Chapitre 2 : Les Souterrains

Le lendemain matin, je m’éveillai avec une pression sur mon épaule, sous la voix de ma mère :  

— Maël ! Maël, réveille-toi ! 

Je soulevai doucement mes paupières, la lumière d’une lampe à pétrole me faisant cligner plusieurs fois des yeux. Celle qui m’avait mis au monde s’affairait dans la minuscule pièce et me fit signe de me lever. Je m’extirpai du vieux matelas et jetai malgré moi un coup d’œil à mes deux sœurs. Toutes deux dormaient paisiblement et un léger ronflement s’échappait de la bouche entrouverte de Jenna, tandis que Sophie se retournait dans son sommeil. Je ne pouvais pas leur dire au revoir puisqu’elles devaient dormir le plus possible pour être en forme au Ravitaillement, mais je me dis que j’allais sûrement les revoir dans quelques heures après avoir échoué au Test. 

— Voilà une veste propre pour te tenir chaud dans les Souterrains. Elle appartient à ton père, alors fais-y attention. Enfile-la rapidement et rejoins-moi près de la porte, nous devons y aller pour ne pas être en retard, chuchota la femme pour ne pas réveiller les filles. 

Je hochai la tête et attrapai l’objet, que je passai autour de mes épaules. Le tissu était épais et de bonne qualité, ce qui était rare, aussi je comprenais qu’il devait valoir très cher. Je me dirigeai vers la sortie du petit cagibi, mais, comme par réflexe, avant de sortir, mes yeux dérivèrent vers celles qui partageaient la même chambre que moi depuis près de dix-huit ans. Mon cœur se fissura à l’idée que je puisse ne jamais les voir et alors qu’hier encore je ne voulais que vivre pour enfin ressentir quelque chose, je me surpris à être mal à l’aise à cette idée. Je ne pouvais pas dire que je les aimais où que j’allais les regretter, mais je pense que je m’étais habituée à leur présence et imaginer les quitter m’était très étrange. 

Je détaillai leurs visages fins, si semblables qu’on aurait pu les prendre pour des jumelles, leurs bouches fines, leurs cils longs et épais, et leurs longues mèches aussi blondes que les blés. Finalement, je poussai un long soupir, gravai leurs traits dans ma mémoire et rejoignis ma mère à l’entrée. Elle avait les yeux perdus dans le vide et sursauta en me voyant. Surpris, je lui demandai si tout allait bien, mais elle ne me répondit que d’un vague hochement. 

Je la suivis vers la porte donnant sur les Souterrains, et elle sortit une clé qu’elle portait en collier avant de l’enfoncer dans la serrure d’un épais cadenas. Avoir un logement à la Surface était tellement rare que beaucoup d’Inexistants moins chanceux tentaient de voler le nôtre, et, après avoir retrouvé l’un d’entre eux dans notre misérable cuisine, ma mère avait sacrifié plusieurs mois de salaire dans l’achat d’un verrou solide. 

Lorsqu’elle poussa le battant, une soudaine clameur brisa le silence qui régnait, et je m’empressai de sortir. Le panneau de bois se referma derrière moi, et je me retrouvai face à des longs murs de terre, le plafond n’étant qu’à une trentaine de centimètres au-dessus de ma tête. Je ne sortais pas souvent, pour une raison qui aurait pu être égoïste pour un Existant : je détestai voir de plus près encore la précarité de mon monde et je trouvai plus simple de prétendre l’ignorer. Cela pouvait sembler un peu naïf de ma part, surtout que ça ne m’atteignait pas vraiment, mais c’était simplement pour moi une façon de tenir le coup et d’ignorer la précarité et les malheurs de ce monde. 

Ma mère passa devant moi, remettant la clé autour de son cou et je la suivis dans un long couloir. Des lampes au pétrole étaient accrochées sur les côtés et projetaient une légère clarté sur les alentours, ce qui me permettaient de voir où je marchais Pour l’instant, malgré le lointain brouhaha, je ne voyais aucun Inexistant, ce qui ralentit quelque peu mon pouls. Malheureusement, ce répit ne fut que de courte durée, et après une centaine de mètres de marche, un cri résonna, me paraissant très proche. Je me raidis sur place et retins ma respiration sans m’en rendre compte, redoutant la confrontation qui allait sûrement suivre.  

