Chapitre 2 Le compositeur

Par Feydra

— S’il te plait …

 Ses doigts se figèrent sur les touches du clavier et la dernière note s’étrangla.  Il ne se tourna pas vers Sélyna de peur qu’elle aperçoive une lueur d’agacement dans ses yeux. Il se força au calme et se tourna lentement vers elle.

— Je ne peux pas faire cela ; cela n’aurait aucun sens.

 La jeune femme eut une moue boudeuse et croisa les bras ; il aurait pu la trouver adorable s’il n’était pas aussi épuisé par ses caprices. Cela faisait deux heures qu’il travaillait sur ce morceau et elle n’avait de cesse de vouloir lui imposer ses choix artistiques – pour le moins douteux.

— Raoul sera présent dans la salle demain soir et je veux l’impressionner.  Je maintiens bien mieux ces notes. Après tout c’est pour moi que tu écris…

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais il n’eut pas le cœur de la détromper.

 Soudain, elle se colla contre lui et lui prit le bras. Un frisson parcourut sa peau à son contact et un profond soupir s’éleva sous le masque qui recouvrait son visage. Il détourna les yeux et s’efforça de contrôler ses réactions. Il aurait tant souhaité la prendre dans ses bras. Mais cela lui était interdit. Il devait se contenter de l’affection qu’elle lui prodiguait, qui était déjà fort précieuse. Cependant, à cet instant, il n’était pas d’humeur à lui céder, surtout quand elle souhaitait impressionner un autre homme.

— Peu importe. Je ne dénaturerai pas mon morceau pour ton amant.

Il sentit la main de la jeune femme se crisper, telle une serre sur son bras, puis elle quitta brusquement le banc.

— Tu obéiras, ou bien je te ferai châtier par mon père, asséna-t-elle d’une voix aigue.

Le compositeur ne bougea pas, ne la regarda pas. Seuls ses poings se serrèrent. Sélyna était si furieuse qu’elle eut soudain envie de lui arracher son masque. Comment pouvait-il la défier quand il leur devait sa subsistance, à elle et à son père ? Il était si fier et arrogant, alors que c’était un paria, un monstre. Tout ce qui comptait pour lui, c’était sa musique.

— Alors ? reprit-elle.

Elle faillit taper du pied, mais elle se retint juste à temps. Lentement, l’homme tourna la tête. Il riva ses yeux azur étincelants sur elle. Sélyna le fixait toujours avec fureur. Cette émotion ne sied vraiment pas ses traits, se dit-il distraitement. Des larmes commençaient à déborder de ses yeux. Cependant, il n’était pas dupe : elle tentait une autre approche, qui fonctionnait systématiquement. Il était si faible face à elle. Il se haïssait parfois de quémander son affection. Mais le plus souvent il en était heureux, car qu’est-ce qu’un être aussi hideux que lui pouvait obtenir de plus ?

— Très bien. Ne pleure pas. Je vais modifier la partition. Cela ne sera plus aussi parfait qu’avant mais …

La chanteuse poussa un petit cri de joie et battit des mains, toute tristesse oubliée.

— Est-ce que je peux rester ? J’aime te regarder composer, minauda-t-elle d’une voix douce.

 Son regard était à nouveau chaleureux et sa voix suave. Il hocha la tête.  Elle se rassit à ses côté et il sentit à nouveau sa chaleur à travers ses vêtements.  Il se plongea dans les partitions qu’il avait mis plusieurs semaines à composer, barra d’un coup de plume quelques notes, en retraça d’autres, joua certains accords sur les touches du clavier, puis ratura à nouveau et recommença.

 Au bout d’une dizaine de minutes, il sentit sa compagne se lever et quitter la pièce, mais ne réagit pas. Il était tout entier transporté par son œuvre. Finalement, peut-être avait-elle eu une bonne idée, car il voyait se déployer devant lui des harmonies sonores et rythmiques bien plus achevées que celles qu’il avait créées au début.

 La nuit déroula son tapis sombre, mais il ne s’en rendit pas compte. Les lanternes brillaient doucement autour de lui à n’importe quel moment de la journée ; dans ces souterrains où il vivait, le jour et le nuit n’étaient que des concepts. Il mesurait le temps au brouhaha qui enflait et s’éteignait à l’étage, aux bruits de la rue ou aux allers et venues de Sélyna et de son père.

