Chapitre 2 : Les Cartes

Notes de l’auteur : [Chapitre relu]

Après un moment à déambuler dans le Quartier des Sorcières, entre les grandes maisons aux beaux jardins, les salons de thé chic, et les restaurants gastronomiques, les deux amies arrivèrent enfin dans la rue des Légendes où elles retrouvèrent le manoir de la famille Moonfall.

Dès qu’elles s’en approchèrent, les hautes grilles qui l’entouraient s’ouvrirent en grand. Le gravier crissait sous leurs pieds alors que, quelques mètres plus loin, se dressait l’imposante demeure.

Emily passa rapidement devant Amélia et lui ouvrit grand la porte. Elle lui adressa un clin d’œil et s’inclina bien bas dans une parodie de révérence pour l’inviter à entrer. Rassurée, Amélia lui rendit son sourire et pénétra dans le hall.

Le bruit de ses pas résonna dans l’immense vestibule où planait un silence religieux. Emily referma la porte derrière elles en toute discrétion avant d’aider Amélia à retirer son manteau et ses gants qu’elle s’empressa de ranger.

Amélia regarda pensivement la pièce qui s’étendait autour d’elle. Elle était quasiment certaine que rien que le hall de sa maison aurait pu accueillir deux maisons de fée. Un joyeux gâchis de ressource et d’espace au service de quoi déjà ? Ah, oui ! le privilège de montrer à tous la richesse de la première famille du pays et son pouvoir sur les autres.

Les murs qui l’entouraient semblaient immensément trop grands. À ses pieds, un sol de marbre blanc décoré de lignes turquoise dessinaient des formes géométriques sous ses semelles. À sa droite, une grande porte à double battant, sculptée dans un bois d’if importé, donnait sur la grande salle à manger. À sa gauche, une porte-vitrée plus grande encore donnait sur un immense salon où se confondaient fauteuils, canapés, guéridons, bibliothèques, candélabres et méridiennes. Sans compter les innombrables tableaux et le lustre de cristal qui pendait majestueusement au plafond au centre de la pièce. Juste en face de l’adolescente s’élevait un immense escalier de marbre blanc, recouvert d’un épais tapis bordeaux, dont la rambarde d’acajou sculpté brillait de mille feux.

Et, debout au milieu de ses marches reluisantes, se dressait Azura Moonfall, un regard sévère fixé sur sa fille. Sa main gauche glissait avec légèreté sur la rambarde éclatante alors qu’elle descendait avec la lenteur et la grâce d’une reine l’imposant escalier desservant le premier étage.

S’il y avait bien une chose qu’Amélia n’avait pas hérité de sa mère, c’était ces yeux-là ; d’un bleu azur acéré. La dame fusillait son enfant du regard, debout juste au pied de l’escalier. Grande et mince, ses longs cheveux auburn dévalaient son dos en une cascade brillante et disciplinée. Sa peau était claire, presque pâle et ses lèvres d’un rouge assommant. Elle portait l’une de ses robes couleur de nuit, dont le tissu satiné dévalait ses hanches jusqu’au sol avec fluidité.

Tout en elle forçait le respect et l’admiration.

Pourtant, et malgré son joli visage, Amélia ne pouvait s’empêcher de lui trouver des airs un peu rudes et froids. Plus elle regardait sa mère, et plus elle lui faisait penser à une princesse des glaces gâtée et hautaine. Tout ce qu’elle pouvait détester chez les nombreux aristocrates de la Cour des Sorcières, elle le retrouvait sans mal chez sa mère. Si bien qu’il lui arrivait presque de regretter d’être née Moonfall.

Azura ne prit même pas la peine de descendre les quelques marches qu’il lui restait pour se retrouver face à sa fille. À la place, elle la toisa du haut de ses marches, la dominant de sa hauteur. Elle fronça alors ses sourcils bien taillés et jeta un regard dédaigneux à son enfant. Il semblait à Amélia que l’apparition de sa mère avait totalement éclipsé la présence d’Emily. Si elle n’avait pas été attentive, elle aurait presque pu ne pas l’entendre retenir sa respiration quelques pas derrière elle.

– Tu es en retard, annonça Azura d’une voix traînante. Où étais-tu ?

Il en allait toujours ainsi avec sa mère. Pas de « Bonjour » ou de « Comment vas-tu ? ». À croire que les bonnes manières dont se souciait tant Azura ne s’appliquaient pas à elle. 

