Fufulufufu. Des oiseaux chantent dans l’arbre en face de ma fenêtre. J’ouvre les yeux et me retrouve nez à nez avec une infirmière assez âgée. Elle est en train d’installer un thermomètre sous mon bras.
« Bonjour. Bien dormi ? ».
Je grommelle un « Moui.
- Je repasse tout à l’heure. ».
Et elle s’en va en émettant à chaque pas le bruit caractéristique de sabots orthopédiques et de pieds en transpiration qui se décollent de la semelle, sans que j’aie eu le temps de formuler une quelconque question. Elle revient dix minutes plus tard avec un plateau de petit déjeuner. Elle installe une petite table qui m’arrive au-dessus du ventre et me relève le dossier du lit.
« Bon appétit »
Et elle repart à nouveau en secouant violemment mon thermomètre. J’espère ne jamais être réincarnée en thermomètre d’hôpital ! Est-ce que j’ai faim ? En tout cas l’odeur me plaît. Je beurre les deux tartines et les avale goulûment. Puis émerge à nouveau cette fameuse question du « qu’est-ce qui se passe sous le drap devant moi ? ». Allez, je me jette à l’eau : je tire doucement sur la masse blanche amidonnée à l’excès. Je découvre d’abord qu’ils ont été assez sages pour ne pas m’amputer. C’est déjà ça ! Ma jambe est enrubannée comme un cadeau de Noël avec une armature en métal qui est serrée sur mon genou par deux petites ceintures en velcro et qui se prolonge jusqu’en dessous de mon pied, lui-même ceinturé, bloquant ainsi l’ensemble. Mon genou et ma cheville ont tous deux doublé de volume et changé de couleur. Du blanc légèrement rosé qui caractérise la peau de la plupart des nord européens, ils ont viré au rouge, bleu et violet. On dirait un tableau impressionniste. Au-dessus, il y a une sorte de serre sans carreau qui empêche la couverture de poser sur ma jambe. Je remarque aussi que je porte toujours cette belle blouse verte. Je n’ai pas beaucoup le choix : c’est ça ou mon T-shirt de la veille parfumé à la sueur moisie et mon pantalon découpé et taché de sang. C’est une autre infirmière qui entre maintenant. Elle est de mon âge.
« C’était bon ?
- Heu, oui. Merci.
- (en remettant le drap en place) Vous vous demandez sûrement ce que le docteur Lesage vous a fait ?
- Oui, un peu.
- Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
- Un accident de la circulation.
- Vous conduisiez ?
- Non, je traversais.
- Ces chauffards ! Ils sont responsables de pas mal des patients qui atterrissent ici. Quand ce ne sont pas eux qui sont blessés.
- A quelle heure passe le médecin ?
- Sûrement vers 10 heures après ses opérations. Vous avez mal ?
- Non. Ma jambe est comme engourdie.
- Si vous avez besoin de quoi que ce soit, sonnez.
- Oui, il me faudrait des vêtements.
- Vous avez quelqu’un à appeler pour vous en apporter ? »
Je réfléchis longuement car ma famille, se réduisant à ma mère et ma sœur, se trouve à plus de cent kilomètres d’ici. Voyons dans les amis. Il y a bien Didier avec qui je travaille au café mais je ne connais pas son numéro personnel. Un truc à ajouter sur ma liste des choses à faire : élargir mon cercle d’amis. Quelle galère ! Je réponds :
« Euh, non.
- Je vais regarder ce que je peux vous trouver. ».
Un quart d’heure plus tard, elle revient avec une robe de nuit taille XXXL.
« C’est tout ce qu’il y avait de convenable. Ce sont des affaires que les gens oublient et ne viennent jamais réclamer. On les lave et on les garde en cas de nécessité.
- Comme pour moi !
- Je vais chercher un bac avec de l’eau, du savon et un gant de toilette pour vous débarbouiller.
- Attendez, pourriez-vous m’aider à aller aux toilettes ?
- Interdiction de vous lever. Je vous apporte une panne. ».
Elle apporte une sorte de grand bénitier en métal qui doit se placer sous les fesses. Pour cela, je m’accroche au triangle situé au-dessus de ma tête et soulève mon derrière. Pas très pratique comme position. L’opération terminée, c’est loin d’être de l’eau bénite que l’on vide. En me lavant le visage, je remarque pour la première fois un pansement sur la droite de mon front, là où ma tête doit avoir heurté le capot de la voiture. Cette séance de décrassage m’a réveillée complètement. Mais il n’y a pas que moi ! Peu à peu, je ressens une douleur sourde sous les pansements cachés dans les draps. Je me penche pour que l’infirmière atteigne mon dos et là, j’ai l’impression de recevoir un coup de marteau sur le tibia. Je sursaute violemment et me raidis dans le lit, les yeux fermés.
