« Je rêve. Je rêve de réchauffer le cœur froid et blessé du peuple qui a tant souffert, sans que mon oncle ne me dicte mes actes. Il refusait que je leur vienne en aide, il disait que c'était dans l'ordre des choses, mais je savais qu'il avait tort. »
Un cri. Le cri aigu et assourdissant d’une femme à l’agonie. Omael rouvrit les yeux. Les hurlements, nombreux et éphémères firent trembler les murs de glace du château. Le Prince se leva subitement. Personne ne se trouvait dans sa chambre. Il empoigna son ceinturon et se dirigea vers la porte de ses quartiers. Qui peut nous attaquer ? Suis-je en plein rêve ? Vinsille n’avait pas subi d’assaut depuis des lustres, c’était donc impossible.
Pourtant, lorsque le jeune prince arriva dans le long couloir, l’effroi le posséda. Les gardes étaient morts. La glace bleutée des murs, du sol et du plafond était souillée par la puanteur du sang rouge. Omael était sidéré.
Là, il vit au fond du couloir quelque chose.
Une silhouette sombre, maigre, humanoïde, dont le corps se confondait avec une brume noire, armée.
Tout à coup elle tourna sa tête vers lui. Deux points lumineux le fixaient tels des yeux inexpressifs. Elle n’avait pas de visage.
Omael se paralysa.
La silhouette disparut alors en un soupir.
Soudain, de nouveaux hurlements. Omael sortit de ses torpeurs, dégaina ses deux épées et s’élança dans leur direction en enjambant les cadavres.
Il atteignit le vestibule du château noyé dans les échos macabres.
Une nouvelle silhouette embrumée qui lui tournait le dos. Sans attendre, il lui trancha la tête. Elle disparut dans un nouveau soupir sans laisser de trace.
Un garde sortit d’un couloir protégeant derrière lui un petit groupe de nobles effrayés.
— Votre Altesse ! s’écria-t-il vers Omael.
Mais à la seconde d’après, la silhouette décapitée réapparut devant le garde, et embrocha son cœur.
Les nobles hurlèrent et se mirent à courir dans tous les sens.
Saisi par l’horreur, Omael ne réagit pas.
Le garde s’effondra, et la silhouette se retourna à nouveau vers le Prince. Sa tête réapparut à travers la brume, et ses yeux perçants l’observèrent à nouveau.
Mais elle ne l’attaqua pas. A la place, elle suivit les nobles.
Paniqué, Omael pensa soudainement à sa fiancée, sa douce Promise qui logeait dans l’un des appartements du château.
Il courut à travers les couloirs morbides et crut devenir sourd tant les cris étaient assourdissants. Un attroupement surgit droit devant lui, un autre groupe de nobles ensanglantés, terrorisés. L’un d’eux agrippa le bras d’Omael.
— Votre Altesse, pitié ! Que se passe-t-il ?!
Omael attrapa son épaule.
— Où est la Princesse Suane ?
— Je … Je l’ignore, votre Altesse ! Nous dormions ! Et … Et soudain … ! Aidez-nous, votre Altesse ! Pitié !
Une nouvelle silhouette apparut derrière les survivants. Omael les plaça derrière lui et remplaça l’une de ses épées par son arme de l’ancienne technologie : un double canon d’or. Il mit en joue l’Ombre qui marchait vers eux, et tira deux balles. Une dans sa tête, et une dans son cœur.
Deux trous se formèrent dans le corps de la silhouette qui continuait pourtant à avancer.
Elle se volatilisa alors sous ses yeux, puis des cris jaillirent dans son dos.
L’Ombre était au milieu du groupe et massacrait chaque noble. Omael s’écria et voulut l’abattre à coups d’épée. Mais à chaque coup, l’Ombre se reformait et continuait à tuer les nobles agonisants. Impuissant, Omael cessa de la combattre et recula.
Une fois le dernier noble tué, l’Ombre avisa Omael et s’en désintéressa à nouveau en disparaîssant.
— Suane ! s’écria Omael pour se donner de la force.
Il s’élança droit vers les quartiers de sa Promise.
Sur son chemin, Omael trébuchait sur des rangées entières de cadavres. Mais il ne s'arrêtait pas. A l’intérieur même des murs, telles des flammes noires, des Ombres inquisitrices déformées par la glace, observaient Omael. Effrayé, il accéléra sa course.
