Chapitre 2 : Le déshonneur

« Les neuf autres royaumes nous en veulent, Monseigneur  —  Ils sont jaloux de nous car nous n'avons pas besoin d'eux. —  Il serait judicieux de notre part de former certaines alliances. —  Cessez vos conseils inutiles, nous resterons dépendants de notre unique conviction, je ne m'abaisserai pas à leur lécher les bottes. —  Ce n'est pas cela, pensez à votre neveu, Monseigneur, croyez-vous que votre frère, sa Majesté le roi, aurait aimé qu'il reprenne un royaume ennemi des autres ? —  Ça a toujours été le cas, Omael est suffisamment fort pour continuer dans cette voie … Omael mais … que faites-vous ici ?! Sortez ! »

Les souvenirs s'entrechoquaient dans les méandres de sa mémoire comme se heurte le torrent contre la pierre. Tout autour de lui défilaient les plaines enneigées vides de vie. Une légère brume nappait le sol et diminuait son champ de vision. Omael avançait au pas sur sa monture, silencieux comme un mort.

Ces terres ne connaissaient rien d’autre que le froid et le vent, cela bien avant le début de l’Hiver infini. Beaucoup de personnes pouvait se perdre ici, mais pas Omael.

Et puis, même s'il venait à mourir en ces terres sauvages, à qui pourrait-il bien manquer … ?

            Envenimé par ses songes, épuisé, Omael manqua de tomber de sa monture à force de fermer les yeux. Mais à chaque fois il échappait au sommeil. Il avait le devoir de rejoindre la Capitale pour prévenir l’Empire de la catastrophe. Et tout prince de Vinsille honorait toujours ses devoirs.

* *

         Après de longues heures à varier les allures de sa monture, la température devenait peu à peu plus douce même si Omael ne sentait pas la différence. Vinsille avait offert à tous ses princes et princesses une invulnérabilité au froid, grâce à de nombreuses expérimentations tenues secrètes.

Au sol, la neige était plus fine qu'à Vinsille, Omael était sur le territoire de la Capitale, le royaume des Juges, qui était ensoleillé. Au loin, la forteresse impérieuse se dressait au cœur d’une chaîne de montagnes au-dessus de l’immense gouffre d’un lac gelé. Quatre bâtiments disctincts étaient reliés par de gigantesques points menant au château central.

Les murs en pierre lisse du rempart principal, par où allait devoir passer le Prince, étaient sculptés à l'effigie des quatre Juges de Poléneïs. Témoignage de leur égo et de leur supériorité hiérarchique par rapport aux rois et reines. Les seules personnes qui pouvaient remettre en question leur parole étaient l'Impératrice, et le Gouverneur d'Azula qui les fournissait en minéraux rares et précieux. Leur réputation les précédait, le Prince savait qu'ils étaient de vieux aigris, imbus d'eux-mêmes, ambitieux et avares. Mais il avait besoin d'eux.

En s'approchant au pas du pont principal, les quelques passants dévisageaient Omael. Sa tenue vinsillienne ne le faisait pas passer inaperçu et les gardes le reconnurent. Certains ricanaient, d’autres le regardaient avec mépris. L’arrogance de Vinsille avait toujours été mal vue par le reste de l’Empire et il était rare qu’une personnalité de Vinsille sorte de son royaume. Quelques femmes gloussaient entre elles. Omael était le dernier-né de Poléneïs, et sa beauté en frappait plus d’une, mais il ne vit rien de tout cela.

Au bout du long pont, Omael passa sous l’immense arche du rempart et pénétra dans la forteresse. Des écuries étaient disposées à l'entrée. Leurs chevaux étaient musclés et lourds, aux poils épais. Cela n’avait rien à voir avec les chevaux de Vinsille, si rapides grâce à leurs huit jambes.

Omael descendit de sa monture, l’attacha à un poteau près des stalles, et s'enfonça dans la ville.

Elle était si vivante, prospère grâce à des marchands venus des quatre coins de l’Empire pour échanger les provisions, notamment en provenance d’Arléïs, l’Empire voisin qui avait échappé à l’Hiver infini. Les étales étaients pleines de nourritures variées et des bannières pourpres virevoltaient sur les façades des bâtiments ; la couleur de la Capitale.

Les habitants se retournaient tous sur son passage. De lui émanait une froideur troublante. L’odeur de la mort.

