Chapitre 2 - Nordamón, quartiers de l'Observatoire - Partie 2

Mise à jour 09/04/2024, corrections de coquilles, ajouts et brèves modifications

 

L'intendante, encapuchonnée, avançait dans l'enchevêtrement tortueux, aux murs de pierres. Le labyrinthe datait des premiers Senjarïï dont les différents clans occupaient tout le continent Keltysien avant le Grand-Exode, période marquant l'arrivée des peuples Nahor d'Occident. Également appelés Nahor Blanc de par la couleur de leur chevelure et de leurs yeux dorés, ils débarquèrent sur les côtes de l'Ouest à bord de nombreux voiliers, depuis ce qu'ils nommaient les « Contrées des Brumes ». Ils surnommèrent les autochtones Horoc'h : Le Peuple-Pierre, bien que ces derniers se définissaient sous le nom de Senjarïï et se revendiquaient comme descendants des Hjorts, les premiers-nés du continent. Des récits rédigés par les anciens Nahor blancs rapportaient que les ancêtres de ces peuplades semi-sédentaires avaient construit un grand nombre de sites mégalithiques, de labyrinthes et autres structures de pierres en Keltys. Seulement, à leurs yeux, ces Horoc'h – terme restant péjoratif à ce jour – restaient des êtres primitifs. Aussi, après de nombreuses batailles, la majeur partie des Senjarïï se réfugièrent dans les contrées des Cimes Gelées au Nord du continent, tandis que d'autres s'inclinèrent devant leurs envahisseurs.

L'Observatoire, citadelle de Nordamón, fût édifié par le Nahor Aethyr Ier dit « Le Sage », sur un tertre entouré d'un gigantesque dédale que les Senjarïï considérait comme la tombe d'un éminent ancêtre déifié. Les ruelles qui composaient le labyrinthe, larges de plusieurs mètres, se croisaient sur différentes places, le tout formant un réseau considérablement vaste. Des citoyens, nommés « passeurs » furent formés à s'y repérer, au moyen de runes sur les dalles des sentiers, gravées par les Premiers-nés.

Morwën connaissait bien ces nombreuses voies et ne sollicitait plus les passeurs depuis longtemps, ayant rejoint la citadelle dès l'âge de sept ans. La mante en laine bouillie à présent détrempée, l'Intendante progressa assez vite sous le déluge, puis s'arrêta dans un renfoncement, lorsque la pluie redoubla d'intensité. Enfin, après avoir pris différentes allées, elle parvint jusqu'aux quartiers des herboristes et des alchimistes et s'engouffra dans un bâtiment à colombage, pourvu de plusieurs cheminées.

La pièce, munie de meubles à casiers et de grandes étagères emplit de bocaux, de fioles et de bouteilles de toute forme, fleuraient un mélange de cire, d'essence de térébenthine et de plantes ; un athanor trônait fièrement au centre. Accrochées sur les poutres du plafond, des herbes séchaient à l'air libre, attendant d'être pilées, rangées et étiquetées. Contre le mur de droite, face à un chaudron bouillonnant sous les flammes d'une cheminée, un large plan de travail accueillait des alambics, des chauffes-cire et autres équipements de distillation. L'intendante passa une porte dérobée qui menait vers l'un des nombreux herbularius, jardin des simples rectangulaires où poussaient des plantes médicinales et rares, importées de diverses contrées du Vaste-Monde. Elle y préleva une branche de Khat et retourna au sec aussi vite qu'elle le pu.

Mastiquée, cette plante psychotrope et addictive Sud-Urhâalienne avait la particularité d’éclaircir l'esprit. Mais à forte dose, elle plongeait son hôte dans un état de transe et lui offrait d'incroyables visions. La jeune femme enleva ses gants trempés, préleva les feuilles fraîches et soupira. À ses yeux, Evarœs consommait beaucoup trop de Khat, en témoignait sa silhouette amaigrie et ses insomnies fréquentes. Mentor et tuteur depuis son arrivée dans la cité-état, elle le considérait comme un père de substitution et cela la peinait davantage de savoir qu'il prenait régulièrement une drogue provoquant à forte dose, de nombreux troubles.

