Chapitre 2 : Nesopolis --- 1

Par Maeghan

Le jour du départ d’Anselme à Nesopolis, toutes ses affaires personnelles étaient entreposées dans le salon, à côté de la porte d’entrée. Ce jour-là, Isaline avait la gorge serrée, les souvenirs du départ de son mari refluant dans ses pensées. Il était parti deux ans plus tôt avec de nombreux autres éleveurs, à l’occasion d’un long voyage dans les régions voisines, parfois lointaines, afin d’exporter le haggis. De nombreuses difficultés étaient survenues et le voyage durait plus longtemps que prévu, les relations diplomatiques et commerciales n’étant pas si simples. Cependant, il envoyait des lettres à la famille à chaque saison pour donner de ses nouvelles. Ces mauvais souvenirs et cette attente perpétuelle de revoir son mari rendait ce moment compliqué pour Isaline qui s’était assise à la table à manger et regardait passivement la scène se dérouler sous ses yeux.

Léon aidait avec enthousiasme à transférer les maigres bagages d’Anselme à l’arrière du fiacre à moteur loué par Flavie tandis qu’Anselme faisait des allers-retours entre le rez-de-chaussée et sa chambre à l’étage pour vérifier qu’il n’avait rien oublié. Quant à Flavie, qui était venue pour récupérer son frère et l’emmener chez lui, elle surveillait que tout se déroulait correctement. Théophane était le seul qui manquait à l’appel, parti au petit matin au marché pour acheter des vivres pour les trois membres restants de la famille.

Les adieux furent maladroits. Anselme ne savait pas quand il reverrait sa mère, même si ce serait probablement en même temps que Flavie, mais c’était surtout la première fois qu’il ne dormait pas sous le toit de la maison familiale, en compagnie des bruits habituels des craquements et grincements des planches de bois. Il savait d’ors et déjà que ne pas entendre Théophane marcher à petits pas dans le couloir la nuit après le dernier travail de la ferme, pour ne pas réveiller la maisonnée, lui manquerait.

Les larmes montèrent aux yeux d’Isaline, et sa peau parcheminée par les heures passées au soleil se plissa d’inquiétude. Anselme lui fit tout un tas de promesses pour la rassurer, mais il devait bien s’avouer que lui-même craignait d’échouer en tant qu’apprenti et avait aussi hâte que peur de cette nouvelle vie à Nesopolis.

Dire au revoir à Léon s’avéra bien moins embarrassant. Un simple câlin et la promesse de jouer avec les haggis dès son retour donnèrent le sourire au benjamin.

Lorsqu’Anselme prit place dans le fiacre, il se sentit noyé sous de nombreuses émotions contradictoires : la hâte d’enfin changer de vie, la culpabilité de laisser sa mère derrière lui, l’appréhension de devenir apprenti dans une guilde d’alchimiste et de ne pas être assez bon, et la joie de découvrir enfin de ses propres yeux tout ce que lui racontait Flavie depuis des années. En se tordant le cou, Anselme regarda la maison familiale s’éloigner petit à petit, comme s’il voulait graver cette vue dans sa mémoire. Les pierres recouvertes de lierre, la mansarde et les colombages en bois qui avaient noircis avec le temps, les grands arbres qui ombrageaient l’arrière de la maison, et le champ immense qui s’étalait… Tant de choses qu’il ne reverrait plus de si tôt.

Puis, Flavie dut tourner à un embranchement sur la route, et la maison fut cachée derrière un bosquet. 

Dans un soupir, Anselme se redressa pour mieux observer ce qu’il se passait autour de lui. Il n’était jamais monté dans un fiacre à moteur, ce transport n’existait pas lorsqu’il était enfant et qu’il allait au marché en compagnie de son père et de son frère. Ne pas avoir d’animaux pour tirer l’engin avait de quoi être perturbant mais Flavie semblait si à l’aise qu’il ne trouva pas de quoi être inquiété. Pour remplacer le cheval, l’âne ou le bovin qui avaient été utilisés pour faire avancer les fiacres, une planche avec manettes et boutons avait été installée devant la place du cocher où se trouvait sa sœur. De sa main droite, elle tenait constamment la grosse manette présente au milieu de la tablette en la dirigeant en avant, à droite ou à gauche selon la destination, et appuyait parfois grâce à sa main gauche sur quelques boutons qui faisaient s’allumer immédiatement des lampes situées aux quatre coins du véhicules.