Il gravit les marches menant au château central qui abritait le Tribunal des Juges, et passa à côté des grilles de l’Arène de la Capitale. Omael avait eu vent de ce qui pouvait se tramer dans ce lieu ; des jeux, des spectacles, des combats et également des exécutions mises en scène. Une macabre invention pour distraire le peuple, digne des Juges de la Capitale.

Las, Omael ferma les yeux avant de s'éloigner de ce qu'il méprisait. Alors, il atteignit le Tribunal.

L'entrée, décorée de statues en marbres à l’image des Juges, et de colonnes colossales peintes en violet, était bien gardée. Avec mollesse, Omael rencontra les deux gardes postés à l'entrée. Sa langue était pâteuse, sa voix se coinçait dans sa gorge, parler à un être humain était devenu une véritable épreuve.

— Messieurs. Je suis le prince Omael de Vinsille. Je …

L'un des gardes le coupa en ricanant grossièrement.

— Le prince des neiges ici ? Qu'es-tu venu faire ici ? Vous commencez à trop vous les geler sur votre banquise vous autres ou quoi ?!

Omael se tendit aussitôt et regagna en fermeté.

— Je réclame une audience avec les Juges. Effectivement, je ne suis pas descendu ici pour rien.

Omael les dévisagea un par un, comme si ses yeux étaient devenus des poignards. Ce regard, et ce calme désinvolte, alors qu’il se tenait si fièrement devant eux, embarassa les gardes. Ils comprirent que son temps était précieux et qu’ils ne pouvaient pas refuser au Prince de Vinsille de se présenter aux Juges, même s’ils le méprisaient au plus haut point. Le second garde se racla la gorge.

— Vous pouvez entrer, Prince de Vinsille, excusez-nous.

Le premier garde grommela, mais releva sa lance en synchronisation avec son camarade. Puis, ils frappèrent tout deux leur lourde lance contre le sol. La grande porte s’ouvrit sur un troisième garde à l’intérieur qui resta en position dans une orchestration parfaite. Silencieusement, Omael entra dans le Tribunal.

La salle d'accueil était volumineuse, ronde et pourvue d'une nouvelle grande porte qui faisait face à l'entrée. A la gauche du prince, des citoyens étaient assis, attendant leur audience en dévisageant Omael. Mais son simple regard glaçant leur fit baisser les yeux.  A sa droite se trouvait un bureau en bois massif duquel il s'approcha pour s’adresser au secrétaire.

Ce dernier était un homme relativement petit, gringalet, avec des pommettes saillantes et le visage allongé, plutôt pâle de peau, avec des cheveux noirs gras, plaqués sur le côté. Il avait un air sévère, aigri et il portait des lunettes rondes qu'il réajustait régulièrement à force d'avoir son faciès rivé sur de la paperasse à qui il marmonnait des choses. Sûrement trop concentré sur son travail, il n'avait pas entendu la porte s'ouvrir.

Omael toussota pour s’annoncer, ce qui fit sursauter le pauvre secrétaire qui faillit perdre ses précieuses lunettes. Il détailla le prince devant lui qu’il reconnut sans mal. Ses yeux s’écarquillèrent aussitôt, choqué par pareille visite ! Omael aperçut derrière le secrétaire, parmi les autres portraits des rois et des reines des dix royaumes, celui de son oncle, le Régent de Vinsille. Un flash. Son oncle agonisant sur une pile de cadavres pourris, infestés par les vers.

— Je réclame une audience au plus vite, tonna Omael avec gravité.

Le secrétaire balbutia, en lustrant machinalement son foulard rouge attaché comme une cravate.

— Quelle surprise … Mais … Oui, bien sûr, votre Altesse, prince Omael de Vinsille, l'audience actuelle devrait bientôt se terminer, les Juges vous recevront ensuite !

— C’est un scandale ! scanda un vieillard qui attendait. Je suis là depuis ce matin ! Moi aussi je dois voir les Juges !

— Il suffit ! grinça le secrétaire. Pas de rebéllion dans mon bureau ! Son Altesse ici présente est prioritaire sur vous tous, bande de petits rats !

Après s’être emporté d’un timbre aigu, le secrétaire toussota, resserra sa cravate et repositionna ses lunettes.

— Veuillez m’excuser, votre Altesse. Je vous en prie, installez-vous, votre doléance sera entendue de suite.

