissante capitale de leur nouvelle patrie. Puis elle avait faillit périr une seconde fois, peu après leur arrivée, alors qu’elle se promenait seule au Jardin des Brumes.

La question n’était pas tant de savoir si elle serait un jour assassinée, mais quand. Le Tirage au Sort mensuel ne représentait ainsi qu’une possibilité parmi d’autres. Malgré le visage suppliant de son frère jumeau, Shanaé n’eut donc aucune hésitation à déclarer :

— Non, Zéphyr. Je ne compte toujours pas rejoindre les Sentinelles. Ce métier ne m’intéresse pas et je me fiche de votre immunité.

Peiné, celui-ci baissa la tête et Shanaé reporta son attention sur la file de clients devant eux. A en juger le nombre de personnes qui les précédaient, ils n’étaient pas près d’obtenir leur glace. Peut-être auraient-ils dû se tourner vers le marchand de beignets ? Ils ne s’étaient pourtant pas attardés à l’appartement, laissant les triplés avec Borok pour arriver le plus tôt possible sur la Place Royale, souhaitant profiter des stands avant qu’ils ne soient bondés. Manque de chance, beaucoup de gens avaient eu la même idée.

— Tu ne peux vraiment pas faire un effort, même pour moi ? insista Zéphyr. Tu le sais que je ne supporterais pas de te perdre… Surtout pas maintenant que j’ai…

Il s’arrêta au milieu de sa phrase, un sanglot dans la voix.

— Maintenant que tu as perdu Cassius ? compléta Shanaé.

Le jeune homme avait été tiré au sort à la dernière pleine lune, et depuis, Zéphyr était inconsolable. Difficile de tirer un trait sur huit années d’amour passionné… Surtout dans ces circonstances. Les deux jeunes gens s’étaient rencontrés à seize ans, lors d’une représentation théâtrale où Zéphyr avait le premier rôle. Ils avaient échangés quelques mots à sa sortie de scène et ça avait été le coup de foudre. Du jour au lendemain, ils ne s’étaient plus quittés. Zéphyr avait définitivement arrêté le théâtre trois mois plus tard, après un malencontreux accident où il s’était cassé une jambe, mais cela n’avait fait que renforcer leur idylle. Shanaé s’était tellement habituée à les voir ensemble, qu’elle aussi peinait à se remettre de la perte de son beau-frère.

Elle prit la main de Zéphyr entre ses paumes et la serra avec douceur. C’était un geste dérisoire, mais elle n’avait pas mieux pour le réconforter.

— Je comprends ta tristesse. A moi aussi, il me manque… Mais je suis avec toi pour l’instant, et mon travail actuel auprès des enfants me plaît vraiment, tu sais ?

Son frère lui offrit un pâle sourire.

— Je ferais de mon mieux pour m’en contenter.

Une voix fluette s’éleva alors derrière eux :

— Shanaé ?

Elle se retourna à l’appel de son nom pour observer le jeune garçon qui avait rejoint la file d’attente. Un petit blondinet de treize ans, qui la fixait d’un air étonné, un billet dans les mains.

— Qu’est-ce que vous faites là Madame ? Vous aussi vous venez assister aux festivités ?

Shanaé sourit. Cela faisait plusieurs années qu’elle accompagnait le garçon en classe, celui-ci ayant besoin d’une aide humaine pour pallier à son handicap. Elle avait fini par beaucoup s’attacher à lui.

— Eh oui, Archibald. Moi aussi j’ai une vie en dehors du collège ! Tu es venu avec ta Maman ?

Le visage du garçon se décomposa.