Dans un geste qui se voulait protecteur, celle qui m’avait mis au monde me plaça derrière elle et continua sa route d’un pas décidé. Après un tournant, nous tombâmes nez à nez avec un vieil homme aux cernes immenses et au visage déchiré par diverses coupures. Notre cœur ne battant pas, aucun sang n’en coulait, mais cette vision d’horreur me fit froid dans le dos. Il était debout au milieu de notre passage, ce qui nous empêchait de passer. En nous voyant, il fit quelques pas en avant et s’approcha, tout en crachant avec un timbre rauque : 

— Donnez manger ! Donnez manger ! 

Il répéta une dizaine de fois ces deux mêmes mots, la main tendue, et je devinai qu’il voulait de la nourriture. Ma mère détourna le regard et tenta de se faufiler à sa gauche, mais il se décala et retenta sa chance, d’une voix plus insistante encore. 

Je sentais que la situation risquait de dégénérer et ma respiration s’accéléra. Soudain, je vis un éclat métallique briller dans la main de ma mère qui fit un pas vers l’homme, et avant que je puisse comprendre ce qui se passait, il recula de deux pas, courbé en avant et les mains autour de sa poitrine. Il poussa un long cri de souffrance, mêlé d’injures incompréhensibles, mais il ne tenta pas de s’en prendre à elle, à mon plus grand soulagement. 

Elle l’avait poignardé. Certes, il n’était pas vivant et ne risquait pas de mourir, mais la douleur restait la même. Cela dit, c’était notre seule option, et je la vis profiter de cette occasion pour passer contre le mur. Je la suivis et nous nous mîmes à courir dans les couloirs afin d’éviter qu’il nous poursuive. 

Quelques minutes plus tard, la femme reprit un rythme plus tranquille et je ralentis à mon tour. Soudainement, j’avais l’impression d’être face à une inconnue. Jamais je ne l’aurais pensé capable d’un tel acte de violence, même pour survivre, je l’avais toujours vu comme quelqu’un de bon, de généreux et de pacifique. 

— Je n’avais pas le choix, souffla-t-elle faiblement en sentant mon regard posé sur son dos. Il n’avait pas de bonnes intentions, il aurait pu nous faire du mal. 

— Je sais, tu as bien fait, je suis juste… surpris, je répondis afin de la rassurer, devinant qu’elle s’en voulait. 

Le reste du silence se déroula dans un lourd silence et aucun de nous deux n’ouvrit la bouche. Heureusement, nous ne croisâmes aucun autre habitant des Souterrains, et après peut-être quelques kilomètres, nous atteignîmes une intersection. Nous n’étions pas seuls, et cinq ou six Inexistants attendaient devant un escalier qui remontait. Nous nous plaçâmes derrière eux, et ma mère me dit que nous devions attendre l’ouverture du Bureau du Gouvernement, d’ici une dizaine de minutes. 

Le temps passait lentement, aussi je détaillai ceux qui nous accompagnaient. La plupart étaient maigres à en faire peur et avaient d’immenses cernes sous les yeux. L’un était même à moitié nu, uniquement en sous-vêtement et ses cheveux noirs étaient pleins de poussière. Une jeune fille aux longues mèches blondes se balançait sur ses deux jambes et scrutait tout ce qui l’entourait avec des yeux ronds. Les parents qui les accompagnaient n’avaient pas meilleure mine et leurs traits fatigués démontraient du dur travail qu’ils fournissaient. Tous regardaient leur montre toutes les deux minutes, regrettant sûrement de devoir être là pour rien. Il était tellement rare que l’un d’entre nous rejoignent la Terre que peu en connaissaient, et certain prétendaient même que c’était une invention de nos dirigeants afin de faire « espérer » la population et d’empêcher une rébellion. 