Omael ignora ce peuple qui le méprisait ouvertement, et se mit dans un coin où il rêvait de disparaître. Le secrétaire lui, murmura des choses à son serviteur qui accourut aussitôt dans la salle d'audience.

* *

            Au bout d'une demi-heure, du mouvement se fit entendre derrière la grande porte de l’audience, ce qui arracha le prince à ses songes. Une femme en déboula en pleurs. Elle cachait son visage fiévreux sous son foulard et n'attendit pas son reste pour quitter le bâtiment sans qu'on ne la retienne.

Cela ne choqua personne.

— Votre Altesse, Prince de Vinsille, c’est à vous, prononça le secrétaire.

Le couloir dans lequel Omael s’avança était si calme, qu’il ne laissait entendre que la porte grincer derrière lui, ainsi que ses bottes claquant contre le carrelage à carreaux noir et blanc. Les murs en acajou étaient décorés de tableaux, de tapisseries et de rideaux violets, longés par une panoplie de gardes. Le plafond lui, laissait suspendre de splendides chandeliers en or. La pauvreté n'existait pas chez les Juges.

Omael méprisait tout cet apparat, mais lui-même ne venait pas de la rue. Il habitait dans un grand château où il ne manquait de rien, et son oncle lui avait toujours appris que chacun avait sa place en ce monde. Le prince s'en voulait chaque jour pour cela, mais il avait accepté de se voiler la face.

En arrivant dans la salle d’audience, des murmures s’élevèrent dans les gradins du public. Volumineux, comme tout à la Capitale, le tribunal avait plusieurs étages de spectateurs, comme si le prince se retrouvait face à une nouvelle arène où pouvait également se jouer la vie et la mort dans un décor spectaculaire. Devant lui, la barre le séparait de l’immense bureau doré des quatre Juges. Identiques aux statues qui décoraient les remparts de la cité, les quatre hommes étaient marqués par le temps, mais entretenus par le confort de leur vie de monarque au sang rouge.

Le Juge Barban était le plus vieux, il possédait une calvitie sur tout le dessus du crâne, laissant une couronne de longs cheveux blancs descendre jusque sous ses épaules. Son visage, était ombragé par de lourdes cernes violacées qui s’écoulaient sous un regard confiant allant de paire avec son rictus.

Le barbon avec un peu moins d'années derrière lui que Barban était le Juge Antoine. Il était réputé pour être plus bienveillant que ses confrères. Cela se lisait sur ses traits plus sages. Sa courte chevelure était soignée, et sa barbe était séparée par deux mèches attachées. Malgré sa propre réputation, il ne réussissait pas à glorifier celle de son titre de Juge.

Les deux autres Juges étaient plus jeunes qu’Antoine et Barban mais se laissaient généralement influencer par ce dernier. Ils étaient positionnés aux deux extrémités de cette rangée de Juges. L’un s’appelait Carmelo, et l’autre Danny.

— Son Altesse, le prince Omael de Vinsille, annonça le héraut.

Omael s'avança jusqu'à la barre.

Le public chuchotait, jugeait. On le toisait comme une véritable bête de foire. Mais le prince restait droit et imperturbable. Il déposa ses mains sur la barre sagement en verrouillant aussitôt son attention sur les quatre Juges devant lui. Eux-mêmes échangèrent quelques murmures avant que tous ne deviennent silencieux. Antoine prit la parole en premier :

— Omael de Vinsille … Ici … Sans escorte … Voilà qui est surprenant … Quel est le motif de votre présence ici, prince ?

— Je suis venu ici pour vous avertir d'un grand danger qui plane sur Poléneïs et qui a commencé par attaquer le Nord de ce pays … Mon royaume en a été la première cible … Il … n'existe plus…

Le prince, jusqu’ici si droit, baissa la tête. Rappeler de vive voix cet état de fait confirmait la réalité dans son esprit et son assurance se dissipa.

Mais alors qu’il livrait l’effroyable vérité, le public en premier s’inquiéta.

— Comment ?

— Qui ?

— L’armée de Vinsille a été vaincue ?

— Ils n’ont pas utilisé les machines ?

Barban frappa son maillet en bois pour réclamer le silence qu'il obtint aussitôt. Il expira avec lassitude.

— Que dites-vous ? Une menace venant détruire le royaume de Vinsille ? Qu'avez-vous mangé ce matin ? Enfin, vous ne vous êtes pas trompé de pain dites-moi … ?

