Chapitre 1 : La ferme --- 2

Par Maeghan

Près d’un mois s’était écoulé, mais Anselme avait l’impression que cela faisait une éternité. À vrai dire, depuis la fin de son enseignement obligatoire, le temps s’écoulait étrangement. Son désir de quitter le foyer familial était de plus en plus fort, mais chaque conversation à ce sujet à sa mère matait ce désir. L’argent était toujours le premier argument : si Anselme ne participait plus au travail de la ferme, Théophane en aurait plus à faire et mettrait plus de temps à effectuer les mêmes tâches que lorsqu’ils étaient trois. Et il fallait financer son apprentissage auprès du travailleur en plus de toujours nourrir quatre bouches, car la famille Montelis n’avait pas l’argent nécessaire pour louer un logement à Nesopolis. Anselme rongeait son frein en espérant qu’une solution lui apparaîtrait par miracle.

Et ce miracle vint lorsque Flavie, la seule de la fratrie à être partie du foyer, vint leur rendre visite lors d’un jour de congé. Elle leur rendait visite environ une fois par saison, son travail étant très demandeur et les clients exigeants. Ces jours de visite étaient comme des jours de fête, où un festin (à hauteur des finances de la famille) était préparé.

Anselme préparait un jackalope sauté aux pruneaux. L’animal, mi-lièvre mi-antilope, était très apprécié grâce à la tendreté de sa viande et sa facilité de cuisson. Le jeune cuisinier avait retiré les cornes qui pouvaient être réutilisées pour la confection de divers outils. S’il devait apprécier une chose dans ses activités quotidiennes, il choisirait sans aucun doute la cuisine. Il testait constamment de nouvelles recettes et redoublait de créativité pour utiliser le moindre morceau comestible dans chaque aliment pour ne rien perdre. Chaque jour, il régalait sa famille et il trouvait là sa seule satisfaction.

C’est donc avec un sourire sincère qu’il huma le doux fumet du jackalope cuit et les effluves sucrées des fruits. Profitant de ces odeurs qui devaient maintenant embaumer toute la maison en bois, Anselme coupa prestement des poireaux qui poussaient naturellement au-delà de leur champ. Théophane les avait récolté le matin même. Mélangés à sa viande sautée, ces poireaux deviendront fondants et adouciront son goût.

Un peu plus tard, alors qu’il mettait au four à bois un flan au lait d’avoine, la sonnette retentit. Avant même qu’il puisse esquisser un geste, Léon dévala les escaliers, faisant grincer ses vieilles planches. Isaline avait toujours dit de ne pas courir en descendant car un jour, l’escalier se briserait. Anselme entendit le jeune Léon ouvrir la porte de la pièce de vie, puis des éclats de voix retentirent. La voix féminine fit faire un soubresaut à son cœur : sa sœur était enfin arrivée !

— Flavie ! s’écria-t-il en traversant la cuisine et la salle à manger.

Se découpant dans le chambranle de la lourde porte d’entrée, Flavie tenait Léon dans ses bras. En s’approchant, Anselme s’aperçut que les cheveux bruns de sa sœur étaient plus brillants qu’à son habitude, comme si son séjour à Nesopolis l’embellissait. 

Il embrassa Flavie tandis que les derniers membres de la famille apparaissaient, et dès lors, les conversations fusèrent, la nouvelle arrivée submergée par les questions.

 

Le repas se déroula à merveille. Anselme reçut de nombreux compliments et Flavie affirma plusieurs fois qu’on ne mangeait pas aussi bien en ville qu’ici. Léon mangeait à toute vitesse en laissant de côté les poireaux que sa mère lui forcerait à manger dans tous les cas. Théophane, fidèle à lui-même, se tenait bien droit et en silence, essayant de paraître le plus sérieux et sage possible. Il avait toujours pris à cœur son rôle d’aîné de la famille et souhaitait montrer l’exemple en tout temps. 

Dès le début du repas, Flavie avait été le centre de toutes les conversations. Elle ne s’était pas arrêtée de raconter les derniers événements qu’elle avait vécu et les nouvelles de son travail.