— Non. Elle m’a confié à mon professeur de théâtre parce qu’elle avait un rendez-vous romantique ce soir. Son nouvel amoureux lui prend beaucoup de temps, vous savez…

Shanaé avait conscience depuis longtemps que son jeune élève vivait seul avec sa mère dans des conditions compliquées, mais c’était malheureusement le cas de beaucoup d’enfants de la ville. Les sacrifices incessants aux Barbares trouaient les familles, qui se reconstruisaient comme elles le pouvaient, avec des membres en moins et des finances réduites. Archibald pouvait déjà s’estimer heureux de ne pas se retrouver complètement livré à lui-même. Sa mère le délaissait peut-être en ce moment pour s’occuper de sa vie amoureuse, mais elle avait trouvé quelqu’un pour s’occuper de lui en son absence. C’était déjà mieux que rien. Et qui sait, peut-être aurait-il bientôt un père de substitution et de petits frères et sœurs pour lui tenir compagnie ?

— Je suis désolée pour toi.

Archibald haussa les épaules avant de scruter Zéphyr, les yeux plissés.

— Votre visage me dit quelque chose… J’ai l’impression de vous avoir déjà vu quelque part.

— Peut-être sur une affiche de théâtre ? tenta Shanaé. Mon frère a été comédien autrefois.

Un déclic se produisit chez le garçon, qui sembla sur le point de défaillir.

— Mais oui, c’est ça ! Vous êtes le héros original de Fils des vents, la pièce qu’on répète en ce moment avec mon groupe de théâtre. C’est moi qui ai obtenu le premier rôle de la nouvelle version, mais il y a encore des affiches avec votre tête dans la salle. D’ailleurs, Narcisse n’arrête pas de vanter votre talent et de m’encourager à suivre vos traces ! Oh là là, j’y crois pas. Je ne pensais pas rencontrer mon idole aujourd’hui ! Vous savez que ma passion pour le théâtre à commencé quand ma mère m’a emmené voir votre spectacle à cinq ans ? J’étais tellement émerveillé que j’ai tout de suite su que c’était ça que je voulais faire plus tard, être acteur. C’est pour ça que j’ai commencé à prendre des cours.

Zéphyr resta bouche bée devant sa tirade.

— Attends… quoi ? balbutia-t-il.

— Vous voulez bien me signer un autographe ?

Sans attendre, le garçon fouilla dans ses poches, desquelles il sortit un bout de papier froissé ainsi qu’un court crayon de bois à moitié mâchonné, qu’il tendit devant lui. Zéphyr s’exécuta dans un état second.

— Merci beaucoup ! s’exclama Archibald.

Il embrassa le papier avec amour avant de le remettre dans sa poche, les yeux brillants. Shanaé n’était pas sûre de comprendre ce qui venait de se dérouler sous ses yeux. Son frère avait encore de fervents admirateurs après huit ans d’arrêt ?

Le marchand de glace coupa court à toute réflexion : c’était à leur tour de prendre commande. Shanaé et Zéphyr repartirent avec des cornets chocolat-pistache et menthe-chocolat, tandis qu’Archibald se régalait d’un sorbet à la fraise. Le petit groupe ne se sépara cependant pas suite à leurs achats. En adulte responsable, Shanaé tenait à raccompagner le jeune garçon jusqu’à son professeur, malgré les protestations de Zéphyr. Pour une raison obscure, ce dernier évitait Narcisse depuis des années, mais il pouvait bien faire un effort, non ?

Tous trois se frayèrent un chemin à travers la foule, dans la direction indiquée par Archibald. Une grande agitation animait à présent la Place Royale. Des danseurs avaient investi les pavés, inspirés par la mélodie d’une harpiste qui jouait près de la fontaine, tandis qu’un charlatan alpaguait les passants pour tenter de leur vendre des babioles inutiles censées les protéger. Pour autant, ils ne tardèrent pas à trouver ce qu’ils cherchaient. Grand, la peau sombre et habillé de vêtements excentriques aux couleurs bariolées, Narcisse était aisément repérable au cœur de cette marée humaine. Et il semblait en pleine dispute.