Quel est ce cauchemar ?
Devant la porte des appartements de Suane, sa vieille femme de chambre était en vie, prostrée contre le mur.
— Où est Suane ? s’écria Omael.
— Mon … Monseigneur ! Elle est partie dans la cour avec sa Majesté le Régent !
— Venez avec moi, ne restez pas là !
— Je ne peux pas, votre Altesse, je ne peux pas bouger …
Elle n’avait pourtant pas de blessures, mais elle se tenait la poitrine.
— J’ai trop peur … Tous ces cris …
Omael rengaina une arme pour lui tendre la main.
— Venez, c’est un ordre.
La vieille femme qui avait servi toute sa vie les princesses de Vinsille ne put désobéir au jeune héritier. Elle tremblait de tout son long, quand elle rapprocha ses doigts de la main tendue, se défaisant lentement de sa paralysie.
Une lame d’Ombre s’abattit sur son bras et lui trancha. Elle poussa un cri si terrible qu’Omael percuta le mur derrière lui. Sous ses yeux, elle fut décapitée par une Ombre.
Sans attendre, Omael s’enfuit vers la cour. Il devait à tout prix retrouver sa Promise avant qu’il ne soit trop tard.
Il atteignit la salle du trône où avaient eu lieu les festivités de son anniversaire, la veille au soir.
Un agglomérat de corps étaient agglutinés dans l’entrebaillement de la grande porte menant à l’extérieur, tel un entonnoir morbide, où dans la panique, beaucoup s’étaient coincés en condamnant les autres.
Avec frénésie, Omael souleva les corps des serviteurs, des nobles, des courtisans. Il creusait dans cette montagne de cadavres pour en extraire toujours plus, à la recherche d’un visage familier. Nul Régent, nulle Promise. Son cœur s'emballa. Des cris résonnaient à l’extérieur des murs. De l’espoir.
Omael se remit à courir, à trébucher, à glisser, à se relever. Partout, ses traces de pas ensanglantés le suivaient et s'imprimaient dans la glace. Mais c'est en marquant l'entrée du château de ses pas effrénés qu'il sortit pour constater l'ampleur du massacre.
Les quelques survivants de son royaume fuyaient encore ou se battaient désespérément. Des remparts, pendaient les bras des archers. Leur sang dégoulinait des murs.
L'alerte n'avait pas eu le temps d'être donnée.
Il n’y avait pas qu’une Ombre. Il y en avait des centaines.
Les soldats qui se battaient dans la cour étaient de moins en moins nombreux. Mais le Prince aperçut enfin le Maréchal de l'armée. Ce dernier repoussait quatre de ces monstres à lui-seul. Ses flancs étaient rouges de sang et il mesurait à peine ses coups à cause de l’ivresse de la veille. A ses pieds, il protégeait le Régent qui lâchait des jurons. Soudain, celui-ci aperçut son neveu ébahi.
— Omael !
Mais Omael ne bougea pas, il écumait chaque cadavre des yeux, chaque silhouette encore en vie. Il cherchait Suane.
L'armée des Ombres surpassait de loin celle des Vinsille. Le Prince perdit la tête et s’élança enfin au milieu des corps et des derniers combattants. Certains sujets s’agrippaient à lui avant de tomber, mais il n’en retint aucun. Des Ombres barraient son passage, occupées à dévorer des habitants. Dans un élan de rage, il les déchiqueta en tournoyant ses deux lames sans se préoccuper des mourants. A chaque créature volatilisée, trois autres prenaient sa place. Au cœur de l’horreur, dans la gueule de ce maelström formé par l’agglomérat des Ombres dévorant tout sur son passage, Omael évoluait sans jamais être pris pour cible.
Dans le halo d’une maigre lumière lunaire, le Prince crut entrevoir une femme vêtue comme une reine. Allongée au sol, elle lui semblait si familière. Sans comprendre, sans réfléchir, sans imaginer, il s'en rapprocha. Ses épées lui semblaient désormais si lourdes qu’elles lui glissèrent des mains. Il posa genoux à terre et détailla ce corps qui lui tournait le dos. Cette chevelure si particulière. Cela ne pouvait pas être vrai. Il posa pourtant sa main sur l'épaule de la femme pour la retourner.