– En ville, finit par répondre Amélia. Je me baladais avec Emily.

– Encore ? grinça sa mère en fusillant la fée du regard avant de reporter son attention sur sa fille. Amélia, combien de fois faudra-t-il que je te le dise : une Moonfall…

– Ne devrait pas se balader dans les rues seule avec une fée, la coupa sèchement Amélia dans un soupir exaspéré.

Ses sourcils se froncèrent davantage, déformant les traits si harmonieux d’Azura dans une expression des plus sévères. N’importe qui aurait pâli et demandé pardon face à un tel regard. La jeune fille sentait d’ailleurs son amie trembler juste derrière elle. Mais pas Amélia. L’adolescente avait l’habitude et ça ne lui faisait plus rien. Au contraire, la sorcière lui rendait un regard froid et détaché, presque ennuyé, qui avait le don de faire enrager Azura plus encore. Elle savait que sa mère ne se servirait jamais de ses griffes azures contre elle, alors voir ses prunelles briller de magie ne lui faisait pas peur.

– Dans ce cas…

– Mère, n’avez-vous pas autre chose à faire ? la coupa de nouveau Amélia sans ciller.

– Gare à ton langage jeune fille, siffla Azura entre ses dents blanches. Mais tu as raison, dit-elle soudain en reprenant contenance.

Son expression se dérida d’un coup alors qu’elle reprenait sa descente des escaliers.

– Ce soir pour le dîner nous recevons des invités de marque. Aven Lerouge a très aimablement accepté de se joindre à nous pour la soirée avec quelques-uns de ses amis proches. J’ose espérer que tu te tiendras mieux que la dernière fois.

Amélia serra les dents alors que sa mère se plantait devant elle. Si elle espérait vraiment qu’elle allait supporter les paroles acerbes de cet idiot d’Aven toute la soirée sans réagir elle pouvait toujours courir. La dernière fois elle avait perdu son calme, elle le reconnaissait, mais elle ne regrettait rien. Elle s’en souvenait d’ailleurs très bien.

Cet après-midi-là, voyant qu’elle arrivait à se contenir malgré son venin, il avait eu l’audace de critiquer ses fréquentations, n’hésitant pas une seconde à utiliser un langage des plus grossiers quand Azura eut le dos tourné. Ses tantes Nausicaa et Luvenia durent s’y mettre à deux pour la contenir tant elle avait été furieuse. Une partie du manoir en portait toujours les stigmates, brisé en deux sous la colère de l’adolescente. Et, pour son plus grand plaisir, il lui avait semblé qu’Aven avait pâli jusqu’à se confondre avec les murs.

Mais sa victoire n’avait été que de courte durée. Car rien ne semblait pouvoir égaler la colère de sa mère devant le désastre des murs éventrés. Et la punition qui avait malheureusement suivit cet incident lui avait beaucoup coûté.

Être privée de sortie n’était pas une punition si horrible quand on était une enfant normale. Mais si, comme Amélia, le droit de sortir était déjà un privilège rare à la base, cela devenait une véritable épreuve. Sans compter que cette semaine enfermée, Amélia avait dû la passer à travailler sur ses cours sous l’œil attentif de sa mère. Alors il devenait évident, pour quiconque la connaissant un tant soit peu, qu’elle éprouvait encore une terrible rancœur à l’égard d’Aven Lerouge.

Non, décidément elle ne pouvait rien promettre, cela dépendrait uniquement de lui. S’il n’était pas capable de garder sa langue de vipère dans sa bouche, alors il n’avait qu’à s’en prendre à lui-même si les choses dégénéraient encore. Et si elle devait être punie à nouveau, eh bien… elle pourrait toujours se consoler en faussant compagnie à sa mère par un passage secret et jouer à Oracle & Miracle avec son frère et Emily.

– Soit prête pour dix-huit heures précise, acheva Azura. Suis-je claire ?

Limpide, mère, grinça Amélia pour toute réponse.

Azura sourit et se détourna. Elle allait ouvrir les grandes portes de la salle à manger quand elle se retourna.

– Oh, j’allais oublier : ton frère t’attend dans sa chambre. Et, Emily ?

– Oui madame ? s’avança la fée, anxieuse.