— Il y a environ deux semaines, un nouveau moyen de transport a été installé dans toute la ville. Il a révolutionné les déplacements de tous les habitants ! Il s’agit du tramway autonome à propulsion vibratoire, qui traverse Nesopolis de part en part. Maintenant, on peut traverser la ville en une heure, alors que les calèches autonomes prenaient au moins deux heures, surtout à cause du monde sur la route, et je ne parle même pas des calèches à cheval.

La jeune femme racontait fièrement chaque détail de l’installation de ce fameux tramway et de sa maintenance. Étant mécanicienne, elle avait fait partie des nombreux artisans mobilisés pour son installation à travers toute la ville. Elle avait dû se former à toute vitesse pour pouvoir être à la hauteur de la tâche et elle était bien heureuse d’avoir retrouvé son atelier et ses clients plus classiques. 

Alors qu’elle expliquait dans les grandes lignes comment un tel tramway pouvait fonctionner, personne autour de la table ne parvenait à saisir le moindre sens. Personne sauf Anselme qui voyait dans les paroles de Flavie une échappatoire, un moyen de rêver à une autre vie. Il ne comprenait pas le rôle des vibrations, des tuyaux d’air compressé ou de la chaleur, mais il buvait ses paroles, laissant son imagination faire le travail.

Flavie se rendit compte que le seul qui avait arrêté de déguster le jackalope était son frère, pendu à ses lèvres. Elle mit alors le pied dans le plat de la conversation qui avait été évitée depuis longtemps.

— Tu as l’air intéressé par la ville. Ça ne te dirait pas d’y vivre et de devenir apprenti comme je l’ai été ?

Un silence gêné s’installa, seulement brisé par le bruit des couverts.

— Tu sais bien que nous n’avons pas les finances et que j’ai besoin d’aide ici, intervint Isaline.

C’était dans ces moments d’aveux de faiblesse qu’Anselme voyait à quel point sa mère avait vieilli prématurément. L’inquiétude mettait en avant les plis creusés de ses rides sur son front. Ses yeux noirs, qu’elle avait fait hériter à chacun de ses enfants, étaient voilés par un début de cataracte.

Loin de savoir que cette conversation avait eu lieu des dizaines de fois entre Isaline et Anselme, Flavie poursuivit d’une voix innocente.

— Dans ce cas, il suffit de trouver un travailleur qui accepte de prendre un apprenti contre rémunération ou pension.

À cet instant, ses yeux s’écarquillèrent, trahissant une idée. Méfiante, Isaline plissa les siens. Elle n’avait pas envie que ce sujet plombe cette journée où toute la famille était réunie.

— J’ai entendu dire que les guildes d’alchimistes offraient une pension à leurs apprentis. Apparemment, ils préfèrent investir cet argent dans leurs apprentis pour leur donner de meilleures conditions d’apprentissage, et qu’un plus grand nombre d’entre eux réussissent les examens finaux. Je ne sais pas quel est le montant de cette pension, mais elle pourrait permettre de louer une chambre en ville ou de vous soulager d’une partie des ventes.

Le sourire qu’arborait Flavie contrastait avec le visage en pleine réflexion de sa mère. Anselme lui, avait le cœur qui battait à toute allure, l’espoir renaissant. Sans le savoir, Flavie avait violemment rouvert la porte d’un avenir qu’il ne pensait plus accessible. Au bout de plusieurs secondes où le temps semblait suspendu, Isaline prit enfin une inspiration et délivra sa sentence.

— Il me faudrait davantage d’informations et la certitude que la pension soit suffisante pour que je laisse un autre de mes enfants partir.

Cette réponse n’était pas celle qu’attendait Anselme, mais ce n’était pas la pire qui puisse être prononcée. Il se promit de tout faire pour se renseigner et convaincre sa mère, maintenant que Flavie avait planté la graine d’un espoir. D’ailleurs, elle lui faisait un clin d’œil, signe qu’elle le soutenait.