Le Juge ricana à sa plaisanterie, suivie par la plupart des spectateurs et d'un autre Juge. Cette légéreté ramena la passivité du public, et peu accepta de croire une situation aussi inenvisageable.

Omael frappa son poing contre la barre.

— Je ne serais pas descendu vous rencontrer si c'était juste pour vous faire une mauvaise blague. J'aurais pu rester là-bas et rire de vous quand la menace vous atteindra par surprise comme ça a été le cas pour nous … Mais non ! Je suis venu, en laissant leurs corps seuls entassés par centaines ! Nous devons retrouver ces monstres et les abattre avant qu'il ne soit trop tard … La plus grande armée de ce pays a été anéantie en une nuit, croyez-vous que ces remparts vous protégeront bien longtemps ?! s’écria Omael avant de trembler. Et … J’ai besoin de votre aide. Pour … pour les enterrer. Tous … Je ne peux pas tout faire seul …

Le Juge Antoine, intrigué et plus enclin à l'écouter que Barban fut interpelé et prit de nouveau la parole.

— De quelle menace parlez-vous, Prince … ?

— Les barbares de Kamaléïs venus par voie maritime au Nord de Vinsille peut-être ? ajouta Carmelo.

— Impossible, aucun étranger à Poléneïs n’est parvenu à traverser la moindre frontière ! répliqua Danny.

Le public restait silencieux. La tension était palpable. Omael daigna répondre doucement en regagnant son statisme.

— Un … Un ange … ? A la tête d'une armée d'ombres invincibles …

Les Juges se regardèrent tous, perplexes comme les spectateurs. Subitement, un rire se fit entendre parmi les Juges, Barban s'exclama :

— Vous vous moquez de nous ! Tout le monde sait ici que ce ne sont que de stupides mythes pour faire rêvasser les plus niais des gamins !

Le plus élégant des Juges, Antoine, ajouta, l'air moins hautain que son collègue :

— Comment pouvez-vous expliquer cela, prince Omael … ? Et comment voulez-vous que nous vous croyions ? Le Juge Barban a raison, il est de notoriété publique que ces créatures n’existent pas. Même si c’est difficile de l’accepter quand parfois nous nous mettons à rêvasser, il n’y a que nous, les humains, et les bêtes.

Carmelo reprit la parole en tremblotant :

— Nous avons moins d'informations concernant Kamaléïs, je me répète mais … C'est vrai ! Peut-être qu'ils ont été envahi par les « anges » et que nous sommes leur prochaine cible !

Antoine lui rétorqua aussitôt :

— Cessez de dire n'importe quoi ! Nos chercheurs qui ont voyagé jusqu'au pays qui vous effraie tant n'ont jamais rapporté pareilles informations !

— Mais … Ils ne sont jamais revenus après l’arrivée de cet épouvantable Hiver … reprit Carmelo.

Barban écouta ses collègues en fixant le prince. Il pianota ses doigts contre son bureau d'or avant de se prononcer, les yeux plissés, en éclipsant le précédent sujet :

— Même si nous vous croyons … Comment justifiez-vous le fait que vous seul ayez survécu quand une armée gargantuesque telle que la vôtre a été décimée ?

Cette remarque provoqua de nouvelles réactions dans l'assemblée … Omael comprit clairement où voulait en venir la pourriture qui lui faisait face, mais, il resta calme.

— L'armée adverse ne m'a pas attaqué. Elle m'a laissé en vie … Afin que je puisse mieux voir les miens s'effondrer un à un … par sadisme … J'imagine … Ou peut être pour que je puisse vous faire part de la catastrophe qui pourrait se produire si nous ne nous occupons pas d'eux rapidement … Peut-être désiraient-ils un témoin de leur … réussite.

Le général de l'armée de la Capitale, Hendrick, présent non loin de Barban, se leva en demandant la parole que les Juges lui accordèrent d'un hochement de tête.