– J’ai fait préparer la robe d’Amélia pour notre sortie au théâtre la semaine prochaine, je compte sur toi pour en prendre soin.

– Bien madame, s’inclina la jeune fille.

– Une dernière chose.

Les portes grandes ouvertes derrière elle, Azura planta un regard mauvais sur Emily qui pâlissait à vue d’œil.

– Pas de coiffure à la mode féerique, c’est compris ? Je veux que les cheveux d’Amélia soient coiffés comme devraient l’être ceux d’une véritable Moonfall.

Elle jeta un dernier regard méprisant à sa fille avant de se détourner.

– Qu’elle en ait au moins la coiffure, puisqu’elle est incapable d’en avoir le comportement.

– Bien madame.

Puis elle disparut dans un claquement de porte sonore. À côté d’Amélia, Emily se souvint brusquement comment respirer. La fée posa une main sur sa poitrine, essayant de calmer les battements frénétiques de son cœur. Elle avait beau travailler pour Amélia depuis des années, la jeune fille ne se faisait toujours pas au regard et au venin de l’impressionnante Azura Moonfall.

Amélia, elle, enrageait. Sa mère était vraiment la pire des sorcières. Comment pouvait-elle lui imposer de la sorte Aven Lerouge ? C’était de loin la personne qu’elle détestait le plus au monde, sans compter sa famille de sorcier de sang. Rien de bon ne sortait jamais de leur manoir. La jeune fille aurait préféré dîner en tête à tête avec le plus féroce des lions des neiges plutôt que de devoir rester plus d’une minute dans la même pièce que ce maudit sorcier.

Amélia soupira et lança un regard contrit à son amie avant de monter au premier étage. Là, dans un couloir sombre aux mille et un tableau coloré et animé, elle serra les dents. Certains portraits lui faisaient signe, d’autre lui soufflaient des mots d’encouragement. Mais rien n’y faisait, la colère ne faisait que monter et menaçait d’exploser à tout moment.

– Inviter ce crétin de Lerouge à dîner, non mais quelle idée ! fulminait-elle. Sa famille est la pire de tout le pays.

– Tu n’exagères pas un tout petit peu ?

Amélia sursauta et releva brusquement les yeux. En face d’elle, cramponné au mur se tenait nonchalamment son frère aîné. Un sourire bancal aux lèvres, il la fixait de ses yeux clairs. Elle lui trouvait un teint plus pâle que la dernière fois qu’elle l’avait croisé. Même ses cheveux semblaient plus foncés, plus ternes. Ses joues ne s’étaient-elles pas un peu creusées ? Et ses cernes, n’étaient-ils pas un peu plus clair la veille ?

– Azriel ! s’écria la jeune fille en se précipitant vers lui pour le soutenir. Mais qu’est-ce que tu fais hors de ta chambre tout seul ? M. George !

– Mais je m’ennuie à mourir ! protesta-t-il en s’appuyant un peu plus sur sa sœur.

– Ce n’est pas une raison, gronda Amélia. M. George ! appela-t-elle encore.

– Oh, c’est quoi ce sac-là ? l’ignora Azriel en se penchant vers Emily. Dis, c’est pour moi ? Tu m’as encore ramené un cadeau ?

– Pas touche ! fit-elle en claquant la main que son frère tendait vers le sac. Tu n’as pas le droit d’y toucher tant que tu ne seras pas de nouveau dans ton lit. M. GEORGE !

Azriel se tourna malicieusement vers Emily qui souriait sereinement.

– Emily, toi qui es si sage et si gentille, dis-moi, qu’y a-t-il dans ce sac ? C’est pour moi pas vrai ? Hein ? J’ai raison ? Allez, s’il te plait, Emily !

Pour toute réponse la fée mima d’un geste de la main la fermeture de ses lèvres dont elle jeta la clé. Azriel éclata de rire.

Amélia s’impatientait, cherchant toujours à ramener son frère dans sa chambre. Mais son poids se faisait de plus en plus lourd sur son épaule et elle allait bientôt lâcher.

– M. GEORGE !

Azriel eut un sourire en voyant le vieux majordome apparaître enfin à l’angle du couloir. Son visage plein de ride pâlit quand il vit le garçon quasi écroulé sur sa sœur. Il se précipita vers eux, aidant Amélia à soutenir son frère alors qu’Emily les suivait tranquillement, refermant la porte de la chambre derrière eux.

