Chapitre 3 : Salle A8

Cela faisait plusieurs minutes que je montai l’escalier aux marches métalliques, et désormais je savais ma mère loin de moi. À quelques mètres devant moi, la jeune fille aux longs cheveux blonds semblait fatiguée et soupirait à chaque pas qu’elle faisait, l’air au bord de la mort. Le manque de nourriture se faisait particulièrement remarquer dans ces moments d’effort physique, et je m’estimais heureux d’avoir pu manger quelque chose la veille, bien que cela ne m’ait pas rassasié. Je commençais à désespérer d’arriver en haut et le soudain courage qui s’était emparé de moi avait disparu, me laissant seul dans une quasi-obscurité. Ici, les lampes en pétrole était plus rare que dans les Souterrains, le Gouvernement jugeant sûrement inutile d’éclairer un endroit dont on ne se souviendrait pas. 

Pour passer le temps, je commençai à compter dans ma tête les secondes qui s’écoulaient, mais, arrivé à deux-cent-cinquante-trois, je trébuchai et perdis le compte. Je maugréais entre mes dents, me relevai et repris la marche en repartant de zéro. Un silence de plomb régnait, uniquement brisé par les bruits de pas des autres adolescents, aucun ne voulant prendre la parole. Je ne savais pas si c’était par peur ou juste par lassitude, mais je me voyais mal ouvrir la bouche et proposer un jeu à des gens que je ne connaissais pas. 

Le souffle commença à me manquer, et je décidai de me reconcentrer sur ce que je faisais. D’après ce que j’avais vu en bas et ce que j’entendis, j’étais le dernier et je ne voulais pas me faire distancer ou me retrouver seul. Je ne pouvais pas avoir peur, mais j’étais quand même mal à l’aise à l’idée de me perdre dans le noir le plus total, comme certainement tous ceux qui avaient un jour gravi ce très long escalier. 

Soudain, alors que je tournai pour la dix-neuvième ou vingtième fois, une lumière abrupte m’aveugla et je mis par réflexe une main devant mes yeux, le temps de m’y habituer. La jeune blonde qui marchait devant moi soupira, cette fois de soulagement et s’essuya le front. Une dizaine de marches plus loin, je la vis arrêter de monter et je me réjouis intérieurement. En arrivant à ses côtés, je fus surpris de voir la propreté de l’endroit dans lequel nous devions d’arriver. 

Nous étions désormais dans une petite pièce blanche et carrée aux murs hauts et impeccables. Pour avoir un résultat semblable, soit ils étaient frottés continuellement, soit ils n’étaient jamais salis, et je penchais plutôt pour la deuxième option. Intimidés par cette salle inconnue, nous nous étions instinctivement regroupés au centre, en face d’une porte toute aussi immaculée. Nous attendions quelque chose, mais je ne savais pas quoi, et je n’avais clairement pas envie d’attendre encore. Heureusement, cette fois, après seulement une ou deux minutes, le battant s’entrouvrit et un homme arriva. 

Vêtu presque entièrement d’une étrange combinaison gris métallique, seul son visage était visible. Il avait une expression très neutre, même pour un Inexistant et ses traits étaient aussi figés que ceux d’une statue. Ses cheveux brun clair étaient rasés près de son crâne, ses yeux noisette fixés droit devant lui et sa moustache taillée avec soin. En somme, rien d’extraordinaire, ce qui me fit me demander comment on était embauché par le Gouvernement, puisque je ne me souvenais pas avoir entendu parler de recrutement. Il devait mesurer près d’un mètre quatre-vingt-dix, et malgré son ventre maigre, ses épaules étaient larges et les muscles de ses bras développés, ce qui laissait présumer qu’il faisait un travail assez physique. Il tendit la paume de sa main vers nous et nous fit signe de le suivre, avant de retourner par là où il était venu. 

Ne sachant pas trop à quoi m’attendre, je lui emboitais le pas après une courte hésitation, et j’entendis les autres adolescents faire de même derrière moi. Sa démarche était lourde, pesante et il semblait éviter de s’appuyer sur sa jambe droite, ce qui le faisait légèrement boiter. Nous traversâmes diverses pièces semblables à la première, toutes vides, sans aucun meuble, ce qui me poussa à me questionner sur leur utilité. Je voyais mal le Gouvernement gaspiller tant de places, alors peut-être que j’en découvrirai plus tard l’usage.  

Après un énième couloir blanc, nous arrivâmes dans une salle bien plus grande, au plafond très haut, avec de nombreuses portes placées sur les murs. L’homme nous fit signe d’attendre là et repartit, nous laissant seuls. Quelques minutes plus tard, une douzaine de femmes entrèrent à leur tour, toutes habillées de la même blouse gris métallique et coiffées du même chignon sévère dont aucune mèche ne s’échappait. L’une se détacha de ses camarades, s’approcha et déclara d’une voix mécanique : 

— Bienvenue au sein du secteur Test du Gouvernement. Nous allons vous appeler et vous aller nous suivre dans l’une des pièces voisines. Vous passerez le Test et nous vous donnerons ensuite vos résultats. Si vous échouez, vous serez renvoyés chez vous et on vous fera parvenir votre carte d’identité dans les prochains jours, accompagnée du métier où l’on vous a assigné. Si vous réussissez, vous serez endormis afin de subir l’Opération et d’oublier vos souvenirs, puis vous serez envoyés sur Terre. 

