Chapitre 2: Les libellules se cachent pour mourir

Depuis que je suis toute petite, mon monde en apparence idyllique dû à une enfance joyeuse dans un foyer aimant, fut entaché par une phobie qui a grandi avec moi jusqu'à l'âge adulte. Les enfants, et même les adultes, ont généralement peur des araignées, des insectes, des serpents, parfois même des oiseaux, leurs formes peu communes et volantes peuvent laisser perplexe.

Pour d'autres, il s'agit des poissons. Soit parce qu'ils sont rouges, ou alors parce qu'ils nagent et sont tout allongés, ou alors gluants et avec des yeux globuleux. Ce n'est pas évident de trouver des raisons rationnelles aux phobies, dans la majeure partie des cas, on ne peut tout simplement pas les expliquer. Généralement des petites bêtes inoffensives qui, et c'est malheureux pour elles, n'ont rien demandé à personne.

Alors, de quoi Carina Martel pouvait-elle avoir bien peur en ce bas-monde ? Quelle pouvait bien être cette peur, cet élément, cette entité susceptible de me faire perdre tous mes moyens, me tétaniser sur place, me paralyser de terreur ? Nos esprits choisissent de ne pas pouvoir tolérer la vue de certains éléments, alors quel était le mien ?

Généralement, les phobies ne sont pas avouables. Et, pour une raison bien précise, j'ai toujours fait partie de ces gens qui ne pouvaient pas l'avouer haut et fort sans recevoir de moqueries en retour. Je me suis toujours sentie honteuse d'avoir cette peur en moi, c'était tellement irrationnel et stupide. Je veux dire, il existe des choses bien plus terrifiantes en ce monde.

Alors, pourquoi a-t-il fallu que je subisse cette phobie irréversible et incontrôlable des libellules ? Cette peur peu commune m'a toujours empêché de l'affirmer ouvertement sans recevoir de moquerie. C'était comme si j'avais peur des moustiques. C'est embêtant mais pas flippant. J'ai tenté d'expliquer pendant un moment que c'était à cause de leurs ailes. 

Quand j'étais petite, je jouais dans la cour de récréation de l'école. Ma mère adorait m'attacher les cheveux, elle ne supportait pas les voir détachés. Je jouais, je rigolais, je courais partout comme le faisaient tous les enfants de mon âge.

Soudain, je sentis quelque chose s'accrocher dans ma queue de cheval. Quelque chose de gros qui tentait de se débattre en agitant ses grandes ailes. Ça bourdonnait dans mes oreilles et je me suis mise à crier en agitant les bras dans les airs pour tenter de faire peur à ce monstre qui venait de se loger sur ma tête.

Une maîtresse a fini par m'attraper au bout d'un long moment et l'a enlevé en tentant de me calmer. 

J'étais devenue complètement hystérique, le souffle court et le visage rouge comme une tomate. En employant des mots doux et rassurants, ma maîtresse l'a enlevé et me l'a montré. Voir cette bestiole en vrai m'a rempli d'effroi et j'ai crié encore plus fort. De toute ma courte vie, car je n'avais que sept ans, je n'ai jamais eu aussi peur. C'est à ce moment précis que j'ai su à quoi ressemblait une libellule et quel bruit elle faisait avec ses ailes.

Devant ma panique, la maîtresse s'est empressée de la mettre loin de moi tandis que les autres adultes essayaient de me calmer. Tout le monde se moquait, il faut dire que je venais de leur offrir un sacré spectacle. Depuis ce jour, on ne cessait de se moquer de moi à cause de cette phobie stupide, et Nathan n'a jamais fait exception à cette règle.

Je n'avais pas prévu de lui en parler, j'ai espéré plus que tout au monde pouvoir garder ce secret pour moi pour toujours. C'était mal connaître Nathan, il a absolument voulu connaître ma phobie. C'était devenu une obsession chez lui, il refusait que je lui cache le moindre secret. Pour lui, ne rien dire revenait à le tromper. Alors, au bout d'un long moment de négociations acharnées, et après lui avoir fait jurer qu'il ne se moquerait pas de moi, j'ai fini par cracher le morceau. J'ai tout déballé, raconté toute l'histoire de la cour de récréation. 

Il voulait tout connaître, il allait tout connaître.

Mais, pour ça, il fallait bien que je lui raconte l'histoire depuis le début. Suite à sa promesse de ne pas se moquer, je m'attendais effectivement à ce qu'il ne se moque pas. Sa réaction m'a fortement irritée et agacée. Il s'est moqué, ça oui! Une violente crise de rire l'a pris et il lui a fallu quelques minutes pour s'en remettre complètement. Je suis restée stoïque tout le long, sidérée qu'il puisse ne pas honorer sa part du contrat. En m'engageant à lui révéler ce dont j'avais peur, je m'attendais à ce qu'il soit un minimum respectueux. Alors, je suis restée de marbre et je n'ai rien dit avant qu'il ne cesse de se payer ma tête. Devant mon air sidéré et blessé, il s'est énervé.

—Ça va, Carina, le prend pas mal, je me moque pas tu sais.

—Tu n'es pas en train de te payer ma tête peut-être ?