Une fois à l’intérieur, Amélia laissa M. George aider son frère à s’installer dans ses draps. Elle s’écroula, à bout de souffle, sur le bord du lit avant de fixer un regard plein de gratitude sur le vieil homme.

– Merci, souffla-t-elle.

M. George lui sourit, faisant remonter les coins de sa moustache bien taillée.

– Alors ? trépigna d’impatience Azriel en se redressant dans ses couvertures. Tu vas enfin me dire ce qu’il y a dans ce sac ?

– Franchement je ne sais pas, avoua-t-elle, tu t’es montré drôlement imprudent.

– Roh, tout de suite les grands mots !

Emily et M. George se regardèrent, retenant avec beaucoup de difficulté un éclat de rire.

– Et si je vous faisais un peu de thé ? proposa d’une voix douce le vieil homme.

– Volontiers, merci, sourit Amélia.

– Mlle Emily, fit le majordome en lui indiquant de le suivre.

Emily acquiesça et rendit le sac à Amélia avant de disparaître dans le couloir avec le majordome. Amélia se tourna alors vers son frère, les sourcils froncés.

– Ne me regarde pas comme ça Ami, tu fais peur… on dirait maman.

Un frisson de dégoût leur remonta le dos à tous les deux. L’idée même de ressembler un jour à leur mère leur était insupportable. Leurs regards se croisèrent et ils se fendirent tous les deux d’un large sourire.

– Plus sérieusement, Az, qu’est-ce qu’il t’a pris ? Tu sais très bien que tes jambes ne te portent presque plus, pourquoi prendre le risque de t’effondrer dans le couloir ?

– Que veux-tu ? dit-il avec malice. Je n’ai pas pu m’empêcher de me lever en entendant la douce voix de ma petite sœur.

– C’est ça, fait le malin, le rabroua-t-elle en lui cognant amicalement l’épaule de son poing.

Azriel se frotta l’épaule, faisant mine de bouder, puis se fendit d’un large sourire. Amélia adorait le voir sourire.

Quelques coups furent frappés à la porte et M. George apparut avec un plateau à la main. Il le déposa sur la table de chevet d’Azriel avant de leur servir une tasse de thé chacun.

– Merci M. George, sourit l’adolescent en buvant quelques gorgées.

– Ce n’est rien, jeune maître, sourit aimablement le majordome en s’inclinant. Mais si vous pouviez cesser de me faire pareille frayeur, je vous en serais grandement reconnaissant.

– Pardonnez-moi M. George, je tâcherai de m’en souvenir.

– Très bien, sourit le vieil homme dans un soupir de soulagement.

Bien sûr, il n’en croyait pas un mot. Quoi qu’il dise, Azriel finissait toujours pas faire quelque chose qui l’inquiétait, le vieil homme était rôdé. Mais il ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’un jour, son jeune maître comprenne enfin.

– Mlle Emily et moi allons nous retirer à présent. Voulez-vous que je vous apporte le déjeuner dans vos quartiers ? Madame votre mère a réquisitionné la salle à manger pour les préparatifs du dîner de ce soir.

– Ce sera parfait merci.

Sur un dernier sourire, le majordome et Emily s’inclinèrent et disparurent de la chambre. Amélia soupira. Sa mère allait finir par la rendre folle avec ses réceptions, ses bals et ses dîners.

Emily réapparu quelques minutes plus tard, un grand plateau à la main qu’elle disposa sur le lit.

– M. George m’a chargé de vous dire que nous viendrons vous chercher pour le dîner. Et j’ai croisé votre tante Nausicaa, elle reçoit des personnes importantes dans son bureau et vous demande de rester tranquille jusqu’au dîner.

– Va-t-elle se joindre à nous ?

– Je ne crois pas, annonça tristement la fée en se redressant. Elle m’a dit qu’elle devrait s’absenter dans la soirée. Elle m’a chargé de vous présenter toutes ses excuses, ajouta-t-elle devant la mine sombre d’Amélia. Elle sait que tu voulais la voir, mais les préparatifs pour le festival lui prennent tout son temps et l’absence de monsieur votre père n’aide pas.

– D’accord, soupira Amélia. Et tante Théssalia ? Il me semble qu’elle est revenue récemment de son voyage à Frostford.

– Partie voir sa fille, Mlle Magnolia, au Grand Observatoire de Riverfield. 