À l’entendre, on aurait dit qu’elle récitait un texte appris par cœur, ce qui était probable, et je vis bien sur son visage lorsqu’elle prononça la dernière phrase qu’elle ne croyait pas à cette éventualité. Son petit discours achevé, elle sortit une feuille de sa chambre et appela : 

— Marcus, 76 989 897 627, salle A1, Responsable n°1. 

Pour des raisons d’efficacité, il y a quelques années, nos dirigeants avaient remplacé tous les noms de famille par des suites de nombres et chaque fois que l’un d’entre nous naissait, on lui attribuait le suivant. Bien que nous ayons conservé des prénoms, je ne pouvais m’empêcher de trouver qu’on nous traitait comme des « cobaye », ou des expériences scientifiques. Nous appeler, ainsi, c’était tellement… impersonnel. 

Une des compagnes de la femme s’avança et fit signe à un adolescent roux de la suivre. Elle ouvrit l’une des portes, le fit entrer et la referma avec soin, trop vite pour que je puisse voir quoi que ce soit. 

— Julie, 77 328 990 789, salle A2, Responsable n°2. 

Cette fois, ce fut la jeune fille qui rejoignit l’une des « Responsables » comme elles étaient appelées, et je la vis jeter un dernier regard en arrière, tout en se tordant les mains. D’autres la suivirent, jusqu’à ce que j’entende mon nom : 

— Maël, 76 827 783 675, salle A8, Responsable n°8. 

Je tremblai de tous mes membres, mais m’avançai tout de même. L’Inexistante qui allait me faire passer le Test était petite et frêle, et elle portait une paire de vieilles lunettes à la monture noire. Ses cheveux bruns étaient, à l’instar de sa cheffe, rassemblés en un chignon parfait, son teint diaphane et ses traits durs lui donnaient un air cadavérique. Elle me fit entrer dans une salle d’une dizaine de mètres carrés, occupée par un imposant instrument semblable à un engin de torture : il ressemblait à un siège incliné en arrière, des câbles pendant des accoudoirs, et je ne pus m’empêcher de penser aux chaises électriques américaines que mon père m’avait montrée un soir.  

Peu rassuré par ce que je découvris, je m’assis tout de même dans le « fauteuil » sous un signe de la femme qui s’approcha. Sans aucune douceur, elle appuya ma tête sur le dossier, me faisant voir des étoiles et posa des électrodes sur mes tempes, mon front, mon cou, mon cœur… Je n’étais clairement pas à l’aise et ne cessais de me tortiller pour voir ce qu’elle faisait, redoutant qu’elle m’assomme soudain… ou pire.  

Après quelques minutes d’un silence pesant, la Responsable sortit de sa poche une seringue remplie d’un liquide vert fluorescent. En la voyant s’approcher, je me raidis de tous mes membres et me mordis les lèvres sans m’en rendre compte. Elle ne cilla pas en le voyant et avança sa main vers mon cou. À ma grande surprise, elle ouvrit la bouche et m’expliqua d’une voix monocorde : 

— Je vais vous injecter ce produit, et vous allez vous endormir d’ici une trentaine de secondes. Le Test commencera ensuite, vous le passerez et lorsqu’il s’achèvera, vous vous réveillerez ici et je vous donnerai vos résultats. 

J’acquiesçai, incapable de prononcer le moindre mot. On y était, c’était le grand moment. Celui que j’attendais depuis dix-huit ans. Celui qui allait déterminer mon avenir. J’aurais voulu avoir plus de temps pour reprendre mon calme et réfléchir, mais la femme ne me laissa pas un instant et je vis l’aiguille se rapprocher encore et poser sur ma nuque, avant d’entrer lentement ma peau. Bien que cela ne fasse pas vraiment mal, je me tortillai, mal à l’aise et sentis un liquide pénétrer dans mes veines.  

Je m’efforçai de me positionner le plus confortablement possible et calai ma tête sur le dossier, tout en fixant le plafond. Il était, comme tout le reste ici, d’un blanc ivoire trop peu naturel, ou « blanc comme la neige » comme disait mon père. Je n’en avais jamais vu, aussi je me basais seulement sur ce qu’il m’avait dit. Apparemment, c’était froid, presque glacial, et cela fondait au soleil. Sur l’Inexistence, comme il faisait chaud à cause du réchauffement climatique, jamais il n’y en avait et je ne pouvais qu’imaginer à quoi cela ressemblait. Mais, peut-être que si j’allais sur Terre, je pourrais en voir, ou même en toucher. 

Lentement, au fur et à mesure que le contenu de la seringue se répandait de mon corps, je sentais mes pensées se disperser, comme si elles s’envolaient, et j’étais de moins en moins conscient. Ma vision se troubla et des taches noires se mirent à danser devant mes yeux, jusqu’à devenir des ballons. Le visage de la Responsable penchée au-dessus de moi me parut de plus en plus lointain, comme si je sombrais dans ma propre tête, et il me semblait me noyer dans un océan d’ombres. Je me débattais désespérément au milieu des ténèbres, mais les vagues sombres étaient plus fortes que moi et j’en avalai un peu. Je me sentis sombrer dans les profondeurs, voyant au loin la pièce dans laquelle mon corps se trouvait. Finalement, dans un dernier sursaut d’énergie, je croassai d’une voix rendue rauque par le sédatif : 

— Je… veux… vivre. 

Puis, éreinté par l’effort que je venais de faire, je fermai mes paupières devenues trop lourdes et me laissai porter par le courant des eaux noires, dérivant lentement au gré des flots. 

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