Le cours de ma vie s'est complètement figé à partir de cet instant précis. Le bruit du choc de l'accident ne pouvait déjà plus me quitter, ma douce descente aux enfers venait tout juste de commencer. Du moins, c'est l'impression que j'en avais.
J'ai tenté de crier son nom, sans y parvenir. Aucun bruit n'a pu sortir de ma bouche, hormis ma respiration saccadée et mon souffle coupé. C'était comme si Nathan venait de me voler mon dernier souffle, pour sa propre survie. On était en train de mourir tous les deux en même temps, comme perdus à jamais.
Et ça, ni lui ni moi ne l'avions vu venir.
J'ai forcé mes oreilles à entendre quelque chose, un son, n'importe quoi qui aurait pu me montrer que Nathan allait bien. Mes oreilles saignaient abondamment, le téléphone était déjà bien tâché mais je m'en fichais. Il fallait que je force mes oreilles à entendre.
Peut-être que ce n'était qu'un avertissement, une fausse alerte pour nous faire comprendre tout simplement qu'il ne fallait jamais recommencer à téléphoner au volant. Comme une sorte de mise en garde à laquelle on aurait répondu « d’accord, c'est promis on a compris. Plus jamais on ne le refera, maintenant soyez sympa et rendez-moi l'amour de ma vie, vous seriez gentil ».
Malheureusement, il fallait que je me rende à l'évidence. Aucun bruit n'était audible à l'autre bout du fil, il n'y avait déjà plus rien. Mon cerveau cherchait à s'accrocher au moindre espoir, sauf qu'il n'y en n'avait pas.
Et soudain, au loin, j'entendis les sirènes de pompiers, ou de police, aucune idée je n'ai jamais su les différencier. Le son d'abord faible et lointain est devenu de plus en plus fort et rapproché. Un faible espoir me rongea, mais mon cerveau savait déjà ce qui était en train de se passer. Cela ne servait à rien d'attendre, un sermon faisait rage dans ma tête. Une sorte de punition mêlée à un goût de sang qui m'avait envahi la bouche comme si je me mettais à mourir.
Le souffle m'a manqué, je ne pouvais plus respirer. Mon corps ne me répondait plus, tout était déconnecté en moi. J'étais en proie à une mort imminente, mon cœur s'est brisé en mille morceaux. L'angoisse m'a gagné en même temps que le sang s'est figé dans mes veines.
On me prévenait que mon corps n'allait pas tarder à s'effondrer, lui aussi. C'était mon organisme entier qui en avait fini lui aussi avec la vie.
Un violent frisson m'a parcouru de la tête en pied, une sensation de danger imminent qui m'avertissait que mon tour n'allait pas tarder. Comme si ce frisson glacial pouvait m'achever à jamais, j'étais sûre que c'était possible.
J'étais là, debout et figée sur place. Seule, devant la grande fenêtre de la cuisine qui donnait sur le parc. Si mon esprit n'avait pas été aussi embrumé, j'aurais pu m'émerveiller de ce paysage. De ce beau lever du jour. La nuit était enfin finie, mais mon esprit était resté dans l'obscurité. Il n'était que six heures du matin, l'herbe était encore humide, ça se voyait de la fenêtre. Le soleil ne tapait pas encore en ce beau début d'été, cela aurait été le moment idéal de la journée pour en profiter, en temps normal.
Et pourtant, seule devant la grande fenêtre de la cuisine qui donnait à la fois sur le parc et sur la cathédrale, je n'arrivais pas à voir toutes ces choses. Figée sur place, j'étais en train de mourir. Un temps pour sourire, un temps pour mourir.
Paradoxalement, dans mon esprit, une partie de moi se refusait à baisser les armes aussi rapidement. Les choses se sont accélérées sans que je ne puisse les stopper. A toute vitesse, les souvenirs heureux me sont revenus.
Ma rencontre inopinée avec Nathan, le premier restaurant indien, le premier feu d'artifice du 14 juillet, le premier et seul voyage au Danemark, la première fois que je l'ai présenté à ma famille, la première fois qu'on a fait l'amour. Seule dans ma cuisine, je revis à toute allure les souvenirs heureux, ceux qui m'ont transpercé le cœur de joie, ceux que je ne pourrais jamais oublier même si je le voulais de tout mon cœur. Je revoyais dans ma tête le temps des sourires, un temps que j'ai profondément aimé sans en profiter suffisamment. Tout un tas de premières fois qui supposait déjà, à l'époque, qu'il y aurait une dernière fois.