– Et tante Luvenia ? demanda Azriel en croquant dans un sandwich.

Emily leva les yeux, plongée dans ses pensées avant de reposer son regard sur le jeune homme. 

– Mme Luvenia devrait être présente, je crois. J’ai entendu dire que sa fille Arya venait de sortir de la maternité. J’ai hâte de voir la petite Galena, sourit la fée les yeux brillants. Je me demande de qui elle tient.

Amélia sourit en piochant un biscuit qu’elle porta à ses lèvres. Emily, comme la plupart des fées, adorait les enfants. La sorcière était certaine que son amie ferait une gouvernante merveilleuse.

Au loin une cloche sonna. Emily sursauta, brusquement ramenée à la réalité.

– Je dois y aller, s’excusa-t-elle en reculant vers la porte. Si je suis encore en retard, je crains de me faire taper sur les doigts par cuisinière en chef.

– Oh ! fit Azriel en se redressant. Salue-la de ma part, et dis-lui que j’ai adoré cette tarte aux mirabelles qu’elle nous a fait pour le goûter hier !

Emily lui sourit avant de disparaître dans le couloir. Amélia entendait déjà les cris perçants de sa mère demandant l’attention de tout le monde pour ses préparatifs. Elle se demanda quand la cuisinière allait finir par craquer et démissionner. Quand elle releva les yeux, son frère la fixait les sourcils froncés à l’extrême. L’adolescente s’immobilisa, un biscuit au bout des lèvres.

– Quoi ?

– Et mon cadeau alors !

Amélia en resta bouche bée un instant avant d’éclater de rire. Évidemment, son frère n’avait pas oublié le sac qui reposait sur ses genoux. Cela la rassura quelque peu. Au moins, son esprit n’était pas encore aussi détraqué que son corps. C’était déjà ça…

– Oh, tu veux parler de ça ? fit-elle en relevant négligemment le sac à hauteur de ses yeux.

Azriel ressemblait à un enfant devant la vitrine de la Confiserie Twinkles. Lassée de jouer avec lui, Amélia finit par lui tendre le sac.

– Tiens.

Le jeune homme s’empressa de fouiller à l’intérieur et en sortit la boîte qu’il contenait. Il l’étudia un moment avant de l’ouvrir. Quand il découvrit ce qu’elle contenait, il se figea et fixa attentivement le jeu de carte. De son côté, Amélia dévora un nouveau sandwich avec délice et s’en lécha les doigts. Henrietta Bennett était un véritable génie culinaire. Tout ce qu’elle cuisinait était tout simplement délicieux. Amélia peinait parfois à croire qu’elle soit simplement humaine.

Quand elle releva les yeux, Amélia découvrit son frère profondément plongé dans ses pensées. Ainsi concentré, il lui faisait penser à leur père.

Oracle & Miracle ? lut Azriel, perplexe. C’est un nouveau jeu de Balder ?

– Plus ou moins. Il m’a dit qu’il n’était pas terminé. Apparemment il a fait une erreur dans sa conception. J’ai pensé qu’au-delà du jeu tu pourrais t’amuser à essayer de trouver son défaut.

Azriel scruta sous tous les angles le paquet du jeu de carte avant de l’ouvrir. Les cartes restèrent quelques secondes dans sa main, immobiles, avant de prendre vie. Elles se mirent à se mélanger comme dans la vitrine par des mains invisibles sous les yeux pleins d’étoiles du jeune homme.

Il tenta de les reprendre, mais les cartes s’écartèrent. Amélia en remarqua une restée dans le paquet. Elle ne semblait pas liée par le sortilège de mélange. Elle s’en empara et la regarda attentivement avant de la tendre à son frère.

– Tiens, voilà le mode d’emploi.

Azriel passa quelques longues secondes, plongé dans la carte solitaire, tout en essayant d’en attraper une volante de son autre main. Il se figea soudain et jeta un regard étrange aux cartes qui se battaient tranquillement dans les airs.

– Un problème ? demanda Amélia en grignotant un nouveau biscuit.

Azriel n’avait pas quitté le jeu des yeux.

– C’est un oracle, dit-il soudain.

– C’est marqué dessus, fit remarquer Amélia en portant une tasse de thé à ses lèvres.

– Non, non, tu ne comprends pas. C’est un véritable oracle.