La porte s'ouvrit, l'extirpant de ses réflexions. L'intendante dénicha une petite boite en bois, rangea les précieuses feuilles et lança un sourire de convenance à Zinat. Cette dernière, toujours ponctuelle, la salua brièvement et déchargea le contenu de son panier en osier sur la table.

— Ne me dis pas que tu prends cette saloperie... lâcha-t-elle, en s'emparant de divers pots en grès.

Morwën secoua la tête et entreprit de tordre ses gants, imbibés d'eau.

— Le Sabius...

— Je me disais bien qu'il avait maigri ces derniers temps. À son âge, ce n'est pas très prudent. Il en prend depuis quand ?

— Depuis qu'il s'est mit en tête de remettre l'Arcanium en état de marche. Que veux-tu... Il n'en fait qu'à sa tête !

L'herboriste déposa trois parts de cire dans un contenant en céramique et ajouta une part d'un macérât d'huileux fleurant la menthe poivrée, avant d'allumer le foyer à alcool sous la structure en métal.

— Alors, qu'est-ce qui te tracasse ? Demanda-t-elle à Morwën, sans détourner le regard de sa préparation.

— Rien, tout va bien, pourquoi ?

— Arrête. S'il te plaît, pas avec moi. Tu as une mine affreuse. Tu forces les oniromancies, n'est-ce pas ?

Morwën, piquée au vif, soupira d'un air las. Ces trois premières années d'intendance avaient mis un terme à leur liaison, rupture qui n'entachait en rien l'affection que Zinah lui vouait, bien que la page s'avérait tournée depuis longtemps, pour l'une comme pour l'autre. Après une brève idylle avec un jeune philosophe, Tomos – dont elle s'ennuya assez vite – l'Intendante s'enticha de Lazarus et en resta la première surprise, puisque l'alchimiste admirait sa perspicacité et son pragmatisme, là ou d'autre ne voyait que de la condescendance et du dédain. Zinat lui reprochait souvent sa complaisance et son manque de tact. Des différents en entrainant d'autres, mêlés à sa fonction qui ne laissait plus vraiment de place à sa vie personnelle, elles décidèrent, comme un accord, de se séparer, non sans quelques regrets.

Elle observa les traits fins de la Ventorënne, sa peau mate, ses cheveux denses et bouclés, son sourire habituel, franc, jovial, inaltérable. Zinat dégageait toujours une certaine forme de joie de vivre, qu'elle ne comprenait pas vraiment, mais admirait. De même qu'elle n'avait jamais su lui mentir ! Dès lors, elle lui avoua, sans entrer dans les détails, ses difficultés à attraper son rêve, ajoutant de manière honnête – et sans tact – qu'elle espérait bien la trouver ici pour solliciter ses talents.

— Il faudrait que je tente une incubation. Je pensais peut-être à un onguent...

— Un onguent de vol ? M'oui. Mais l'effet psychotrope ne nuirait pas à tes visions ?

— Pas avec la bonne posologie. (Morwën hésita un moment, nerveuse.) Tu penses que tu pourrais me confectionner ça ?

Zinat scruta les étiquettes des étagères, les yeux plissés, hochant imperceptiblement la tête, comme elle le faisait toujours lorsqu'elle réfléchissait. Une manie affreusement adorable au regard de l'Intendante qui attendait son verdict.

— Belladone, datura, absinthe... Armoise... Ce serait une alternative à la composition habituelle, plus légère, mais avec le bon dosage, ça pourrait stimuler l'incubation. J'ai tout ce qu'il me faut pour le macérât. D'ici trois semaines, si tu veux, l'onguent sera au point.

— Trois semaines ? Tu plaisantes...

— Et bien, je peux tenter une extraction à chaud... Il faudrait que je mette mon apprenti sur le coup, histoire de surveiller la préparation. J'espère que ça n'altérera pas les actifs, je préfère largement travailler à froid ! Mais maintenue à une température convenable... Avec ce procédé, tu peux l'avoir d'ici trois jours.