Sous les derniers spectres hurleurs, c’était le visage meurtri de sa princesse qu’il put reconnaître. Les yeux autrefois éclatants étaient devenus vides, figés de terreur. Les mains tremblantes du Prince parcouraient son corps et rencontrèrent des blessures profondes à l’abdomen. Transi d’horreur, Omael se mit à hurler.
— Non ! Pas toi ! Tous sauf toi !
Il s’égosilla. Il l’enserra contre lui. Il la secoua. Il chercha à lui offrir son souffle. Il lui tapota la joue. Il n’entendait plus que ses pleurs, que ses cris, que ses jappements.
Suane ne répondait de rien.
Tel un éclair, un nouveau son le sortit de sa tragique transe. Son oncle avait poussé un profond cri, il venait d’être traversé de plusieurs lames, encerclé par ces Ombres. Le Maréchal gisait à ses côtés.
Le Prince s'éprit tout à coup d'une profonde rage. Il déposa soigneusement le corps de Suane dans la neige rouge de sang, et s’élança sur les Ombres meurtrières en hurlant de fureur.
Elles disparurent sans réapparaître cette fois.
Omael se rapprocha du Régent et s’écroula dans la neige à son niveau. Il déposa sa main gantée sur les plaies béantes de son oncle, tremblant … Ce dernier, respirant à peine, regardait celui qu'il avait toujours considéré comme son fils avec tristesse mais aussi avec haine.
Pourtant, il conservait sa prestance. Vaincu, il demeurait Seigneur, se battant pour rester en vie. Il agrippa la main du Prince qu'il tenait fermement. Omael ne pouvait plus rien faire et restait auprès de lui, déphasé. Le Régent attrapa son col et lâcha, avec la hargne d'un mourant insoumis :
— Venge Vinsille … Venge-nous …
Omael haleta, désespéré.
Rapidement, la prise sur son col et sa main s’affaiblirent. Les yeux gris du Régent se tournèrent lentement vers le ciel puis plongèrent dans le néant. Sa main s’échoua sur son étoffe trouée. Il venait de lâcher son dernier souffle.
Ce dernier vaincu marqua la fin du massacre. Le silence régna soudainement.
Omael cligna frénétiquement des yeux en détaillant le corps de son oncle qu'il commença à secouer nerveusement au niveau des épaules.
— Mon oncle … Non, non, non …
Au cœur de la nuit, le Prince des Neiges se sentit épié. Instinctivement, il regarda le ciel … C'est alors qu'il le vit, l'auteur présumé de ce crime abominable … Le Fléau de Vinsille.
Deux émeraudes pourfendaient les étoiles. Les yeux d’une entité qui se dressait à côté de la lune. Celle-ci dessinait sa silhouette en des contours lunaires. Elle rappelait l’apparence d'un homme, mais sur chacun de ses flancs s'allongeaient deux ailes évanescentes qui voilaient les astres derrière elles sans bouger. Elle flottait au-dessus du vide, paisible.
Omael restait figé sur place.
L’ange noir le regardait longuement comme s'il le jaugeait avec une grande curiosité.
Puis, sans un mot, il se déplaça dans le vide pour partir.
Mais Omael aurait juré reconnaître un rictus dans l’obscurité ! Il hurla, empoigna son arme de l’ancienne technologie, et tira des salves entières sur l’ange noir.
Mais aucune balle ne le toucha.
Il virevolta dans les cieux calmement et partit en même temps que les Ombres.
Omael s'effondra au sol en lâchant son arme. Il frappa la neige de ses poings, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, jusqu’à rencontrer la terre solide comme de la roche en dessous. Il continuait pourtant à frapper avant de pousser un dernier cri à demi-étouffé. Puis il se courba sur lui-même. Il venait de tout perdre. Prince du néant.
Seul.
Un moment s'écoula. Les astres, uniques témoins de la catastrophe du royaume de Vinsille, vacillaient dans les cieux nocturnes paisiblement.
Le Prince, lui, toujours pétrifié, se redressa enfin lentement en dégageant de son dos la neige qui avait commencé à le recouvrir tel un linceul mortuaire. Silencieux comme s'il avait connu le même sort que son peuple, il tâcha de murer ses émotions derrière la raison. Il devait rejoindre la Capitale pour les prévenir de la menace. Omael savait que son oncle désapprouverait une telle décision, mais, que faire d'autre … ?