A cause du brouhaha ambiant, Shanaé ne distinguait pas encore la teneur de la conversation, mais il n’y avait pas de doute. Les paumes dressées devant lui, Narcisse tentait de calmer une femme qui lui criait quelque chose, les mains sur les hanches. La silhouette de celle-ci semblait familière à Shanaé. La jeune femme était vêtue d’une robe à volants rouge qui mettait en valeur ses formes généreuses et avait relevé ses cheveux blonds en chignon. Quand elle tourna son visage dans un angle différent, Shanaé la reconnu aussitôt. Jolène. Sa collègue de travail préférée.

Quand le trio arriva à leur hauteur, la dispute cessa.

— Archi-chou ! s’exclama Narcisse. Tu en as mis du temps mon garçon, pour aller chercher ta glace.

Celui-ci décolla sa bouche de son sorbet pour répondre.

— Désolé, il y avait du monde. C’est à cause de moi que vous vous disputez avec Madame Tingaal’Rane ?

Toute l’attention se reporta sur Jolène, qui se balança d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. Shanaé eut du mal à comprendre son brusque changement d’attitude. La professeure au caractère de feu qu’elle côtoyait depuis des années, celle qui n’hésitait pas à remettre à leur place des collègues peu professionnels et s’exprimait quotidiennement avec aisance devant des dizaines d’élèves… était intimidée par un public de trois personnes ? Elle lécha la glace à la pistache qui lui coulait sur les doigts en fronçant les sourcils. Tout cela était incompréhensible.

— Ce n’est pas ta faute, Archibald, dit finalement la jeune femme. On avait des choses à régler entre grandes personnes, c’est tout.

Quand l’homme d’une cinquantaine d’années passa un bras autour de ses épaules et déposa un baiser sur sa tempe, elle se laissa faire.

— Exactement. Jolène-chérie avait besoin d’exprimer deux ou trois petites choses qui lui restaient sur le cœur, mais tout va bien maintenant. N’est-ce pas ?

La jeune femme hocha la tête, le regard éteint. Les griefs qui l’animaient quelques minutes plus tôt semblaient s’être évaporés. Narcisse relâcha sa prise et frappa dans ses mains.

— Bien. Dans ce cas, je ne vais pas te retenir plus longtemps. Il me semble que tu es bien occupée ce soir. Ce n’est pas ta mère qui a été tiré au sort ?

Le visage de Jolène devint livide.

— Si. Elle m’a dit d’aller faire un tour pour passer un moment seule avec mon père, mais je ferais mieux d’y retourner.

La jeune femme fit un pas vers la foule, avant de se raviser. Se tournant vers son élève, elle déclara :

— A la semaine prochaine, Archibald ! N’oublie pas de réviser ta géographie pour le contrôle de vendredi, d’accord ?

Le garçon hocha la tête et elle disparut au loin. Shanaé n’avait même pas eu le temps de lui glisser un mot de compassion pour sa mère… Tant pis, elle le ferait lundi au collège. Quoique, Jolène prendrait peut-être un jour ou deux de congé ? La directrice l’y autoriserait sûrement, étant donné les circonstances. C’était la moindre des choses.

Les pleurs d’un jeune enfant éclatèrent soudain sur sa droite, amplifiant encore d’un cran le vacarme environnant, déjà bien élevé. Shanaé encaissa le choc. Sa résistance au bruit atteignait ses limites et elle sentait déjà la douleur poindre sous son crâne. Il fallait qu’elle sorte d’ici. Elle chercha son frère du regard, mais s’aperçut que Narcisse l’avait devancée. La contournant, il était venu se planter pile devant son ancien disciple favori, un grand sourire sur le visage.

— Mon Zéphyrou, ne te cache pas derrière ta sœur, voyons ! Ça fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas vu… Laisse-moi admirer ton beau visage.

Celui-ci avait terminé son dessert, mais une trace de crème glacée décorait son nez. Narcisse s’empressa de l’essuyer, avant de placer ses doigts sous le menton du jeune homme pour l’observer de plus près.

— Ah, ces yeux… Splendides, vraiment. Quel gâchis que tu ne sois pas resté à mes côtés ! On aurait fait de grandes choses ensemble. Tu serais devenu la plus grande célébrité de cette ville, plus encore que moi-même, j’en suis certain !