Devant l’escalier, une pancarte en métal était ornée de l’inscription « Passage du Test pour la Section 1872 », mais beaucoup de lettres manquaient, rendant sa lecture presque illisible. Certains morceaux de fer semblaient même avoir été arrachés, certainement pour être revendus et les bords portaient des étranges traces… de dents. Je frissonnai en voyant cela et détournai le regard en m’efforçant de penser à autre chose. À côté de moi, ma mère se mordillait la lèvre, ce qui me rappela mon propre tic et je compris d’où je le tenais. Jusqu’à maintenant, jamais je ne l’avais vue ainsi, et j’étais toujours sous le choc de la rencontre que nous avions faite. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que, si j’échouais, je serais condamné à demeurer dans un monde si cruel. Ici, ce n’était pas chez moi, j’en étais intimement persuadé. 

— Maël, tu es prêt ? La porte va bientôt s’ouvrir, et tu vas devoir y aller, souffla-t-elle en se tournant vers moi. 

— Comment ça ? Tu ne viens pas avec moi ? je l’interrogeai d’une voix faible qui me fit honte. 

Elle secoua lentement la tête, comme triste, et, bien que je sache que ce n’était qu’une expression feinte, je lui trouvai un air authentique. Après des années à mentir sur ses émotions, on développait des facultés à les inventer qu’elles en paraissaient réelles. Je ne voulais pas de ça, non, je désirais les subir, et non pouvoir les contrôler. Cela pouvait paraître bizarre, mais c’était mon vœu le plus cher, et à vrai dire, mon seul. 

Autour de nous, les autres adolescents commencèrent également à s’agiter, mais aucun ne dit au revoir à ses parents, ne semblant pas s’attendre à les quitter et je devinai qu’ils pensaient les revoir très vite. Je vis l’adulte devant nous se pencher sur son fils et lui dire d’une voix lasse « qu’il l’attendrait pour le dîner ». Avant que je n’aie le temps d’entendre sa réponse, un tintement métallique se fit entendre, et je compris qu’il était temps pour nous d’entrer. 

Seulement, ne pouvant me résoudre à abandonner ainsi l’une des personnes qui m’était le plus cher, je fis volte-face et l’enlaçai de toutes mes forces. Je savais mon cœur tout aussi inutile et vide que d’habitude, mais je ne pouvais tout simplement pas partir ainsi. Quelque chose en moi, une petite voix dans ma tête, me disait que c’était la dernière fois que je la voyais, aussi je choisis de l’écouter. Ma mère sembla tout d’abord surprise par mon geste, mais elle me rendit mon étreinte, et nous restâmes ainsi une dizaine de secondes. 

Aussi loin que je me souvienne, jamais je ne m’étais jeté dans ses bras ainsi, ou juste fait preuve de la moindre affection. Mais aujourd’hui, je repoussai ma pudeur et profitai juste de l’instant présent, oubliant mes soucis et me concentrant uniquement sur l’odeur familière et réconfortante qui m’entourait. J’enfouis ma tête dans son épaisse chevelure blonde et elle passa ses mains dans mon dos, me serrant plus fort encore. 

Seulement, cela ne dura pas et une voix grincheuse résonna derrière moi, nous demandant de « bien vouloir dégager le passage ». Je reculai à contrecœur et détaillai désespérément la figure rassurante de la femme, ses yeux couleur chocolat, ses taches de rousseur faisant penser à une pluie de braise et ses longues mèches couleur du blé. Tout cela, j’allais le quitter, et c’était seulement maintenant que je réalisais à quel point j’y tenais. 

— Maman, je… 

— Je sais, Maël, je sais. Allez, vas-y, fais de ton mieux. Je sais que tu y arriveras. 

Je puisai l’énergie nécessaire dans son sourire triste et faisais à nouveau demi-tour. Les autres adolescents montaient déjà l’escalier et je m’y engouffrais à mon tour, grimpant avec peine les marches irrégulières. Une trentaine de mètres plus loin, alors que j’arrivai à un tournant, je ne pus m’empêcher de jeter un dernier regard vers ma mère. Elle était là, me fixant d’un air encourageant, et à cet instant, je devinai qu’elle le serait toujours, peu importe la distance et qu’elle ne m’abandonnerait pas, même dans une dimension voisine. 

Je compris soudain que j’allais vivre. Je le savais, et, sans pouvoir l’expliquer, j’en étais persuadé : j’allais réussir ce Test et rejoindre la Terre. C’était une évidence, et je n’en doutais pas le moindre du monde. Alors, rassemblant mes forces, je repris ma route vers la promesse d’une vie. 

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