—Ça va, tu vas pas en faire toute une histoire parce que j'ai un peu rigolé à ton histoire. En même temps, comprends-moi. Peur des libellules, tu ne peux pas dire que c'est normal, ça. Tes parents ne t'ont jamais envoyé voir un psy? Sans rire, si un jour ma fille a une peur aussi merdique que celle-là, je l'envoie aussitôt consulter.

Ces quelques mots m'avaient d'autant plus blessé. En plus de simplement parler de ma phobie, qui n'était déjà pas facile à vivre, le voilà qui me parlait d'enfant.

—De quelle fille tu parles, Nathan ? Tu ne veux pas d'enfants, tu ne risques pas d'emmener qui que ce soit consulter. 

Et je suis partie sans me retourner, en ignorant son air sidéré qu'il était en train de me lancer. J'avais les larmes aux yeux, je me suis sentie si petite et ridicule devant lui. Ce n'était pas tant son rire qui m'avait blessé. C'était surtout ses mots et son regard. Il a toujours su communiquer avec son regard, tout passait par là. Que ce soit la joie, la tristesse, le désir et, en cet instant précis, le jugement.

C'était comme si je venais de devenir une autre personne à ses yeux. Une personne stupide, enfantine et puérile. Et cela se voyait dans toutes les réflexions qu'il me faisait. Mon jugement n'a jamais été valable pour lui, il a toujours fait en sorte que je me range de son avis à lui.

—Tu n'es qu'une enfant qui a été jeté bien trop tôt dans le monde des adultes.

—Tu passes tes journées à vouloir donner des leçons de vie à tes élèves, mais toi-même tu n'es pas un exemple à suivre.

—De toutes les femmes que j’aie rencontrées dans ma vie, tu es de loin la plus compliquée et la plus immature de toutes.

Toutes ces phrases m'avaient profondément blessé. Elles furent toutes prononcées dans des situations des plus inappropriées, comme lors d'un repas avec ma famille par exemple. Mais alors, il avait trouvé des alliés à la hauteur de ses intentions. Mes parents ne perdaient alors aucune occasion pour aller dans son sens, sans que je puisse comprendre pourquoi. Enfant, ils ne s'étaient jamais moqués de moi, ni même dénigrée. L'arrivée de Nathan avait changé beaucoup de choses dans ma vie. Des bonnes comme des mauvaises et parfois, j'étais contente de savoir qu'il allait bientôt partir en déplacement. Au moins, au téléphone, il avait moins de temps pour me lancer des réflexions de ce genre. Il était plus doux, plus gentil.

Après cette douloureuse discussion sur ma propre phobie, j'ai fini par lui retourner la question. Ce à quoi il répondit du tac au tac qu'il s'agissait des avions. Et qu'il s'agissait d'une peur complètement rationnelle à laquelle il ne fallait absolument pas se moquer. Les avions peuvent être dangereux, il y a des accidents partout dans le monde. Des avions détournés, des avions qui disparaissent sans explications, c'est quelque chose de très grave. 

Contrairement à la peur des libellules qui, elle, n'empêche personne de vivre.

Lorsque le bruit de l'accident me fit saigner les oreilles, je compris que les libellules ne me feraient plus jamais peur. L'amour de ma vie venait de partir presque sous mes yeux, c'était comme si j'avais été avec lui en cet instant précis. Le pire venait de se produire, j'étais comme anesthésiée de toute autre peur.

L'autre raison fut que dès que la pluie commença à s'abattre, une libellule se posa sagement sur le rebord de la fenêtre. Mon regard fut attiré par ses longues ailes qui ne me faisaient absolument rien ressentir. Ni peur, ni émerveillement,  rien du tout. J'étais presque contente qu'elle soit là, un peu de compagnie ne me faisait pas de mal. Et alors, au bout d'un long moment, lorsque j'ai de nouveau regardé cette libellule tout juste posée devant moi, je me suis aperçue qu'elle était morte. Ses ailes ne bougeaient plus, le faible vent de l'extérieur la faisait faiblement bouger. La vie l'avait soudainement quitté, ici sous le volet en bois.

Comme caché du reste du monde, pour mourir en silence à l'abri de la douleur du monde extérieur. Ainsi se cachent les libellules pour mourir.

Seule, debout face à la fenêtre de la cuisine, le regard dans le vague, une libellule dont je n'avais plus peur venait de mourir devant moi tandis que ma tarte aux noix de pécans était en train de brûler dans le four. De la fumée commençait à remplir la pièce et je savais que le détecteur de fumée n'allait pas tarder à sonner.

Et pourtant, je ne pouvais pas quitter mon esprit de l'image de Nathan en train de prendre la pluie, et de cette libellule qui était venue me trouver pour mourir cachée sous mon volet.

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ABChristLéandre
Posté le 06/03/2025
Un chapitre qui offre une approche rétrospective pour établir le parallèle entre la mort de Nathan et celle de la phobie de Carina. Ce n'est pas un mauvais choix.
On attend encore que les actes principaux de cette intrigue se concrétisent tel qu'annoncé par le synopsis.
Et sur ce, je ne peux que vous souhaitez bonne continuation !
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