– Azriel, ce n’est qu’un jeu, ni plus ni moins. Balder est doué en magie mais certainement pas assez pour créer un véritable oracle.

– Dans ce cas, pose une question, insista le jeune homme.

– Très bien, soupira sa sœur.

Amélia posa sa tasse et réfléchit un instant, regardant sans vraiment les voir les cartes qui continuaient leur valse dans les airs. Quelle question pouvait-elle bien poser ? Non, des questions ce n’était pas ce qu’il manquait dans son esprit. Quelle question voulait-elle vraiment poser ? Oui, quelle était la question à laquelle elle voulait vraiment que quelqu’un réponde ?

Elle soupira. Pourquoi se prenait-elle la tête ainsi ? Ce n’était qu’un jeu pour enfant, ça n’avait rien à voir avec de la puissante magie divinatoire comme on pouvait en trouver dans les globes de cristal de l’Observatoire ou chez l’Oracle du musée de la Tour d’Argent, encore moins dans les perles magiques des sirènes. Il lui suffisait de poser une question au hasard. Une question sans importance, une question banale…

– Est-ce qu’Aven Lerouge va enfin se comporter en sorcier civilisé ?

Azriel pouffa. Bien que contrariée, l’adolescente ne réussit pas à dissimuler un sourire.

Le jeu de carte se figea. Amélia et Azriel le regardèrent perplexe alors que les cartes se mettaient soudain en formation d’éventail entre eux, comme disposées sur une table invisible. L’une d’elles s’avança avant de se retourner, puis une autre et encore une autre. Les trois cartes se relevèrent et se plantèrent devant Amélia, laissant apparaître trois illustrations magnifiques.

La première représentait un jeune homme à la peau pâle et aux cheveux d’or tenant une coupe de cristal dans une main. Des larmes de sang coulaient de ses yeux mi-clos jusque dans la coupe. En le voyant, Amélia sentit une profonde tristesse l’envahir.

La seconde montrait un homme portant un étrange costume coloré d’un côté et noir et blanc de l’autre. Il semblait danser dans la carte, agitant les grelots aux bouts de ses chaussures et de son étrange bonnet assorti. Un masque mi-amusé mi-triste aux couleurs de son costume couvrait son visage.

En découvrant la dernière, Amélia sentit un frisson la parcourir. Un homme des plus lugubre se dressait au centre de la carte, un capuchon noir couvrant à moitié son visage, l’autre étant couverte de sang. Dans sa main gauche, la jeune fille devina une hallebarde ensanglantée.

Ça n’avait beau être qu’un jeu, Balder Grimm s’était surpassé dans sa conception. Amélia ne doutait pas qu’il avait dû être secondé par son fils sur ce projet. Pourquoi alors le juger impropre à la vente ?

Azriel se pencha sans réussir à voir quelles étaient les cartes tirées. Il interrogea sa sœur du regard. Amélia soupira en lisant leurs titres.

– Le Prince, le Joker et le Bourreau.

Azriel se frotta le menton, examinant avec attention la carte-mode d’emploi. Les sourcils froncés, il laissa le temps filer un moment avant de relever les yeux sur sa sœur et de hausser des épaules.

– Tu as probablement raison, ce tirage n’a aucun sens.

– Tu vois !

Amélia entreprit de ranger les cartes dans leur étui.

– Mais je dois bien reconnaître que ce jeu est magnifique, reconnu Amélia en regardant le paquet de carte. Tu crois que c’est Finn qui s’est chargé des illustrations ?

– Possible, répondit Azriel avec un haussement d’épaule sans quitter la carte-mode d’emploi des yeux. Il a passé quelques années à l’Atelier des Artistes, non ?

 Amélia regarda encore un moment le jeu, puis le plaça dans le tiroir de la table de chevet d’Azriel. Le jeune homme n’avait toujours pas lâché les différentes interprétations des yeux. Les sourcils froncés d’incompréhension, il finit par abandonner et la rangea à son tour dans son tiroir.

La jeune fille considéra un instant l’expression soucieuse de son frère, perplexe. Elle commençait à se demander si lui offrir ce jeu avait été une bonne idée, quand il releva les yeux vers elle en souriant.

– Viens là, dit-il en tapotant le matelas à côté de lui.

