L’auberge était animée depuis le début de la soirée. L’arrivé d’un membre de l’Assemblée et de deux défenseurs de la garde occupait une grande partie des conversations. Chaque apparition de l’un d’entre eux alimentait un grand nombre de ragots en tout genre. Dans une des salles privées de l’établissement se tenait le Hibou et ses deux protecteurs. Ils mangeaient avec un plaisir non dissimulé ce que leur avait préparé l’aubergiste. Le botaniste ne portait plus son masque et cela semblait lui convenir parfaitement. Ses cheveux ondulaient légèrement, sûrement dû au début d’un orage pluvieux qui avait surpris les quelques badauds traînant encore dans les rues. Il attrapa une tranche de cantal et la savoura, le jeune homme n’avait pas l’habitude de consommer ce genre de nourriture. En effet, le tisseur aux cheveux carmins n’était pas spécialement doué en cuisine et ses travaux lui prenaient trop de temps pour en dédier à un apprentissage assidu de cet art. Mark et Kahir quant à eux s’attaquèrent au plat principal, une venaison de sanglier. Les deux guerriers animaient le repas de quelques histoires d’aventures et de blagues. Le Hibou ne semblait écouter que d’une oreille tout en dévisageant le fond de sa bière. De temps à autre, il posait quelques questions liées aux récits de ses deux protecteurs. Lorsque le trio eu fini le copieux dîner, ils s’installèrent dans les chambres que leur avait offert le patron de l’auberge. Le botaniste aux cheveux carmins s’installa sur son lit et sortit de sa besace un livre, un marque-page attendait pile au milieu de l’ouvrage. Cependant, le jeune homme semblait ruminer. Il ne tourna jamais de la nuit la page suivante et le sommeil le cueillit sans crier gare.
C’était une autre époque, Hibou n’était qu’un petit garçon orphelin ayant été recueilli par une grand-mère aimante. En ces jours heureux rien ne pouvait présager des terribles évènements à venir. L’enfant passait ses journées à apprendre la magie avec sa meilleure amie, à jouer dans la forêt. Ce jour-là n’était pas différent d’un autre. Le gamin venait de terminer le rangement du bois alors qu’une petite fille apparut sans crier gare. « Coucou Élias ! Tu viens jouer avec moi ? » Lança-t-elle comme une évidence. Elle était un peu plus petite que lui, ses cheveux de jais étaient noués en une longue et épaisse tresse lui arrivant au bassin. Ses grands yeux d’ambre fixaient le petit garçon d’un air interrogateur. Lorsque sa grand-mère n’avait pas de travail à lui donner, l’enfant passait tout son temps libre avec elle, Hilda Cinderfell. Elle appartenait à une famille de mage-artisans modestes. La petite tisseuse ne rêvait cependant que d’une chose, devenir une grande mage conseillère de l’Assemblée. La grand-mère de son ami en faisait partie et elle répondait au nom de Tortue. Élias avait toujours pensé que c’était pour ça qu’elle s’était rapprochée de lui. « Alors tu dors debout Élias !? » La petite fille le tira de ses pensées et il répondit en balbutiant « Oui ! Euh nan, attends Hilda. Je vais voir si mamie Eli n’a pas besoin d’aide ! » L’amie d’enfance fit mine de bouder avant de répondre « D’accord mais dépêche-toi ». Le gamin rentra en courant dans la maisonnette et cria :
-Mamie ! Mamie ! Hilda est là je peux aller jouer avec elle ?
Une dame d’une cinquantaine d’années apparut à l’angle d’une bibliothèque et regarda curieusement l’enfant :
-Tu as fini la corvée que je t’ai donnée ?
-Oui, le bois est rangé et prêt pour cet hiver !
-Alors tu es libre, tu peux aller t’amuser.
-Merci mamie !
A peine avait-il terminé sa phrase que le petit garçon disparu aussi vite qu’il était apparu.