— Ce serait parfait.

— Je termine ce cérat et je vais chercher mon apprenti. C'est un septième cycle assez doué, je m'occuperai simplement des pesées.

— Très bien. Je ne te retiens pas plus longtemps, Evarœs attend ses foutues feuilles de Khat.

L'Intendante remit ses gants et rabattit la capuche de sa mante.

— Morwën, fais attention à toi. Si tu forces trop sur tes mancies... Enfin... Je te connais assez pour savoir que tes fonctions empiètent sur ton sommeil. Ne te surmène pas.

— Ne t'inquiète pas. C'est ma dernière année d'intendance. J'aurai tout le loisir de me reposer un peu, passé l'équinoxe d'Aedrynios. Je te remercie pour l'onguent.

D'un geste amical, elle mit fin à la discussion et s'échappa du laboratoire à la hâte afin de ne pas s'étendre sur ses problèmes. Elle détestait se confier presque autant qu'on se livre à elle !

La pluie continuait de se déverser sur les demeures à encorbellement, les routes pavées, les arcades, les tourelles et leurs toits d'ardoises azuréennes ainsi que les dômes de verre ornés d'or fin, typiques de l'architecture Nahorienne. L'intendante chemina jusqu'au dédale, les pensées tournées vers quelques spirales et rivières de sang.

L'incubation de rêves n'aboutissait pas toujours à des résultats concluants. Cette méthode consistait à provoquer un rêve lucide à l'aide de substances psychotropes, ce qui allait à l'encontre même de l'oniromancie puisqu'il était nécessaire d'exercer une domination consciente sur son rêve. Une fois le mancien plongé dans un état hypnagogique, les toxines provoquaient – si elle en croyait le seul traité existant sur le sujet – une vision-vraie, forme de prédiction survenant lors de transes. Une technique qui la laissait dubitative, voire sceptique ! D'autant que l'oniromancie traditionnelle demandait un lâcher prise absolu et une absence totale de contrôle sur les songes. Mais Morwën n'avait plus d'autres alternatives possibles ; les pratiques oniriques restaient, bien malgré elle, capricieuses et peu exploitées.

L'intendante déambula dans le labyrinthe et y croisa nombre de passeurs guidant de jeunes apprentis et des voyageurs curieux. Les braseros de feux d'argent éclairaient les voies sombres en ce temps déplorable ; leurs flammes d'un gris bleuté ondoyaient sous la pluie battante et répandaient un halo nitescent beaucoup plus ample qu'un foyer ordinaire. Le procédé, inventé et élaboré à la fin de l'hiver par Lazarus Elrim, était jalousement gardé par les alchimistes de la cité-état. La substance huileuse, à base de Thyssalium – un minerai rare importé d'Urhâal – s'enflammait au contact de l'eau. Une petite quantité, seulement, diffusait une lumière éclatante, pendant près d'un nycthémère.

Les feux d'argents semblaient mortellement blesser les créatures nocturnes. Dès lors, les royaumes de Balmor et de Valcombe en devinrent acquéreurs, achetant quantité de tonnelets à prix d'or ou louant à Nordamón les services d'un alchimiste, tout aussi onéreux. Seuls les Lamossiens refusaient le commerce de feux d'argent, considérés comme contre-nature puisqu'ils résultaient de la Science Arcanique.

Par conséquent, les larves bien que présentes sur tous le continent Keltyssien, submergeaient le Lamos plus que n'importe quels autres royaumes. Lazarus étudiait différents alliages susceptibles de les abattre, mais la cité manquait de maîtres artisans capables de forger du Thyssalium, le savoir-faire s'étant perdu au fil du temps. Tout comme son frère, Anërius, s'acharnait à trouver un remède contre l'infection produite par leurs blessures. À cette pensée, l'intendante expira longuement, agacée par le fait que l'on prennent plus au sérieux les délires d'un mancien toxicomane plutôt que les recherches de l'alchimiste et du mire. Et sur cette énième réflexion de la matinée, elle monta les derniers escaliers menant aux portes de l'Observatoire.

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