Il n’avait pas eu l’occasion de questionner Flavie sur le fonctionnement de ces fiacres et ne le pouvait toujours pas pendant ce trajet vers Nesopolis car une vitre abritait l’intérieur du véhicule, le banc du cocher se trouvant à l’extérieur. Il se focalisa alors sur le paysage qui défilait. En une dizaine de minutes, les hauts arbres et les champs avaient fait place aux petits hameaux de maisonnettes en pierre agrémentées de beaux balcons. Le sol en terre battue était remplacé par une route pavée qui ne faisait plus tressauter le fiacre à chaque caillou qui avait le malheur de se retrouver sous les grandes roues du véhicule.

Le défilement des bourgades dura un temps qui sembla long à Anselme. Lorsqu’il était petit, il n’avait pas réalisé qu’ils habitaient si loin de la ville. Ils avaient dépassé depuis longtemps la famille de maraîchers chez qui les Montelis allaient se fournir.

Au bout d’un moment, les maisons se resserrèrent pour former des quartiers résidentiels et enfin les portes de la ville apparurent au bout de la voie, droit devant lui. Il s’agissait de deux tours en pierre, reliées par un pont sur lequel des personnes en uniforme marchaient et inspectaient de loin les véhicules et les promeneurs qui entraient et sortaient.

Lorsque le véhicule de Flavie franchit la porte de Nesopolis, Anselme se sentit happé par le brouhaha de la ville, malgré l’habitacle vitré dans lequel il était. Il se colla aux vitres pour ne louper aucune seconde du spectacle devant lui. Il ne se rappelait pas avoir vu autant de monde au même endroit. La rue pavée était grande, suffisamment pour qu’au moins deux véhicules comme celui de Flavie puissent circuler (il en voyait même des dizaines devant et à côté de lui !), et de larges trottoirs la bordaient, envahit de gens tous différents les uns des autres.

Des groupes d’enfants se mêlaient en chahutant à des travailleurs pressés ou à des commerçants souhaitant attirer la clientèle dans leur boutique. Des couples de tout âge flânaient, des amis s’arrêtaient devant chaque vitrine… Même en fouillant sa mémoire, Anselme n’avait jamais vu autant de monde au même endroit. Il observa avec attention ces gens. Y avait-il des alchimistes parmi eux ? Il ne savait pas s’ils portaient des signes distinctifs. Mais après n’avoir rien trouvé, il se dit qu’après tout, il s’agissait d’un métier comme un autre, aucune raison de l’afficher même dans la rue. 

Un véritable festival de couleur avait lieu sous ses yeux. Les vêtements bordeaux, bleu marine, émeraude, blancs, noirs, rose ou jaune pâle, violets, semblaient être de la dernière mode à Anselme qui portait toujours les mêmes vêtements depuis des années. Chaque femme rivalisait de rubans, nœuds, boutons, volants en dentelle, manteau en velours et chapeau de plumes, avec ses voisines. Quant aux hommes, ils arboraient fièrement des vestons parfaitement cintrés, des redingotes, des lavallières colorées, des bottes qui rutilaient de leur cuir luisant… Rien à voir avec ce qu’Anselme portait sur lui ce jour-là. La honte lui monta aux joues lorsqu’il pensa à sa veste aux boutons en bois qui n’était pas spécialement taillée pour lui, sa chemise dont la couleur était passée à l’écru, et ses bottes qui, à force de ne jamais avoir été cirées, étaient devenu mates et s’abîmaient sur le bout. Anselme se dit qu’il allait devoir utiliser le peu de sous qu’il avait dans sa tirelire pour pouvoir se fondre dans la masse des habitants de Nesopolis.

Il étendit ensuite son regard au-delà et admira l’architecture de la ville. Les maisons étaient construites dans un style similaire, en pierre blanche avec corniches, colombage, montants et meneaux en bois vernis, balcons verdoyants dont les fleurs profitaient du soleil de fin d’été, et le tout protégé par des toits inclinés en ardoise immaculés de toute mousse. Certaines bâtisses possédaient un étage circulaire dont la tour s’élevait sur plusieurs étages, d’autres se contentaient de deux niveaux rectangulaires, probablement des auberges.

Flavie conduisait prudemment à travers la ville, traversant plusieurs quartiers. Ainsi, Anselme eut le loisir d’admirer ce ballet de passants qui, même en milieu d’après-midi, semblaient avoir une raison de se balader ainsi. En se concentrant davantage, il s’aperçut que parmi les petites personnes, un grand nombre qu’il avait pris pour des enfants se trouvaient en réalité des farfadets qui hâtaient le pas en se faufilant entre les jambes des humains. Ils ne mesuraient même pas un mètre de hauteur, mais leur haut chapeau les faisait paraître plus grands. Anselme savait d’après Flavie qu’ils excellaient dans l’art de l’orfèvrerie, de la menuiserie et de la couture.