Omael refusait de repenser à toute l'ampleur qu'avait été sa perte. Il devait rester fort pour l'heure et se remémorait constamment les dernières paroles de son oncle. Voilà l’unique feu qui pourrait le maintenir en vie.
Omael prit le chemin des écuries en se forçant pour ne pas regarder l'horreur autour de lui. Il se convainquit que rien n'était arrivé. Après tout, comment aurait-ce été possible ?
Les stalles n'avaient pas été épargnées par le massacre. Plusieurs effondrements avaient tué des chevaux de Vinsille, ces rares destriers à huit jambes, quatre antérieurs pour quatre postérieurs. La plupart manquait à l'appel et avait sans doute trouvé une issue pour s'échapper. A l'exception d'un, celui présent au fond de l'écurie, son propre étalon à la robe de jais. Il hennissait et s'agitait, en panique.
Omael vint à sa rencontre comme il le pouvait en se faufilant entre les débris. Il savait bien comment calmer sa monture. Armé d’un sang froid morbide, Omael parvint à caresser le front du cheval. Puis, il dégagea la voie et chevaucha en direction de la Capitale, au Sud Est de Vinsille.
Omael resta droit, mais pressé, fuyant cette sombre nuit et la réalité.
Je commente un peu tardivement, mais je tenais à lire la suite (Ma pile à lire fait 20 kilomètres de long...) !
J'ai de nombreuses remarques à faire à propos de ce chapitre, très bon dans son déroulé et dans le style général. Le corps est bien exécuté, l'attaque des ombres et la panique des occupants du château sont retranscrites dans toute leur brutalité. Cependant, et puisque nous abordons le point de vue d'Omael, je pense que certains points méritent amélioration.
Au début, lorsque le personnage sort et constate la boucherie :
" Pourtant, lorsque le jeune prince arriva dans le long couloir, l’effroi le posséda."
Je trouve la description, gardes morts et sang partout, trop succincte, alors que, comme indiqué, c'est l'effroi qui doit ressortir de ce tableau. Cela gagnerait à être un peu plus viscéral, ou davantage toucher le personnage dans sa sensibilité, que l'on comprenne sa sidération finale. Car de ce fait, "l'effroi le posséda", qui précède "Omael était sidéré." vingt mots plus loin, diminue l'impact même de l'état du prince.
Très bonne phrase ici, qui témoigne de la peur panique du prince, et de l'éloignement de sa raison vis-à-vis de la réalité physique intenable : " Omael se remit à courir, à trébucher, à glisser, à se relever. Partout, ses traces de pas ensanglantés le suivaient et s'imprimaient dans la glace."
Ensuite, je trouve ce passage fort dommage : "Omael prit le chemin des écuries en se forçant pour ne pas regarder l'horreur autour de lui. Il se convainquit que rien n'était arrivé. Après tout, comment aurait-ce été possible ?"
L'impact des événements en est réduit, banalisé à un spectacle supportable, alors que le chapitre se construit sur la dimension horrifique et traumatisante de la tuerie. Omael mérite ici de s'arrêter, d'intégrer la douleur et le dégoût que peut suggérer une telle vue (de telles odeurs, ainsi que le poids du silence), puis de se dire, en effet "Après tout, comment aurait-ce été possible ?".
Aussi, attention aux nombreuses répétitions dans le texte, un exemple :
"ses traces de pas ensanglantés" avant "l'entrée du château de ses pas effrénés".
En outre, le gros du chapitre est agréable à la lecture. On comprend vite où l'on va et l’on se sent bousculé de part et d'autre des scènes, de la même manière que l'est Omael. Cela nous attache davantage à ce dernier et l'on en vient à vouloir fuir avec lui "cette sombre nuit et la réalité." pour demander de l'aide.
Merci pour ce chapitre, je vais essayer de lire la suite aussi vite que possible, à bientôt !
Hm, justement, j'ai volontairement voulu qu'il y ait très peu d'informations pour marquer l'incompréhension de la scène. Cela dit, je pourrais peut-être ajouter quelques réflexions d'Omael en effet ... Je vais y réfléchir ! Je compte bien poster la suite progressivement, j'espère que ça te plaira. :)