— Mes seigneurs, je crois pouvoir dire que la Capitale n'a clairement rien à craindre de quelconque menace, aussi réelle qu'elle soit … Si cette armée givrée s'est réellement faite anéantir par un piaf halluciné en une nuit, c'est bien parce qu'il y avait une faille dans leur système de défense … Aucune ronde ? Des archers minables ? L'arrogance va bien au delà des échanges commerciaux entre les différents royaumes et Vinsille … Nous avons pris leur armée pour la plus puissante de toutes uniquement car elle est la seule à pouvoir survivre au froid et qu'elle détient les armes de l'ancien temps … A part ça, je parierais mon œil que leur armée est composée de gringalets gros comme mon petit doigt, désorganisés, stupides … et très probablement impuissants ; ne fait-il pas extrêmement froid là-bas après tout ?!

Il rit grassement sur la fin et embarqua le public avec lui. Le prince ne regardait plus que cet homme, froidement, très froidement.

Le général Hendrick était un homme costaud en armure imposante décorée d'une cape violette aux broderies dorées, couleurs de la Capitale. Ses cheveux bruns étaient décoiffés, en bataille, mais sa barbe était soignée et longeait sa mâchoire en remontant en un bouc sous ses lèvres. Sa trogne était marquée par les batailles menées et la quarantaine d'années passées derrière-lui alors que ses yeux acérés et abyssaux troublaient les regards osant les confronter.

Quelques instants après, Omael se désintéressa de lui et revint aux Juges. Cette mise à l’épreuve de son sang froid commençait à l’épuiser. Barban n'attendit pas de réponse venant d’Omael et il enchaîna en joignant ses mains devant lui sur le bureau, souriant.

— Le Général Hendrick soumet une remarque forte intéressante, prince Omael … Et si vous nous racontiez tout cela, cette histoire d'anges, d'armée invincibles … Simplement pour nous mettre de votre côté … ? Il est connu que le prince ne peut devenir roi à Vinsille que lorsqu'il fête son trentième anniversaire … Vous auriez-pu … Je spécule bien sûr … Vouloir vous débarrasser du régent et de tout autre homme susceptible de le remplacer avant votre âge minimal requis afin de précipiter votre accès au trône … Pour cela … Vous auriez empêché vos soldats de voir la menace arriver ou … vous auriez-pu vous-même créer cette menace hm… ?

Omael ressentit cet étrange piège se refermer sur lui. Peu importe ce qu'il pouvait dire pour sa défense, il était seul. Même s’il trouvait des preuves matérielles, les Juges remettraient toutes les fautes sur lui. Sans héritier au trône de Vinsille, toutes les richesses reviendraient à la Capitale. Muet dans un silence de tombe, Omael se figea.

Le voyant défait et silencieux, le Juge Antoine décida de s'exprimer à ce sujet :

— Si tout son peuple a été massacré, mes confrères, dites-moi quel serait l'intérêt de gouverner un royaume si on est seul sur son trône ?

Le Juge Danny rétorqua à Antoine, las en haussant les épaules :

— Un peuple ça se renouvelle, il y a tellement de personnes souhaitant quitter leur petit village pour rejoindre la protection d'un grand fief … Il est plus malin de faire taire des loyaux serviteurs d'une majesté que d'essayer de les faire changer de bord …

Soudainement, Omael se redressa, il en avait assez de ces élucubrations puériles ! Il ôta ses mains de la barre et se retourna pour se diriger vers la sortie. Il viola le protocole. Sa patience avait des limites, s'il devait être seul, il le serait.

L'étonnement envahit l'assemblée. Comment pouvait-il se montrer aussi arrogant face aux puissants et illustres Juges ? Cependant, l’espoir de s'échapper aussi facilement s'estompa quand les Juges se levèrent sous la voix puissante de Barban suivie de son fameux maillet frappant le socle en bois :

— Avant que vous ne partiez, prince de Vinsille. Nous allons procéder à votre jugement. Le Prince Omael de Vinsille est-il coupable de la dévastation du royaume de Vinsille, mes chers confrères ?

Omael se retourna vers eux.

— Je suis venu ici pour vous avertir d’une menace imminente qui plane sur l’Empire ! Et vous, vous me faites un procès ?

— Ce n’est pas la procédure … chuchota Antoine avec insistance auprès des autres Juges.

— Il méprise la procédure ! répliqua Barban. Je vote coupable !

Antoine n’y croyait pas ses yeux.

— Coupable ! annonça Danny.

— Nous devons mener une enquête et étudier cette situation critique pour la sauvegarde de l’Empire, déclara Antoine.

— Cette affaire doit être traitée de toute urgence ! Maintenant, votez ! gueula Barban.

— Innocent, soupira Antoine.