Le reste du repas se déroula dans une ambiance bien plus légère. Même si Anselme semblait ailleurs, l’enthousiasme inextinguible de Flavie réchauffait la pièce de vie et les rires de Léon occupaient tout l’espace. Isaline observait ce ballet de bruits et de mouvements en se disant que le but dans sa vie avait toujours été d’avoir une famille heureuse et unie.

 

Dans les jours qui suivirent, les courriers n’avaient jamais été aussi nombreux. Flavie écrivait à Anselme dès qu’elle le pouvait en lui transmettant les informations qu’elle avait réussi à récolter sur les guildes des alchimistes. Au nombre de quatre, elles formaient des apprentis dans différents secteurs : celui de la médecine, de la bio-alchimie (ou biologistes), de l’alchimie théorique, ou de la techno-alchimie (qui comprenaient les inventeurs du tramway automatique à propulsion vibratoire). Des guildes existaient dans tous les domaines d’activité, comme la guilde des cartographes, des commerçants, des joailliers… mais aucune d’entre elles n’offraient de pension.

En ce qui concernait cette fameuse pension, son prix était adapté à la vie en ville. Par conséquent, elle était largement suffisante pour contrebalancer le travail à la campagne. Malgré cette excellente nouvelle aux yeux d’Anselme, Isaline avait eu besoin de quelques jours pour faire des calculs et donner sa réponse définitive. En effet, il ne s’agissait pas seulement d’une question d’argent, mais aussi de penser à qui ferait les tâches d’Anselme à sa place s’il venait à quitter le foyer. La cuisine, le brossage des haggis, les devoirs de Léon, le ménage… étaient des corvées qui devaient être réparties entre les deux personnes restantes, Léon, du haut de ses onze ans, étant trop jeune pour faire correctement la majorité des tâches.

Enfin, ce fut lors d’un dîner pris sur la terrasse en bois, construite par le père de famille une dizaine d’années plus tôt, qu’Isaline délivra le fond de sa pensée. Anselme était stressé, son avenir se jouait sur cette décision, et malgré la chaleur des fins de journée d’été, il frissonnait.

— Je vois bien que tu n’es pas épanoui par le travail d’élevage, commença Isaline d’une voix grave et hésitante, comme si elle choisissait ses mots avec parcimonie. Je dois penser au bien de chaque membre de la famille, surtout à celui de mes enfants, mais je ne dois pas non plus mettre en péril les autres, qui souffriront d’une main d’œuvre en moins à la maison.

Anselme retint son souffle, ne sachant si ce début s’annonçait positif ou non.

— Il ne faut pas oublier non plus que louer une chambre à Nesopolis te prendrait une grande partie de ta bourse, c’est donc une option que j’ai directement écartée.

L’attente du verdict était insoutenable pour Anselme, qui serrait sa fourchette à s’en blanchir les jointures.

— Cependant, j’ai discuté avec Flavie qui, aujourd’hui, vit seule en ville. Sa petite maison est suffisamment grande pour accueillir une deuxième personne et cela permettrait à ta pension complète de nous aider à la ferme.

Anselme n’osait plus bouger, son cœur battait à tout rompre. Ses pensées se bousculaient et il avait besoin d’une réponse claire pour y mettre enfin de l’ordre.

— Ainsi, j’accepte que tu deviennes un apprenti dans une guilde d’alchimie si et seulement si tu habites chez Flavie et que l’entièreté de ta bourse nous revient.

Il fallut quelques secondes à Anselme pour pouvoir prononcer un mot.

— Et… elle est d’accord ?

— Oui, répondit simplement sa mère.

Il crut que son cœur allait jaillir de sa poitrine.

Il se leva de table pour aller embrasser sa mère et la remercier le plus chaleureusement possible. Isaline, gênée, se contenta de tapoter le dos de son fils en retenant ses larmes en le voyant aussi heureux. Pour ce moment si spécial, Théophane esquissa un sourire.

Anselme trouvait l’accord juste. Il savait que les questions économiques étaient très importantes pour sa famille qui n’avait jamais marché sur l’or. Alors n’importe quelle valeur lui convenait en échange de partir pour la ville et changer totalement de vie.