« Ah ! Votre jambe vous rappelle sa présence. Je vais chercher quelque chose. »
Elle m’injecte une substance dans la fesse droite. Je n’ose plus faire un mouvement, de peur de recevoir encore un coup de marteau. Je lève juste les bras pour enfiler ma nouvelle robe de nuit. Au moins, je n’ai plus les fesses à l’air pour quand le docteur passera. Justement, le voilà qui entre sans frapper. Il est accompagné d’un jeune homme aux cheveux noirs comme le plumage des corbeaux.
« Bonjour. Je suis le docteur Lesage et voici mon assistant le docteur François. Il était présent hier à l’opération. On vous a posé des plaques vissées sur votre tibia et votre péroné qui sont fracturés au niveau de l’impact et plus bas, à la cheville. Vous avez une luxation du genou avec une déchirure ligamentaire partielle. Nous n’avons pas pu vous poser de plâtre pour l’instant car nous n’avons pas su refermer totalement la plaie. Voilà ! On se revoit demain.».
Et ils sortent tous les deux. Ce n’est pas très rassurant comme propos. Je préfère ne pas penser à ce qu’ils ont vu là dedans. Les médecins doivent sûrement avoir une autre notion de la « beauté intérieure » que le commun des mortels.
Les minutes passent mais me paraissent des heures. Je comprends pourquoi on nous appelle les patients. Les mots de Lesage tournent dans ma tête : fracture, déchirure, luxation. Rien qu’à les prononcer, ça fait mal. Plein de questions me viennent à l’esprit ; je les lui poserai demain.
J’entends quelqu’un frapper timidement à la porte.
« Entrez ! »
Une femme d’une cinquantaine d’années pénètre dans ma chambre. Elle porte de grosses lunettes à écailles. Ses cheveux d’une couleur incertaine (sûrement à cause de multiples colorations ratées) sont séparés par une raie au milieu et attachés en chignon serré. Elle est grande mais a perdu quelques centimètres en raison d’un dos voûté par le poids des années. Elle s’avance vers moi avec une farde à rabats serrée contre elle.
« J’espère que je ne vous dérange pas.
- Non. Je suis très occupée à m’ennuyer.
- Je suis chargée de compléter votre formulaire d’entrée. Avez-vous vos documents d’identité ?
- Non. Ils sont restés sur le lieu de l’accident.
- Les ambulanciers sont de vraies têtes en l’air.
- Ils avaient d’autres chats à fouetter.
- Je vais me débrouiller. Le plus important pour moi est de savoir auprès de quelle mutuelle vous êtes affiliée.
- Aucune.
- C’est impossible. Voyons … quelle est votre situation ? Vous habitez encore chez vos parents, je suppose …
- Non. J’habite seule depuis quatre ans.
- Travail ou chômage ?
- Je travaille
- Donc, votre patron paie des cotisations qui vous permettent de bénéficier des prestations dans le cadre des soins de santé. Vous devez juste choisir une mutuelle. Vous ne le saviez pas ?
- Si mais … le problème est que je n’ai aucun contrat de travail. Je bosse, on me paie. C’est tout.
- C’est plus délicat. Sans l’intervention d’une mutuelle, vos factures vont atteindre des montants astronomiques : les prestations du chirurgien, de l’anesthésiste, les soins, les médicaments, le séjour. Il faut trouver une solution. D’autant plus que vous ne saurez plus travailler et vous n’avez droit à rien. Je vais demander l’intervention de quelqu’un du C.P.A.S. Ils sauront quoi faire.
- Le Centre Pour Accidentés Sociaux ?
- Non. Ils aident tout le monde.
- De toute façon, vous allez devoir rester ici un certain temps, j’espère qu’on trouvera une solution avant votre départ. Bonne journée, Mademoiselle. »
C’est comme si le ciel me tombait sur la tête. Si mon boss avait accepté de me déclarer, je n’en serais pas là ! C’est pas faute d’avoir demandé. Mais radin comme il est ! Je feuillette les quelques brochures qu’elle m’a laissées : les tarifs, un historique de l’hôpital, un questionnaire de satisfaction.
