Chapitre 3 Son vrai visage

Par Feydra

Il serra le châle contre lui. Un parfum de rose s’en échappait, titillant ses sens. Selyna avait été merveilleuse sur scène ce soir.  Sa voix pure et sonore l’avait envouté comme à chaque fois et elle avait emporté son public. Il aurait davantage apprécié le spectacle s’il avait pu jouer lui-même son morceau. Caché dans les coulisses, il avait suivi le concert et, à sa grande consternation, la musicienne lui avait donné l’impression d’arracher des couinements à son instrument. La claveciniste avait sauvagement déformé les accords principaux.

Au-dessus de lui le brouhaha des voix des spectateurs qui quittaient le théâtre s’amenuisait à mesure qu’il descendait l’escalier qui menait aux sous-sols et à son taudis. Il pénétra dans la grande pièce. En passant devant l’ancien clavecin, il l’effleura de ses doigts longs et fins. C’était sur cet instrument qu’il composait tous ses morceaux. Il eut une brusque envie de s’asseoir et de rejouer la mélodie que Merwen avait si lamentablement interprétée. Pourtant il continua son chemin et rejoignit sa chambre.

Il défit sa cape noire et la laissa sur la chaise. Il plia avec soin le châle aux liserés dorés et le déposa sur la table. L’objet était tombé des épaules de la chanteuse, alors qu’elle se hâtait de quitter la scène, juste derrière sa musicienne. Il l’avait ramassé quand les coulisse avaient été entièrement vides et silencieuses.

Personne ne savait qu’il vivait là, dans les sous-sols du théâtre abandonné. Personne, à part Grégoire Valronn et sa fille. Il l’avait hanté pendant des années, se cachant du monde qui l’avait pourchassé et honni toute sa vie, chapardant de quoi survivre et jouant de la musique quand il pouvait. Puis un jour, un homme plus courageux que les autres l’avait racheté, sans doute pour une bouchée de pain.

Lorsque Grégoire Valronn l’avait un jour surpris en train de jouer, une nuit où le fantôme pensait le théâtre vide, il avait saisi une occasion en or. Il lui avait proposé de lui offrir le gîte et le couvert en échange de ses compositions. Sa fille avait, depuis ce moment-là, illuminé la scène et enchanté le public, qui se précipitait à la fois pour l’entendre, mais aussi pour avoir une chance d’apercevoir le fantôme du théâtre.

Sa taille élancé et maigre, ses longs doigts et sa peau pâle faisaient de lui un spectre à n’en pas douter. Mais ce qui terrifiaient les rares personnes qu’il avait croisées lors de ses sorties nocturnes encore plus rares était le masque qui recouvrait entièrement son visage. Blanc, sans expression, il ne dévoilait que ses yeux d’un bleu glacial et sa chevelure longue et noire.

 Un bruit de pas léger qu’il reconnut immédiatement retentit dans le débarras. Il se retourna pour accueillir sa bien-aimée. Ses cheveux bouclés, d’un blond lumineux, entouraient son visage aux traits fins. Ses fines lèvres brillantes étaient étirés en un mince sourire crispé. Elle portait toujours sa belle robe de spectacle, faite de dentelles et de voiles, d’un bleu aussi clair que ses yeux étaient noirs. 

  Son cœur se mit à battre avec fougue et il tremblait du désir de la prendre dans ses bras.

 — Tu as été magnifique, fit-il alors.

 Sa voix douce et musicale était à peine étouffée par le masque. Il ne l’avait enlevé qu’une fois, pour Selyna. Elle l’avait regardé avec horreur et lui avait interdit de l’ôter à nouveau en sa présence. Il ne pouvait pas l’en blâmer : son visage était hideux. Ce jour-là, il avait eu peur qu’elle ne le fuit à tout jamais. Mais elle était revenue le lendemain et avait chanté pour lui.

Ce soir-là, cependant, elle paraissait tendue. Elle mit un certain temps à répondre à son compliment.

— Merci.

 Son cœur se serra face à la froideur de son amie. Que se passait-il ?  Il fit un pas vers elle. Elle ne bougea pas, mais eut du mal à retenir un léger sursaut. Sur son visage il voyait maintenant apparaitre une grimace … de dégoût ? de colère ?

— Sélyna ? Que se passe-t-il ?

Soudain elle jeta à ses pieds les feuillets qu’elle froissait dans sa main. Il baissa les yeux et reconnut ses partitions. Il fronça les sourcils et reporta son attention sur elle.

— C’est de ta faute !

La fureur déformait ses traits. Jamais il ne l’avait vue dans cet état. 

— De quoi parles-tu ? questionna-t-il, confus.

— Tu me voulais pour toi tout seul, alors tu as fait exprès de la saborder en écrivant ces torchons ! 

La saborder ? C’était pourtant Raoul qu’elle voulait impressionner. Sélyna, dans un état proche de l’hystérie, semblait perdre toute cohérence. Lui avait-elle donc menti la veille, dans son caprice pour lui faire réécrire les partitions ?

— Ce sont les morceaux que je t’ai joués tout à l’heure. Ils te convenaient très bien.  J’ai fait tous les changements que tu m’as demandés, et grâce à toi, j’ai réussi à le rendre encore plus réussi. 