Amélia lui rendit son sourire, écartant le plateau repas pour se blottir dans les bras de son frère. Azriel passa un bras protecteur autour de sa sœur et glissa une main dans ses cheveux. Ils restèrent comme ça un moment, perdu dans leurs pensées.

Amélia finit par relever les yeux vers lui.

– Comment va la Marque ? finit-elle par demander.

La jeune fille sentit son frère se raidir. Il détourna les yeux, comme à chaque fois qu’elle lui posait la question.

– N’y penses pas, lui répondit-il simplement.

Amélia se redressa, le regard sombre et força son frère à la regarder dans les yeux.

– Comment veux-tu que je n’y pense pas ? Cette marque est tout ce qui nous permet de voir comment évolue la maladie.

– Je sais, mais…

– J’ai peur Azriel, le coupa-t-elle.

Azriel considéra sa sœur un moment avant de se relever dans ses couvertures pour la serrer dans ses bras. Il lui caressa doucement les cheveux. Elle tremblait.

Lui aussi avait peur. Peur de ne plus se réveiller, peur de se retrouver prisonnier d’un corps immobile, peur de ne plus pouvoir ne serait-ce que penser correctement. Mais plus encore que la peur de disparaître, Azriel avait peur de laisser Amélia toute seule, isolée. Il savait que la Marque était la seule chose qui pouvait la rassurer sur son état. Ce tatouage en forme de lune qui décroissait lentement, pareil à un compte à rebours dont l’apparition de la nouvelle lune serait synonyme de mort, était la seule chose qui leur permettait de voir comment évoluait la maladie.

Azriel savait qu’elle ne pouvait pas s’empêcher d’y penser. Mais l’obsession de sa sœur pour le temps qui lui restait le rendait nerveux, plus conscient que jamais de son état. Il ne voulait pas passer les dernières années de sa vie à se demander si la maladie allait soudain faire un bond en avant pour le tuer plus vite. Aussi préféra-t-il serrer sa sœur plus fort dans ses bras. Ne pas y penser était la seule chose qui lui restait. Ça, et la compagnie d’Amélia.

Il finit par s’écarter de l’adolescente et l’embrassa sur le front avant d’y apposer le sien. Les yeux fermés, ils restèrent ainsi un moment.

– Parfois, avoua Amélia dans un souffle à peine audible, j’aimerai pouvoir arrêter le temps. À chaque fois que je ferme les yeux, j’ai peur que tu ne sois plus là quand je les rouvrirai.

– Je serai toujours là Ami, je ne t’abandonnerai jamais.

– C’est faux… dit-elle d’un ton désabusé.

Son sourire se transforma en grimace alors qu’elle luttait contre les larmes qui lui montaient aux yeux. Un nœud s’était formé dans sa gorge. Elle se força à continuer :

– C’est faux et tu le sais. Un jour tu partiras et je serai toute seule…

– Ami…

Azriel s’écarta et entoura le visage d’Amélia de ses mains, la forçant à le regarder bien en face. Les yeux de la jeune fille brillaient de larmes qu’elle peinait à refouler. Azriel savait que le temps auprès de sa sœur lui était compté, il ne voulait pas le gaspiller en larmes et en regrets. Il passa outre sa gorge qui se serrait et afficha à la place un large sourire qui ne put toutefois pas dissimuler l’angoisse tapis au fond de ses prunelles pâles.

– Tu ne seras jamais seule, petite sœur. Je te jure que, quoi qu’il advienne, que je meurs aujourd’hui comme demain ou dans dix ans, je serai là pour veiller sur toi. Toujours.

– Vraiment ? renifla-t-elle.

Le sourire d’Azriel s’accentua. Ô oui, peu lui importait son propre sort, il trouverait toujours le moyen de veiller sur sa sœur. Il lui avait juré de la protéger, perché au-dessus de son berceau alors qu’elle venait de naître et il comptait bien respecter sa parole. Dans la vie comme dans la mort, il serait là.

– Toujours, lui répondit-il en essuyant une larme au coin de son œil.

Puis il embrassa de nouveau sa sœur sur le front et la serra contre lui, lui caressant les cheveux pour la bercer. Le regard du jeune homme se fit plus lointain alors qu’Amélia se calmait doucement.

Si seulement il n’avait pas contracté ce maudit syndrome de l’Œil Mort, il aurait pu rester auprès d’elle pour toujours.