Barban secoua la tête et fusilla des yeux Carmelo qui s’angoissa.

— Coupable ! s’exprima-t-il soudainement pour relâcher la pression.

Omael écarquilla les yeux.

— Omael, prince de Vinsille, pour votre insolence et vos actes immoraux et intéressés envers votre royaume que vous avez vous-même mis à feu et à sang par cupidité, vous êtes reconnu devant cette respectable assemblée comme TRAÎTRE de Poléneïs ! Par conséquent, vous êtes destitué de vos titres et de vos droits royaux et êtes condamné à croupir en geôle jusqu'à ce que l’Impératrice daigne décider quoi faire de vous !

Le public applaudit cette sentence, avide de spectacle. Et quoi de mieux que la chute d’un héritier pour se distraire ?

Le froid envahit tout le corps d’Omael. Lentement, très lentement. Il sentit sa main droite habillée d’un gant en cuir crépiter. Il devait discipliner sa respiration, il ne fallait pas qu’il perde le contrôle. Mais sa vision se troubla. Il s’essoufla.

Le Général Hendrick se leva et les gardes prirent position pour l’arrêter.

Désemparé, figé par un condensé de mauvais sentiments, le prince expira un souffle glacial …

Le public se frottait les épaules, alors que la température du Tribunal chutait à vive allure. Seul le Juge Antoine s’interrogea et lorgna Omael.

Une pellicule de givre recouvrit son gant de cuir. C’était trop tard.

— Arrêtez-le ! s’écria Antoine.

Les gardes se précipitèrent sur Omael, mais leurs bottes ne pouvaient plus s’ôter du sol qui s’était gelé tout autour du Prince. La glace gravit leurs jambes à une vitesse folle, et ils se mirent à hurler.

Le public cria à son tour et chercha à s’enfuir en se bousculant jusqu’à la sortie. Mais les premiers qui tentèrent de partir furent aussitôt pris dans la glace comme les gardes, et les autres reculèrent à nouveau dans les estrades.

Omael avait froid. Sa peau s’était recouverte de givre. Il avait mal. Tout autour de lui, les gardes et les spectateurs criaient avant que la glace ne remonte jusqu’à leur gorge.

Hendrick hurla et arracha l’arbalète de l’un de ses soldats figé de peur pour viser Omael.

 Les battements du cœur d’Omael ralentirent … Les sons qu'il percevait s'estompèrent … Le monde autour de lui ralentissait … La glace se répandait lentement sur les estrades jusqu’au bureau en or des Juges. Carmelo pleurait comme un enfant, alors que Barban avait gagné les estrades avec Danny pour fuir le gel. Seul Antoine gardait sa position. Il contemplait la glace grignoter son bureau jusqu’à ses doigts.

Hendrick tira. Son carreau se ficha dans l’épaule d’Omael qui reprit soudainement conscience. Il vit toutes ces âmes pétrifiées autour de lui, et prit peur.

Il tituba et cogna les grandes portes dans son dos. Là, il se mit à courir !

La glace cessa de se répandre dans la Tribunal et libéra les soldats et les spectateurs qui s’écroulèrent au sol. Ils étaient en vie.

Derrière Omael, le froid dévorait les murs. Sur son passage tout se figeait, même les gardes qui essayèrent de l’arrêter. Il glissa sous leurs lances entrecroisées au-dessus de lui et atteignit l’entrée. Là, il percuta le bureau du secrétaire pour retenir son équilibre. La glace se répandit sur le bois, et le secrétaire hurla en s’enfuyant avec les autres.

Omael croisa le regard de son oncle dans le tableau devant lui.

Son portrait le jugeait.

Reprendre son souffle. Respirer. Reprendre le contrôle.

Mais la douleur était plus forte !

Omael recula aussitôt de stupeur avant de défoncer la porte à coup d'épaule. Les gardes ne pouvaient pas l'arrêter. Il dévalait les escaliers menant aux écuries en se courbant. Sa main gauche pressait sa poitrine. Il expirait toujours plus cet air glacé, son visage s'enrobant davantage de ce givre pailleté sous le soleil.

La population criait en fuyant le prince en débandade, jusqu'à ce qu'il arrive à sa monture dont il libéra rapidement les rênes pour la chevaucher.

La vitesse du galop empêchait la glace derrière lui de se former. Omael peinait à rester droit sur son coursier, et avait du mal à se diriger.