Zéphyr se dégagea de sa prise.

— J’avais besoin de changer d’air.

Narcisse ne se formalisa pas de l’attitude du jeune homme et saisit une de ses mains pour la caresser.

— Tu te souviens quand je t’ai appris à jouer du piano ? On en a passé des heures ensemble, à répéter des partitions… Tu étais si jeune et déjà si doué. Un vrai prodige !

— Ça me dit vaguement quelque chose, oui.

— Tes parents étaient tellement occupés avec la grossesse à risque de ta mère, puis la naissance des triplés… Il fallait bien que quelqu’un veille sur toi. C’est moi qui t’es forgé d’une certaine façon. J’ai décelé en toi un talent brut, et je l’ai taillé sur mesure. Tu aurais dû m’en être éternellement reconnaissant, au lieu de quoi, tu m’as tourné le dos pour aller t’amuser avec l’autre rouquin sortit d’on ne sait où.

L’homme fit une pause, avant de reprendre d’un ton dramatique.

— Te rend-tu compte à quel point tu m’as brisé le cœur ?

Zéphyr retira sa main en soupirant.

— On n’était pas mariés non plus.

— Peut-être pas, en effet, admit Narcisse. Mais c’était quand même blessant.

— J’imagine.

Shanaé avala le dernier morceau de son cornet de glace, l’esprit confus. Les liens qui unissaient les deux hommes lui échappaient complètement. Le cinquantenaire, lui, dévorait toujours son ancien protégé des yeux.

— Ça te dirait de repasser à la maison, un de ces jours ? Pas forcément tout seul… Borok a déjà prévu de venir demain pour discuter d’un nouveau spectacle en préparation. Ça pourrait être intéressant d’y réfléchir tous ensemble.

Zéphyr ne put retenir une grimace.

— Je préférerais éviter.

Cette fois, Narcisse perdit patience.

— Cassius t’as vraiment retourné le cerveau, ma parole, et même mort, ça continue ! Pourtant tu y croyais avant, à la gloire et aux paillettes. Je ne comprendrais jamais ce qui t’es arrivé…

Le jeune homme serra les poings.

— Non, effectivement, tu ne peux pas comprendre.

Narcisse renonça à ajouter le moindre mot, se contentant de le fixer en silence. Puis il se retourna vers Archibald, qui les observait en se tordant les mains, et lui offrit un grand sourire.

— Heureusement que tu es là, mon Archi-chou ! Tu ne compte pas m’abandonner, toi, n’est-ce pas ?

Le garçon fit non de la tête et l’homme le serra contre lui.

— C’est bien. On va aller rejoindre les autres membres du groupe maintenant, ils nous attendent.

Ils s’éloignèrent dans la foule sans un regard en arrière, laissant les jumeaux seuls. Zéphyr attrapa alors la main de Shanaé et se mit à courir entre les passants, l’entraînant à sa suite. Tout autour, les gens dansaient et riaient, le cœur à la fête. Pas eux. Ils ne reprirent leur souffle qu’une fois hors de la Place Royale. Appuyée contre un muret en pierre le temps de se remettre d’un point de côté, Shanaé demanda :

— Où va-t-on maintenant ?

— Au Jardin des Brumes.

La jeune femme sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle n’avait peut-être pas été tiré au sort cette fois-ci, mais cet endroit maudit aurait sa peau, lui. Elle en était certaine. Elle ne pouvait cependant pas dire non à son frère. Pas ce soir, où elle lui avait promis de faire tout ce qu’il lui plairait pour soulager sa peine. Elle le lui devait bien. Alors quand ils atteignirent l’arche en pierre blanche qui marquait l’entrée du Jardin, elle serra les dents et avança droit devant, Zéphyr à ses côtés.

Une fois de plus ou de moins, après tout, qu’est-ce que cela changeait ?

Ce soir, une fois encore, elle défierait la mort.