Enfin, le repas de midi : une sorte de blanc de poulet avec des pommes de terre ultra cuites et des épinards d’un vert étrange. C’est peu engageant mais je suis affamée. En cinq minutes, le contenu comestible du plateau est vidé. L’estomac plein, je me mets à somnoler. Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, il est déjà trois heures de l’après-midi. J’entends du remue-ménage dans le couloir et un bruit de chariot à roulettes qui s’approche de la porte de ma chambre. Paf ! Le derrière d’une infirmière fait irruption. Elle traîne avec elle, poussée par une deuxième femme en blanc, une sorte de desserte à café avec plein de pansements, produits de toutes les couleurs, piqûres, etc. Le parfait petit nécessaire pour torturer les patients. Elle annonce presque joyeusement :
« C’est l’heure des soins ! »
J’ai un pincement au cœur : elle va réveiller le monstre qui dort sous le drap. Elle commence par ouvrir les petites ceintures qui m’enserrent le genou et le pied afin de retirer l’armature. Puis vient la séance de déballage du cadeau de Noël plutôt douloureuse en ce qui me concerne. En-dessous des pansements apparaît une grande compresse tachée de sang séché. Après que l’infirmière plus âgée ait tout retiré de la peau, je vois les cicatrices : une me longe le côté droit du tibia et est rectiligne, l’autre, située au niveau de l’impact, a une forme de V. Mais dans le bas du V, il reste un trou béant qui laisse entrevoir la chair et l’os. Quant aux couleurs, elles sont dignes d’un Picasso : du rouge de l’éosine désinfectante, du bleu des hématomes. Je dois faire une tête horrifiée car j’entends :
« N’ayez pas peur. C’est impressionnant mais ça cicatrisera. »
Et après désinfection, j’ai droit à une superbe piqûre dont l’aiguille est aussi longue que mon pied. Puis re big compresse et re-bandages pour finir avec la remise en prison de ma jambe. Je ne suis pas mécontente que ce soit terminé. Avant qu’elles partent, je réclame un peu de drogue pour calmer la bête qui s’est remise à grogner. On me donne un gros bonbon blanc.
Je mets en pratique l’accouchement sans douleur afin de calmer celle de ma jambe : je respire rapidement puis une fois profondément. J’ai vu ça dans un film car je n’ai pas d’enfant. Malheureusement, cette technique a l’air aussi inefficace pour moi que pour l’actrice en plein travail. A ce moment-là, j’entends frapper à la porte. Zut ! Moi qui n’ai pas encore perdu les eaux (ou plutôt les os). Je me sens obligée de répondre :
« Entrez ».
Un homme brun entre avec un bouquet de fleurs à la main et un petit sac en plastique. Je me souviens de la publicité dont le slogan était : « Un inconnu vous offre des fleurs … ». Par contre, je ne sais plus quel produit était vanté : un shampooing ou un parfum ? Comment s’est-il trompé de chambre ? Sa femme va lui faire une scène de jalousie. Apparemment, c’est bien à moi que sont destinées ces fleurs car l’inconnu continue à s’approcher doucement comme s’il avait peur de provoquer un tremblement de terre. Moi, après les soins, je n’ai plus rien à craindre.
« Vous vous êtes trompé de porte. Mais j’accepte les fleurs pour vous faire pardonner.
- Vous ne vous rappelez pas de moi ?
- Je devrais ? J’ai pris un drôle de coup sur la tête. Aurais-je oublié que nous sommes mariés ?
- Je n’ai malheureusement pas cette chance.
- Vous n’êtes pas marié ?
- Non.
- Fiancé ?
- Non plus.
- En relation sérieuse avec une personne ?
- Même pas. Et vous ?
- Ecoutez ... si aucun autre homme ne fait son entrée avec un bouquet de fleurs comme le vôtre, c’est que je suis célibataire. Mais comment nous connaissons-nous ?
- Je ne vous ai vue la première fois qu’hier.
- Vous avez assisté à l’accident ?
- J’étais aux premières loges. C’est malheureusement ma voiture qui vous a heurtée. »
Oui, c’est ce visage qui se tenait au-dessus du mien après le choc et le trou noir. Tiens, il parle français. Soudain monte en moi une envie de le gifler mais je me contiens et fais apparaître mon mécontentement en fronçant les sourcils.
« Vous venez m’achever ? Ou vous comptez simplement effacer vos remords avec des fleurs ? A moins que vous ne veniez pour remplir le constat. C’est simple, vous faites un croquis de moi avec une flèche vers le tibia droit.
- Non, je viens vous rendre votre sac et vous expliquer ce qui s’est passé. Lorsque je vous ai laissée traverser, une voiture est arrivée en trombe mais le chauffeur n’a pas vu que j’étais à l’arrêt et m’est rentré dedans. Le pire, c’est que quand il vous a vue par terre, il a reculé et pris la fuite. J’ai juste eu le temps de reconnaître le type de voiture, une 4 X 4 noire de marque Mercedes, conduite par un homme. Je n’ai pas vu le numéro de plaque ni le visage du chauffeur à cause de ses lunettes noires. La police fait des recherches. »
Il me tend mon sac banane et son bouquet de roses rouges. Donc ce n’était pas un voleur mais un gentleman quand même. J’aurais pourtant préféré avoir eu affaire à un rustre qui m’aurait laissée plantée sur le trottoir.