Suffisamment loin de la Capitale, il s'arrêta et dressa son poing droit tremblant devant lui. Il ne craignait plus rien. Il pouvait se calmer. Respirer. Le givre disparaissait lentement à mesure qu’il modulait son souffle. Personne ne l’avait suivi.

Sans plus attendre, il reprit route vers Vinsille, vite et l'esprit vide.

* *

         Omael galopait à vive allure dans les plaines enneigées, épuisant sa monture sans s'en soucier.

Plus rien n'avait d'importance, il rentrerait chez lui et ensuite ? Il se moquait bien de ce qu'il avait fait à l'assemblée du Tribunal tout comme des répercussions que cela pourrait avoir. Il ne craignait plus rien. Dans sa course effrénée vers son cimetière, il se laissa aveugler par les flocons qui tombaient toujours plus nombreux devant lui, à l'image du fouillis qui s'installait peu à peu dans ses pensées.

Partagé entre souvenirs et réalité … Il revoyait cette journée d'anniversaire, les visages qu'il avait côtoyés chaque jour depuis des années sans y faire attention et ceux qui s'étaient incrustés dans sa mémoire à tout jamais … Mais comme une apparition soudaine, ce fut la dernière image du visage inanimé de son oncle qui surgit sous ses yeux, vision qui le fit talonner plus encore sa monture. Pouvait-il s'en vouloir ? Il était entrainé depuis sa plus tendre enfance à n'exprimer aucune émotion pour que personne ne puisse l'atteindre et pourtant … Son sang s'envenimait d'une émotion nouvelle, qu'il avait voulu mater sous les instructions de son régent ; la culpabilité.

Se convainquant qu'il aurait pu sauver son royaume, son régent, anticiper, ne pas fêter son anniversaire, tripler les surveillances, il réfléchissait à toutes les opportunités gâchées qu'il aurait pues utiliser pour prévenir l'assaut. La haine contre sa propre royauté déversa une nouvelle couche de mauvaises pensées en son cœur … Comment avaient-ils pu se faire avoir aussi facilement ? Avait-il rêvé ? Halluciné ? Pourquoi aucune de ces abominations ne l'avaient attaqué ?

Quel était cet ange noir ?

Soudainement, sa monture freina en alourdissant ses sabots dans la poudreuse, ce qui ramena Omael à lui. Le calme était revenu, seulement interrompu par les soufflements intenses du cheval dans le vent glacial. Le cavalier se courbait peu à peu sur lui-même, crispé.

Mal, si mal … La douleur l'enveloppait comme un linceul … Un seul soupçon de douceur vint effleurer son cœur, l'image de sa douce assoupie à ses côtés … de son sourire rêveur … de ses rares yeux parmes … La brise rabattait sur son front ses mèches noires tel le voile du deuil. Omael reprenait lentement conscience des choses sans pour autant les accepter.

Une part de lui refusait toujours de se soumettre à pareille réalité.

Mollement, il dressa ses yeux bleus sur le ciel nuageux … Sa hargne redevenait alors chagrin. Au fond de lui, il aurait préféré mourir avec les autres plutôt que de survivre seul.

Comme pour suspendre le temps, il garda sa monture au pas et emprunta de longs détours.

* *

            Sous la neige, Omael regagna son château et avec lui les cadavres qui gisaient encore au sol comme il les avait laissés. Il laissa sa monture dans la cour.

Il ne lui restait qu'une seule chose à faire avant de pouvoir à son tour trouver le repos … Il récupéra deux urnes et la dague cérémonielle de la crypte royale. Puis, au milieu des cadavres, il retrouva celui de son oncle, le Régent de Vinsille.

Il ouvrit son col et pointa précisément le milieu de sa poitrine avec la dague. Là, il le poignarda. Un cri aigu et étouffé se fit entendre dans ses organes. Puis, le corps du Régent devint aussi blanc que la neige, strié de fissures comme celles d’un vase brisé. Peu après, tout s’écroula en mille morceaux. Il récupéra tous les éclats cristallins et les plaça dans l’urne.

Puis, Omael chercha le corps de Suane, sa Promise, son amour.

Il la trouva là, étendue où il l’avait laissée.

Ses longs cheveux épars, ses voileries colorées, sa peau de panthère maculée de sang.

Tremblant, Omael tomba à genoux.