Sa voix était posée, mais son cœur battait à tout rompre, tiraillé entre la crainte et une colère grandissante. Il n’appréciait pas que l’on critique son art. 

— Tu mens, cria-t-elle en faisant un pas vers lui.

— Si tu n’es pas heureuse de la façon dont Merwen a joué le morceau, tu devrais aller lui en parler. 

— Merwen a été parfaite. Ne t’avise pas de la critiquer.

Atterré, l’homme masqué fit un pas en arrière. Il ne comprenait pas ce qui arrivait à son amie. L’après-midi encore, ils avaient partagé un moment de tendresse bienfaisant.

— Écoute, ma douce, reprit-il, d’une voix plus calme. Si tu le souhaites, je relirai les partition et ajouterai des indications pour aider Merwen à le jouer avec plus de justesse … 

— Ne m’appelle pas « ma douce », siffla-t-elle.

Il ne la reconnaissait plus. Son visage était déformé par la haine. Il tendit la main pour la poser sur son bras et tenter de la calmer, mais elle fit un bond en arrière, telle une bête effrayée. Ses yeux écarquillés étaient presqu’inhumains.

 — Ne me touche pas, siffla-t-elle.

Le dégoût suintait dans sa voix.  Son souffle resta bloqué dans sa gorge. Avait-elle toujours ressenti cela à son contact ? Elle qui lui donnait l’impression de l’apprécier, malgré ses cicatrices, elle qui faisait preuve de tant de douceur, pouvait-elle basculer dans cette haine en si peu de temps ? Il réalisa soudain qu’il voyait son vrai visage. Une chape de glace enserra son cœur.

— A cause de toi, mon père a licencié Merwen, gronda-t-elle, tel un animal en furie.

C’était donc ça. Tout était clair à présent. Il avait toujours été témoin de leur relation, sans s’en rendre compte : les regards échangés, les sourires, les frôlements. Elle était amoureuse de Merwen. Cette jeune fille était belle, mais c’était une musicienne médiocre ; les sentiments de Sélyna expliquait donc qu’elle ait pu rester aussi longtemps. Cette réalisation transforma son cœur en pierre. Il serra les poings.

— Merwen a eu ce qu’elle méritait : elle joue tellement mal qu’aucun compositeur, aussi talentueux fût-il, ne peut compenser cela. Ton père pourra alors engager quelqu’un de plus talentueux.

— Comme toi, c’est ça, persiffla-t-elle. 

Il resta pétrifié.  Il n’avait même pas songé à cela. Pourtant il avait toujours eu le désir de jouer sa musique aux yeux du monde. Mais cela lui était interdit. La flèche que Sélyna venait de tirer avait atteint sa cible.

             — Les partitions que je t’ai données étaient celles que tu as entendues cet après-midi, répéta-t-il. Je n’ai rien modifié. Je ne gâcherais pas mon art pour des motifs aussi futiles, Sélyna.

Elle serra les poings davantage et pâlit.

— Futiles ! C’est l’amour de ma vie et à cause de toi, elle m’a quittée ! hurla-t-elle.

— Tu en trouveras une autre. Tu pourras toujours retourner voir Raoul, rétorqua-t-il d’un ton hautain.

Son cœur avait cessé de battre pour elle. Il se maudissait même d’avoir été aussi aveugle et pathétique. Il n’éprouvait plus que mépris pour cette jeune femme trop gâtée. Elle avait certes une voix magnifique, mais il comprenait maintenant qu’elle n’était que fausseté et mensonge.

— Tu as eu tort de faire ça. Tu vis ici grâce à la générosité de mon père. Tu ne t’en sortiras pas aussi facilement.

— Ton père dépend de moi pour ta musique. Sans moi, il devra payer pour les morceaux que je t’offre bien gratuitement …

Elle éclata d’un rire hystérique. Puis elle s’approcha et se lova contre lui, sans aucune crainte. Il ne bougea pas.

— C’est toi qui te terre dans les sous-sols, monstre. S’il ne t’avait pas donné ta chance, tu serais mort dans la bourbe des souterrains, murmura-t-elle, d’une voix glaciale. Quand je pense à toutes les heures où je me suis forcée à rester à tes côtés, alors que ta seule présence me hérissait.

Sa voix claquait dans son crâne. Il maudit son corps traitre qui réagissait à sa présence chaude contre lui. Il aurait voulu y être indifférent.

Soudain, elle fit demi-tour et quitta la pièce. Le compositeur resta figé de longues minutes, cherchant en lui la force de se mouvoir. La métamorphose de Sélyna l’avait laissé pantois. Sa sauvagerie et sa cruauté avaient dessiné des traces sanglantes dans son âme. Elle était la première personne à laquelle il s’était vraiment attaché. Il eut un petit rire amer qui retentit dans le silence. Il se tourna vers son taudis. Devait-il partir ? Sans aucun doute.  Mais la simple idée de quitter cet endroit qu’il considérait comme son refuge le terrifiait. Il s’installa au clavecin et laissa courir ses doigts sur les touches. Ce simple contact l’apaisa rapidement. Elle allait se calmer. Elle avait trop besoin de ses mélodies. Il n’était même pas certain qu’elle était vraiment amoureuse de cette femme. Elle était trop inconstante pour cela. Quant à lui, il ne savait pas si son cœur cesserait jamais de saigner.

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