« Merci. (en inspectant mon portefeuille) Tiens … Je ne vois plus le gros billet qu’il me restait.
- Je vous jure de ne rien avoir pris !
- C’était une blague
- Je suis heureux de constater que vous avez le sens de l’humour malgré ce qui vous est arrivé.
- Le centre de l’humour n’étant pas dans la jambe, le mien est intact. Comment avez-vous trouvé mon numéro de chambre ?
- Grâce à votre nom sur votre carte d’identité. J’ai vraiment eu peur quand votre tête a heurté mon capot et que vous êtes tombée inconsciente. J’ai cru que vous étiez morte.
- Non, non. Aïe ! (un coup de marteau sur le tibia).
- Vous avez mal ? »
Je mets un petit temps pour répondre avec un gémissement:
« Il est rare que les fractures soient indolores.
- Je dois appeler une infirmière ?
- Non, ça va passer.
- Qu’a dit le médecin ?
- Il m’a dit : « Bonjour, je suis celui qui vous a charcuté. Je vous ai remis la jambe droite et ça va vous coûter un maximum. Au revoir. »
- Vous êtes un peu déroutante.
- A propos de route, j’aurais préféré ne pas croiser la vôtre hier. Vous n’auriez pas dû me laisser traverser.
- Je suis un garçon courtois.
- Votre excès de courtoisie m’a nui. »
Il me prend alors discrètement la main en disant :
« Je suis désolé. »
Je peux lire la sincérité dans son beau regard vert.
« Je m’appelle Paul. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, dites-le moi. »
Je lui demanderais bien de m’apporter des vêtements pour ma sortie que j’espère prochaine mais il risque de voir le capharnaüm qui règne chez moi. Tant pis pour ma fierté, je préfère ça à devoir partir d’ici en robe de nuit.
« Moi, je m’appelle Delphine.
- Je le sais, j’ai vu votre carte d’identité.
- C’est vrai. Pouvez-vous aller chez moi pour prendre quelques affaires ? J’espère sortir demain mais mes vêtements ne sont plus portables.
- Pas de problème. Où habitez-vous ?
- Vous le savez si vous avez lu ma carte d’identité.
- J’ai oublié.
- 12 rue des Lilas. »
Je lui tends la clé que je porte toujours au cou.
« Mais ne faites pas attention au bazar.
- De quoi avez-vous besoin ?
- Un t-shirt, un pull, un pantalon. Oh non … plutôt une jupe longue (C’est plus pratique à enfiler !). Vous trouverez tout dans mon armoire à l’étage dans la grande chambre.
- Parfait ! J’y vais et je reviens. A tout de suite. »
J’ai presque eu envie qu’il m’embrasse. Ensuite, une heure passe, puis deux. Je me demande s’il en a profité pour dévaliser ma maison ou est-ce qu’il a dû combattre un dragon avant d’atteindre mon armoire pour mettre autant de temps à me ramener quelques affaires ? Enfin, on frappe à la porte. C’est lui avec un sac en plastique qu’il me tend.
« Merci ».
Il a choisi mon T-shirt jaune à pois verts, une jupe brune, et mon petit pull bleu marine. Pour associer les couleurs, il repassera son examen. A moins qu’il soit daltonien …
« Vous n’avez pas eu trop difficile à trouver ?
- Non, mais votre porte est dure à ouvrir.
- Oui, c’est à cause de l’humidité.
- Bon, maintenant je vous laisse. Vous sortez quand ?
- Je ne sais pas. Je pense demain.
- Quelqu’un va venir vous chercher ?
- Euh … non
- Ok, je m’en charge. Enfin, si vous êtes d’accord.
- Oui, bien sûr.
- Je passerai de toute façon demain vers 14 heures.
- A demain et merci.»
Je soupire longuement et me mets à rêvasser jusqu’au souper : des tartines au jambon et une tasse de soupe. A 20 h, c’est le changement d’équipe dans les infirmières. Une grande blonde aux yeux verts entre et se présente.
« Je suis Caroline, l’infirmière de nuit. En cas de besoin, la sonnette se trouve derrière votre tête. Désirez-vous un calmant ou un somnifère ? (Pour qui, moi ou ma jambe ?).
- Je veux bien un calmant.
- Vous avez pris le dernier à quelle heure ?
- Je ne sais pas.
- Je vais vérifier car il faut au moins quatre heures entre chaque prise. Je reviens. »
Gloups, un bonbon. A minuit, je suis toujours les yeux désespérément grands ouverts. J’aurais dû choisir le somnifère. Il n’est peut-être pas trop tard. Bip : une lampe s’allume au-dessus de ma porte. La fée Caroline me donne une pilule blanche qui m’emmène en trente minutes chrono au pays des rêves.