Alors qu’il suivait du regard l’un d’eux qui entrait dans une boutique dont la façade affichait de nombreux flacons, le fiacre s’arrêta. Surpris, Anselme tourna la tête vers Flavie qui lui fit signe de descendre. Ils étaient arrivés.

En descendant du fiacre, Anselme contempla la petite bâtisse étroite, coincée entre deux autres dont les façades étaient à des stades divers d’achèvement. Son regard fut d’abord attiré par un bougainvillier d’un rose éclatant qui grimpait le long de la rampe d’escalier en bois menant à la porte d’entrée, décorée d’un heurtoir finement sculpté. Plus haut, un lierre verdoyant s’enroulait autour des murs du rez-de-chaussée et s’élevait jusqu’à la gouttière du toit en ardoise. La pierre blanche de la façade, visiblement nettoyée avec soin, illuminait la bâtisse sur laquelle le soleil se reflétait. L’auvent au-dessus de la porte reprenait les lignes élégantes du toit, tandis que les colombages sombres créaient un contraste harmonieux, conférant à la maison – et par extension, à toute la rue – un charme pittoresque.

Alors que Flavie sortait les bagages du coffre, Anselme était resté hypnotisé par le charme de ce quartier. La propreté des pavés n’avait rien à voir avec le sol boueux de la ferme, et chaque maison semblait être entretenue régulièrement.

— Tu m’aides ? l’apostropha Flavie.

L’ayant presque oubliée, il se dépêcha de prendre à son tour trois de ses sacs et mallettes en cuir puis monta le perron à la suite de sa sœur. 

— Bienvenue dans ton nouveau chez-toi ! fit-elle en ouvrant la porte pour le laisser passer devant elle.

L’intérieur était à l’image de l’extérieur : pierre blanche et poutres en bois apparentes. Le mobilier et la décoration étaient assez simplistes, Flavie était du genre à aller à l’essentiel. Ainsi, seule une table, des chaises et deux fauteuils autour de la cheminée occupaient l’espace de la pièce de vie. La seule porte visible menait à la cuisine qui, contrairement à celle dont Anselme avait eu l’habitude à la ferme, contenait le strict minimum en termes d’ustensiles.

— Les chambres sont à l’étage, annonça Flavie derrière lui alors qu’elle montra déjà l’escalier en colimaçon. Celle de droite est la mienne, tu peux prendre la chambre d’ami à gauche. La dernière pièce est la salle de bain.

Sa voix s’éloignant de plus en plus, Anselme dut interrompre sa visite du rez-de-chaussée pour suivre Flavie. Monter les escaliers encombré comme il était fut une véritable épreuve. Une fois le couloir de l’étage traversé, il fut soulagé de pouvoir se délester de ses lourds bagages dans sa nouvelle chambre. Flavie y avait déjà mis ce qu’elle avait porté elle-même.

— Je repars pour rendre le fiacre à l’agence de location, je reviens dans une vingtaine de minutes. Prends tes aises et range tes affaires dans la penderie, je déteste le bazar.

Sur ses mots, Flavie repartit en sens inverse vers la pièce de vie, et Anselme entendit la porte d’entrée claquer derrière elle.

Sa chambre était aussi dénuée d’affaires inutiles que le reste de la maison. Il se promit d’y ajouter quelques décorations lorsqu’il en aura l’occasion. Le lit en bois était simple, recouvert d’une couverture écrue et bleu, mais c’était la première fois qu’il dormirait dans un lit deux places. Le reste de l’ameublement consistait en un petit bureau avec sa chaise rembourrée en velours – qu’il n’hésita pas à essayer de suite pour en tester sa mollesse – et d’une grosse penderie qui s’étalait tout le long d’un mur. La grande fenêtre cintrée permettait à la lumière de s’infiltrer en quantité dans la pièce. Plus tard, il découvrira que la chambre de Flavie donnait même sur un balcon joliment fleuri.

Un poids qui l’avait suivi durant tout le trajet en fiacre s’évapora. Au moins, il se sentait bien dans cette petite maison, et il sentait qu’il pourrait avoir son espace à lui, contrairement à la maison familiale qui grouillait toujours de bruit, de cris, mais surtout d’un trop plein de vie.

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