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MarenLetemple
Posté le 04/12/2021
Alors, petit moment de théories folles : le tueur de fées a un rapport avec la maladie d'Azriel, qui aurait découvert que le sang ou autre qualité des fées l'aideraient à prolonger sa vie. Soit c'est George le tueur et Azriel n'est au courant de rien, soit Azriel trouve moyen de se lever (c'est un sorcier après tout) pour effectuer le meutre.
Je sais, Azriel est un gentil personnage, mais j'ai appris, au fil des lectures à ne plus faire confiance aux auteurs :P

Bon, instant coquilles :
“Le gravier crissait sous leurs pieds alors que, quelques mètres plus loin, se dressait l’imposante.” -- > bâtisse ? Il manque un mot à la fin.
« Les murs qui l’entouraient semblaient immensément trop grand.” --> grands
« Sa main gauche glissait avec légèreté sur la rambarde éclatante alors qu’elle descendait avec la lenteur et la grâce d’une reine l’imposant escalier desservant le premier étage.” --> j'arrêterai la phrase après "reine". Le reste n'est pas nécessaire et complique trop la phrase.
« Pourtant, Amélia ne pouvait s’empêcher de lui trouver des airs un peu rude et froid derrière son visage aux traits fins.“ --> rudes et froids

Contente d'avoir découvert un plus sur la famille d'Amélia :)
Lunatique16
Posté le 04/12/2021
Coucou et merci pour ton commentaire !
J'aime beaucoup l'instant théorie x) je crois bien que c'est la première fois qu'on en fait sur Amélia (ou alors il me manque plus de sommeil que je ne croyais...) bref, ta théorie est intéressante et j'ai tendance comme toi à me méfier des personnages trop "gentils". J'ai tellement envie de répondre à ta théorie mais j'ai l'impression que ce serai spoiler un peu... Mmh... Tout ce que je peux te dire, c'est qu'il n'existe aucun remède au syndrome qu'a développé Azriel, c'est une maladie très grave mais tu l'apprendra vite au cours de ta lecture, ceci dit elle n'est pas la seule maladie magique qui existe dans l'univers d'Amélia
Encore merci pour les coquilles ! Et bonne lecture ;)

À bientôt !
M. de Mont-Tombe
Posté le 19/04/2021
Clairement, Azriel est mon personnage préféré, j'espère vraiment qu'il va s'en sortir ! J'aime beaucoup la manière dont le dialogue nous donne des informations sur le rapport des personnages. J'essaierai de voir, par contre, s'il y a moyen d'enlever quelques incises, car cela a tendance à casser le rythme du dialogue.
Sienna Pratt
Posté le 19/07/2020
Wow, émouvant et intriguant ce chapitre ! <leur relation est vraiment spéciale et je sens qu'on a pas fini de pleurer !
L'idée du jeu de carte me plait bien aussi, j'ai hâte de comprendre comment on le décrypte :)
Lunatique16
Posté le 19/07/2020
Alors patience à toi XD parce qu'Oracle & Miracle ne dévoilera pas ses secrets avant la fin du tome 2 !
Sienna Pratt
Posté le 19/07/2020
ça devrait être interdit de faire ça ! Ah ah ! le sadisme des auteurs n'a pas de limites ;)
Lunatique16
Posté le 19/07/2020
Tu n'as pas idée ! XD et tu n'es pas au bout de tes peines avec Amélia !
Zoju
Posté le 17/05/2020
Salut ! La fin est émouvante. On a vraiment de la peine pour Azriel. J’ai tout de suite accroché à ce personnage. J’ai bien aimé lire ce chapitre. De nouveaux personnages entrent en scène. Si j’avais une petite remarque, ce serait les répétitions. Je trouvais que c’était fort présent dans le texte. Par exemple : au début tu utilises plusieurs fois le mot imposant, pour décrire le hall, tu utilises deux fois marbre blanc et aussi tu utilises deux fois le terme fusiller pour désigner l’action de la mère d’Amélia. Toutefois ce sont des petits éléments qui n’enlèvent en rien le plaisir que j’ai pris à lire ton texte. J’attends la suite. Courage ! :-)
Lunatique16
Posté le 18/05/2020
Salut ! Merci pour ton commentaire ^^ Azriel est l'un de mes personnages préférés x) j'ai hâte de te présenter les autres !
Pour les répétitions, je travaille toujours dessus, quelques relectures et le tour sera joué !
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