Quand il fut satisfait, il joua le morceau sur le clavecin. Les yeux fermés, il se laissa emporter par la mélodie qu’il avait créée en offrande à sa bien-aimée et elle engendra dans son esprit tout un monde dans lequel ils partageaient un amour éternel.

 Pourtant la dernière note s’éteignit et il baissa le visage, posant ses deux mains sur les touches. Comme à chaque fois, la fin du morceau le laissa dans un état de mélancolie et de honte. Il se leva, prit les feuillets et entra dans la pièce qui lui servait de chambre. Les lanternes s’éteindraient d’elles-mêmes une fois l’huile entièrement brûlées, comme sa musique qui venait de disparaitre dans le néant.

 La pièce était petite. Les murs de pierre suintaient d’une légère humidité et de la mousse poussait dans les coins. Il s’était servi dans le débarras et avait meublé l’endroit du mieux qu’il pouvait. Un tapis élimé le protégeait du froid des dalles disjointes ; un matelas abimé, donné par le patron, était posé contre le mur intérieur ; une table branlante, une chaise et un petit meuble complétaient l’ensemble. Tout était dépareillé et peu assorti. Quelques menus objets - une plume, un encrier et des parchemins – étaient posés sur la table.

Il laissa son travail sur la table et s’affala sur le matelas. Se recroquevillant face au mur, il enleva son masque et le posa délicatement sur le coffre qui lui servait de chevet.  Le sommeil tomba sur lui comme une chape de plomb.

 

 Il fut réveillé au petit matin par les bruits de la rue qui envahirent son refuge. Les voix des habitants s’en allant à leur travail, le grincement des roues des chariots montant et descendant la grande rue, les cris des marchands installant leurs étals sur la place du marché, plus au nord - discordants à ses oreilles – percèrent les voiles du sommeil et le ramenèrent à la réalité crue et brutale. Il resta allongé quelques secondes, prit son masque pour le réajuster sur son visage, puis se leva. Il rejoignit une vieille commode branlante posée contre le mur du fond et en sortit quelques vêtements propres. Serrant son paquet contre lui, il quitta sa chambre et se faufila à l’étage.

Il ne croiserait personne encore dans le théâtre : le propriétaire ne viendrait que plus tard dans la matinée pour s’enfermer dans son bureau et vaquer à ses affaires et Sélyna n’arriverait sans doute qu’en début d’après-midi pour une dernière répétition. L’idée de passer tout ce temps en sa compagnie lui réchauffa le cœur.

Il sortit par la porte arrière, qui donnait sur un petit jardin, entouré de hauts murs de pierre. C’était une roseraie : les fleurs tardives, dont les tiges s’enroulaient autour des grilles et des poteaux de bois à la peinture blanche écaillée, embaumaient encore l’endroit et teintaient la douce lumière rasante du soleil d’une couleur pourpre, qui ravissait ses yeux. Il se dirigea vers le puits. Ses vêtements soigneusement pliés posés sur un banc proche, il y puisa de l’eau. Puis il se déshabilla, posa son masque sur ses habits propres et se nettoya consciencieusement.

 L’air frais caressa sa peau pâle et le fit frissonner. Son rituel matinal était une cérémonie de purification à ses yeux, mais la frayeur que quelqu’un ne l’aperçoive ne le quittait jamais. Aussi, sans même se sécher, enfila-t-il ses vêtements propres ; il se sentit immédiatement moins vulnérable.

Autour de lui, l’herbe verte et les massifs de fleurs, dans lesquels bourdonnaient doucement les insectes, étaient une source de paix. Il s’assit au soleil sur un peu d’herbe, fermant les yeux. Le bruit de la rue était suffisamment étouffé pour qu’il ne soit plus une nuisance et il laissa les harmonies de la nature s’infiltrer dans son être. Elle l’avait toujours inspiré : il avait parfois l’impression d’entendre la musique de l’univers autour de lui, musique dont il n’était qu’un modeste traducteur. Le morceau sur lequel Sélyna chanterait ce soir était un petit échantillon de ce qu’il entendait dans son esprit les rares fois où il était assez apaisé.

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