Isaline lui révéla ensuite que l’inscription aux guildes se faisait à la fin de l’été ou à la fin de l’hiver. Il lui restait donc cinq semaines pour se préparer à emménager chez Flavie. Durant ce laps de temps, il n’avait jamais été aussi souriant et volontaire. Ses plats redoublaient de créativité et il n’avait pas hésité une fois à prendre en plus les corvées de sa mère.

Le partage des tâches d’Anselme avait été sujet à discussion pendant plusieurs jours, puis finalement il avait été convenu que Léon apprendrait le brossage des haggis et participerait au ménage simple, tandis que Théophane s’occuperait de la cuisine et des dernières corvées.

Flavie lui avait aussi envoyé une nouvelle lettre, plus longue que toutes les précédentes, pour le féliciter de ce nouveau départ et lui rappeler toutes les règles de sa propre maison, qu’il devra respecter à la lettre. Toutes ces instructions firent sourire Anselme qui ne pouvait s’empêcher de rêver au moment où il vivrait enfin en ville.

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blairelle
Posté le 07/12/2024
"Près d’un mois s’était écoulé, mais Anselme avait l’impression que cela faisait une éternité." : un mois depuis le premier chapitre ? Je trouve cela bizarre de prendre le premier chapitre comme référence, étant donné qu'il ne s'est rien passé d'étrange, c'est juste sa routine habituelle.

"Théophane les avait récolté le matin même." => préparés
"Mélangés à sa viande sautée, ces poireaux deviendront fondants et adouciront son goût." => deviendraient, adouciraient
Par ailleurs, pour une famille qui semble avoir des difficultés à se nourrir, le repas préparé par Anselme semble être un petit luxe. C'est pas absurde qu'ils mettent les petits plats dans les grands pour Flavie, mais je pense qu'il serait plus adéquat de le préciser.

"tu n’es pas épanoui par le travail d’élevage" => c'est bizarre, j'aurais plutôt dit "tu ne t'épanouis pas dans le travail d'élevage"

Sinon j'aime bien que la famille soit honnête sur l'argent, et pas en mode mélodramatique "moi je ne veux que ton bonheur, va faire ce que tu veux, on s'arrangera" "mais non maman je ne veux pas te laisser toute seule tu vas avoir tellement de travail" et l'accompagnement violon qui va avec.
Par contre je trouve ça curieux que Flavie ait une maison à elle, parce que même à l'époque les maisons c'est pas donné, et en économisant pour s'acheter sa maison ça fait de l'argent en moins à envoyer à sa famille.
Enfin, Anselme peut vraiment avoir une bourse juste comme ça, en demandant ? Il n'y a pas d'examen, de recrutement quelconque pour que les alchimistes vérifient qu'ils n'embauchent pas n'importe qui ?
Maeghan
Posté le 08/12/2024
Merci une fois encore pour ton précieux retour blairelle ! Je prends tout en note pour la réécriture :D

Le premier chapitre sur PA n'est pas le premier chapitre de l'histoire qui est constitué du chapitre 1 et 2 sur PA. Donc les deux "chapitres" que tu as lu jusqu'ici sont en réalité un seul chapitre que j'ai découpés pour rendre plus agréable la lecture sur PA. Peut-être qu'ainsi ça ferait moins bizarre qu'il ne se passe rien d'étrange dans la partie précédente si ces deux parties sont reliées ?

"Enfin, Anselme peut vraiment avoir une bourse juste comme ça, en demandant ? Il n'y a pas d'examen, de recrutement quelconque pour que les alchimistes vérifient qu'ils n'embauchent pas n'importe qui ?" -> le fonctionnement se rapproche un peu des périodes d'essai qu'on a nous : on est payé pendant les périodes d'essai, mais si on ne correspond pas au travail, cette période s'arrêtera prématurément et il n'y a plus de salaire. Ici c'est la même idée, il y a une bourse tant que les résultats sont à la hauteur. Mais ce sera bien mieux expliqué par la suite !
blairelle
Posté le 08/12/2024
Oui mais il y a un entretien d'embauche avant la période d'essai
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