Soudain, ma vision se brouilla. En un seul instant, un seul et unique petit instant, tout mon univers se grisa. C'est à partir de ce moment que j'ai commencé à voir le monde en gris.
De la fenêtre, j'ai espéré qu'aucun enfant ne viendrait jouer au parc de la journée. Si je ne pouvais pas être heureuse, alors, il n'y avait aucune raison que des enfants puissent passer leur temps à faire un bruit infernal tout en étant heureux de le faire. Ils n'avaient qu'à rester chez eux et qu'ils me foutent la paix.
Sans crier gare, une pluie fine s'abattit sur les fenêtres de l'appartement. Le ciel s'assombrit en un clignement d’œil, le temps s'accordait à mon humeur. La fenêtre était ouverte, l'odeur de la pluie me parvint mais n'eut aucun effet apaisant sur mon esprit. Ni consolation, ni mélancolie, rien du tout. Les quelques touristes déjà présents sur le parvis de la cathédrale se hâtèrent de se mettre à l'abri, ce n'était pas en ce jour qu'ils allaient pouvoir faire des photos de Strasbourg avec le soleil. J'espérais bien qu'il pleuve toute la journée, voire même tous les autres jours.
Métaphoriquement parlant, cette pluie tombée de nulle part, mais surtout du ciel, est venue briser ce qui restait tout juste de mon âme déjà en miettes. Un passage définitif, une transition ultime qui marqua la fin du temps des sourires pour faire basculer à jamais mon âme dans le temps pour mourir. Un temps de souffrance, de désespoir et de culpabilité venait de toquer aux carreaux de la fenêtre de la cuisine.
C'était horrible de se dire que je ne pourrais peut-être plus jamais vivre.
Seule dans la cuisine, je restai figée entre ces deux temps. Vivante en apparence mais bien morte à l'intérieur. Mon âme ne voulait pas se décider à l'accepter tandis que le bruit des sirènes continuait de hurler dans le téléphone. Ce bruit de pluie, je l'entendis également dans le téléphone. Cette même pluie était en train de tomber sur la voiture de Nathan, voire même sur le corps de Nathan. Moi, j'étais à l'abri et au sec. Nathan, lui, était dehors, dans une voiture sûrement en mille morceaux, ne lui laissant aucune protection contre cette pluie qui tombait de plus en plus fort. J'ai longuement attendu, sans bouger, comme morte.
Et alors, je l'ai entendu. Cette voix qui m'a fait sortir pendant un temps de la stupeur profonde, pour me ramener un tout petit moment dans la réalité. Cette voix que je n'oublierai jamais.
Dans le combiné, un homme me parlait. Nathan. Non, attendez, ce n'était pas lui. Ce n'était pas sa voix. Ce n'était pas le ton qu'il avait l'habitude d'employer. C'était un autre homme.
—Allô ? l'entendis-je demander, il y a quelqu’un ? Je sais que vous êtes là, je vous entends respirer. Vous pouvez me donner votre nom ?
Quel menteur, bien sûr que non je ne respirais pas. D'ailleurs, le souffle me manquait considérablement, je n'avais pas la force d'ouvrir la bouche pour lui donner, mon nom. Cet homme insista,
—Allez, répondez-moi s'il vous plaît. Il faut que je sache qui vous êtes.
Alors, dans un ultime effort, je répondis,
—Oui, oui, je suis là.
—Est-ce que vous êtes sa femme ? Madame, s'il vous plaît dites-moi qui vous êtes. La situation est très grave ici, cet homme est mort. Si vous êtes de la famille, il faut que vous veniez immédiatement à l'hôpital.
Et alors que la pluie continua de s'abattre sur la fenêtre de la cuisine, cet homme brisa mes derniers espoirs à tout jamais. Il venait de dire à voix haute ce que je redoutais tout bas.
Il venait de signer mon aller simple vers le monde des souffrances.
Nathan était mort, sans aucun espoir de réanimation. Nathan venait de basculer dans son propre monde, m'abandonnant ici même en me plongeant dans un monde de souffrance que je n'étais pas prête à assumer.
Le chapitre 1 pourrait directement nous plonger dans l'histoire après accident tel que plantée par le prologue, mais cette description qui s'intensifie ici contribue à mettre le lecteur dans l'ambiance et on attend vivement de rentrer dans le récit principal.
Ce n'est peut-être pas une mauvaise idée scénaristique.