Élias et Hilda allaient souvent dans la forêt proche du village, ils inventaient des histoires, des jeux, où ils étaient de grands héros, de légendaires mages ou encore des aventuriers mythiques. Les bois étaient leur sanctuaire, leur monde rien qu’à eux. La petite fille parlait à longueur de temps à son ami de son rêve. Elle y croyait de tout son cœur. Un jour, ils feraient partis de l’Assemblée.
Ce jour-là, le garçon avait une surprise pour elle. Il lui demanda de s’asseoir par terre et la jeune fille s’exécuta. Le gamin posa ses mains au sol et se concentra. Il ressentait la vie qui parcourait le sol, sa respiration se synchronisa avec le flot de vie qui parcourait le vent, l’herbe et la terre. Il se connecta à la source, l’origine de la magie. Pour un tisseur de neuf ans, être capable de s’y connecter volontairement était déjà digne de respect. Élias y puisa un filet infime et le tissa au sol lentement comme sa grand-mère lui avait enseigné. La petite Hilda fut émerveillée de voir la nature répondre au tissage de l’enfant. D’innombrables fleurs vinrent fleurir autour de la gamine. Elle regarda son camarade avec un grand sourire et lui dit « Wouah Élias tu es trop fort ! » Le petit tisseur était fier de montrer le début de son apprentissage à quelqu’un d’autre. Quand une goutte de sueur vint perler sur son front, il tenta d’arrêter son sort pour l’essuyer. Cependant, en dépit de tous ses efforts, il n’arrivait pas à retirer ses mains du sol. Alors le visage d’Hilda changea, se déforma en une horrible grimace inhumaine. Sa peau se craquelait comme de la pierre, son épiderme noircit et elle articula lentement d’une voix d’outre-tombe « Mais Élias, si tu es si fort… Pourquoi tu ne m’as pas sauvée ? ».
Le livre que tenait le Hibou tomba sur le sol et le réveilla en sursaut. Il était en nage et n’avait pas spécialement l’envie de se rendormir. Après avoir rangé ses affaires, le jeune homme prit la direction des écuries et y trouva Mark. L’endroit était calme et quelques bêtes renâclaient doucement dans leur enclos de temps à autre. L’odeur lui rappelait de vieux souvenirs presque oubliés. Ce brin de nostalgie lui permit de penser à autre chose qu’à la raison de son réveil. Il s’approcha du chevalier de l’Assemblée qui s’occupait de sa monture. Il s’agissait d’un frison reconnaissable à sa magnifique robe noire. Les yeux du botaniste se posèrent ensuite sur le guerrier ou plus exactement son équipement. Il avait troqué sa tenue légère par une armure aux couleurs de l’Assemblée. La cuirasse du combattant était faite de matériaux assez légers tels du cuir et seulement quelques protections en acier. On reconnaissait à ce style d’habits les soldats mages de l’Assemblée. Cette tenue avait pour objectif de permettre à ses porteurs de pouvoir se mouvoir et d’utiliser leurs capacités sans être encombrés. Lorsque Mark remarqua le nouvel arrivant il lui adressa, avec juste ce qu’il fallait de respect, un salut cordial. Puis le guerrier enchaîna :
-Bonjour maître Hibou. Vous êtes bien matinal ! J’espère que vous avez passé une bonne nuit.
-Bonjour Mark. J’aime me lever tôt, j’ai souvent beaucoup de chose à faire dès le matin.
- Je comprends. Kahir est partit chercher du rationnement, nous déjeunerons en route pour gagner du temps.
-Très bien… Comment s’appelle-t-il ?
-Ma jument ? Son nom est Belladone, elle m’accompagne depuis déjà quinze ans mais elle a un sacré caractère !
Élias prit une des carottes du seau où le chevalier avait entreposé quelques friandises. Le jeune homme à la chevelure carmin s’approcha de la bête.