Il glissa sa main contre sa joue, puis la prit tout entière sur ses cuisses. Il ne pouvait pas la laisser un instant de plus seule dans la neige froide. Il voulut la réchauffer. La bercer comme si elle dormait. L’enserrer dans ses bras comme autrefois.

Le soleil se couchait du haut de sa méprisable indifférence.

Omael, assis, regardait la lumière disparaître progressivement sur le visage de sa défunte promise. Il avait fermé ses yeux, et placé ses mains jointes sur son ventre. Tout avait été arrangé pour qu'elle ait juste l'air endormie.

Il l’admirait des heures et des heures dans la même position, malgré l'épuisement, malgré le carreau fiché dans son épaule, incapable de planter la dague dans sa poitrine. Ses souvenirs à ses côtés affluèrent. Il se lamentait que les évènements heureux vécus avec elle n'existaient plus que dans sa mémoire. Y repenser lui causait plus de tourments encore. Il se mit même à regretter quelques secondes d'avoir connu le bonheur à ses côtés. Qui aurait pu pleurer ce dont il aurait été privé ?

Son soleil. Celui qui réchauffait son cœur chaque jour. Pour qui il n’avait aucun secret.

Omael voulut pleurer, mais il n’avait plus d’énergie.

Il devait faire son devoir.

Il déposa un tendre baiser sur le front de Suane avant d'amener la dague contre sa poitrine. Suane avait reçu le don de Vinsille quelques années plus tôt, en hommage à son futur statut de reine de Vinsille. Omael se souvenait encore de la joie qu’elle avait éprouvé à pouvoir se promener nue sous la neige telle la nymphe des poètes.

Mais tout ceci n’existerait plus.

Sa respiration accrut, il appuya la dague contre sa peau brune. Un seul geste suffirait à la libérer. Un seul mouvement et tout prendrait fin. Puis, il pourrait planter la dague dans sa propre poitrine. Leurs cristaux seraient entremêlés et balayés par le vent. Ensemble, ils voyageraient dans le monde entier, éparpillés, mais à jamais unis. Il prit de l’élan avec son bras pour ne pas se rater. Pour planter le don de Suane en un seul coup. Transpercer sa délicate peau pour l’atteindre.

Mais au dernier moment, sa main se stoppa et trembla.

— Je … Je ne peux pas … souffla-t-il. Suane …

Son souffle s’affola, irrésolu. Son cri déchira le silence morbide et il balança la dague sur le côté. Il souleva sa promise et l’emmena dans la crypte royale.

Sa main droite crépita comme au Tribunal. L’air se refroidit comme ses larmes figées dans ses paupières. Par sa simple volonté, il fit naître un monticule de glace au milieu de la pièce principale de la crypte. L’amas devint un autel suffisamment long pour accueillir un corps humain.

Avec une infinie délicatesse, Omael y déposa Suane. Il réajusta ses cheveux pour les glisser contre son épaule et joignit ses bras contre son ventre. Puis, il fit naître des fleurs de glace contre son abdomen pour cacher ses plaies béantes. Les fleurs se répandirent sur tout le long de l’autel.

Là, Omael dressa sa main droite au-dessus de Suane, et la glace se prolongea pour former une fine cloche qui enferma tout son corps, tel un sarcophage.

Omael pouvait encore la contempler à travers. Aucun charognard, aucun pillard ne pourrait l’atteindre. Elle resterait figée dans le temps, protégée dans ce cocon de glace, tant qu’il continuerait de penser à elle.

Ensuite, il déposa l'urne de son oncle dans un emplacement adéquat et grava son nom dans la glace.

Mais son terrible labeur n’était pas fini. Il se munit d’une pelle et creusa les tombes. Pendant des jours et des jours, il remplit le cimetière de stèles anonymes, mêlant le peuple et les nobles, mêlant les vinsilliens et les zaamasiens. Lorsqu’il tomba sur le corps du roi Dabbar de Zaamas tranché en deux, il eut une sueur froide. C’était le père de Suane qui était venu fêter l’anniversaire d’Omael, son beau-fils, en compagnie de sa fille. Omael hésita à l’enterrer avec les autres, à bout de force. Mais à la place, il laissa tomber la pelle et s’écroula.

Il ferma les yeux sous la neige, et souhaita ne jamais pouvoir les rouvrir.

Aucun cœur n’avait continué à battre cette nuit-là.

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