-Attention maître Hibou ! Je n’aimerais pas que cette carne vous morde !
Cependant, le conseiller de l’Assemblée continua son approche sans broncher. Il tendit à la monture le légume qu’elle accepta calmement. Peu à peu, le tisseur continua de s’avancer. Il atteignit enfin la jument et commença à lui flatter l’encolure. Mark était bouche bée, le chevalier reprit un peu de contenance :
-Eh bien ! Vous avez aussi un don avec les animaux ! Je crois bien que c’est la première fois que je vois cette vielle mule être aussi agréable.
-J’ai toujours apprécié la compagnie des animaux. Je suppose qu’à force, ils me rendent la pareille.
-Eh bien vous en avez de la chance ! Personnellement, je n’ai jamais eu de chance avec les bêtes.
-Ne vous inquiétez pas Mark, je suppose que vous avez aussi des talents qui se manifestent autrement.
Quand Kahir les rejoignit enfin, le duo avait fini de s’occuper des trois montures qu’ils allaient utiliser pour voyager. Ils finirent de prévoir les étapes de la journée avant de monter en selle. Les fraîches journées d’automne assaillaient les voyageurs, si le climat continuait ainsi, la neige couvrirait bientôt le royaume. Alors que la matinée était sur le point de se finir, les trois cavaliers croisèrent la route d’une cavalière. Son cheval était attaché à un arbre et renâclait. Elle était habillée comme un combattant du front de guerre du nord. La guerrière portait des bottes de voyages ainsi qu’un pantalon de cavalier. Emmitouflée dans une cape à fourrure, la femme était positionnée de façon à ce que les voyageurs ne voient pas son bras gauche. Cependant ce qui attira le plus l’attention du groupe fut le masque qui cachait son identité. En effet, de la même matière que celui que portait Élias, celui de la mystérieuse cavalière représentait une chouette. La nordiste avança en coupant la route des trois hommes. Ce fut à ce moment que Kahir l’interpella :
-Madame avez-vous besoin d’une quelconque aide ?
-Non mais bientôt vous, vous en aurez besoin !
A cet instant, le cours du temps fut comme ralentit. Avec une dextérité sans pareille, elle dégaina une lame à la couleur blanche. Et en une fraction de seconde, elle bondit sur le garde lui tranchant la tête avec une nonchalance terrifiante. La monture du malheureux paniqua sous la pluie de sang et s’enfuit avec le corps du soldat pendant encore sur son dos. Son bras gauche fut alors visible, il était étrange, comme s’il avait été fabriqué à partir de charbon. Au bout de chaque doigt se trouvait une griffe qui en disait long sur l’utilisation que pouvait en faire sa détentrice. Mark avait eu le temps de descendre de son cheval et fonça sur la meurtrière. Leurs épées s’entrechoquèrent dans une danse aux notes mortelles. Au grand dam du guerrier, c’était la nordiste qui menait leur ballet. Les différentes attaques que s’échangèrent les deux combattants prouvaient la suprématie de la masquée. Le Hibou n’était qu’un spectateur impuissant à cet affrontement, il ne pouvait qu’admirer avec effroi la valse sinistre. Un puissant coup ascendant brisa la garde du protecteur en même temps que sa détermination. La guerrière prépara un puissant coup d’estoc, le chevalier plaça son bouclier devant la route de la lame. Cependant la lame s’empourpra de flammes et traversa la protection du soldat à sa grande surprise. La seconde main de la prédatrice se plaça sur le visage de Mark, qui n’eut comme dernier réflexe que de pousser un cri déchirant de rage et de terreur. Un feu digne d’un incendie mit fin à la vie du second garde. La mystérieuse femme retira son arme du cadavre fumant de sa victime puis, s’approcha du conseiller de l’Assemblée. Brandissant la lame lui ayant servi à ses sanglantes exécutions, elle marchait puis commença à courir en direction du botaniste. Élias n’avait plus d’échappatoire.