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Si le Bien était venu leur apporter la vie, le Mal vint leur apporter la mort.
Par une Larme du Cosmos tombée au cœur du Royaume Larzare, Arvalée, la mort vint s'insinuer dans l'existence de l'univers, brisant à jamais l'équilibre divin donné par les Créateurs.
Cette apparition funeste, jeune enfant à la peau blême couverte de spirales fuligineuses, divisa le peuple Larzare.
Les Sarcassins désiraient la garder auprès d'eux, croyant trouver en son iris pâle la confiance et la force d'un nouveau roi.
Les autres Larzares, fidèles aux Dieux, n'avaient d'autres souhaits que de l'exterminer.
Ainsi éclata la guerre.
La plus terrible que n'eut jamais connu le petit pays d'Arvalée.
A la victoire des Larzares, ces derniers posèrent un ultimatum : la jeune fille devrait mourir à l'aurore prochain ou les Sarcassins disparaîtraient aux fonds des eaux du lac Palus.
Les Sarcassins s'exilèrent alors au cœur des roches, protégés par le Mal derrière une porte d'onyx où brûle le feu ardent de la montagne,
Ses alentours défendus par les âmes maudites des prisonniers noyés.
Mémoires des vallées d'Arvalée, Aaron Rustand
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La forêt se refermait sur elle comme un cocon, l'enveloppant de sa douceur familière et de la chaleur de ses épaisses fourrées. Le bruissement des feuilles, ondulant mollement sous le vent comme une tenture émeraude, était ponctué par les clapotis répétés de l'eau sous les pas d'une course effrénée. Les jambes battant prestement le sol, sa natte se balançant dans son dos, Else se laissait porter par l'adrénaline envahissant chacun de ses nerfs, dans une lutte vaine contre les ombres qui la chassaient. Elle les sentait s'accrocher au bout de ses doigts, rongeant peu à peu sa chaire, transformant son sang en glace. Ce froid ardent s'enroulait autour de ses membres, brûlant ses veines d'un feu ne pouvant être éteint, elle devenait peu à peu un être de cristal, froid, sans vie, immobile. La perte de son énergie était comme une lente agonie, s'intensifiant de jour en jour dans un silence lourd de réalisation : elle allait bientôt mourir.
Alors que l'obscurité gagnait son champ de vision, masquant par son opacité fuligineuse les maigres rayons dorés filtrant entre les branches, sa course devint plus anarchique. Ses jambes s'entrechoquaient, bientôt vidées des dernières forces les animant, elles manquaient de la faire tomber à chaque foulée. Sa respiration sifflante se perdait dans ses poumons. Fermant les yeux dans un soupir plaintif, Else crispa les mâchoires et, brisant ses ongles dans le creux de ses paumes, tenta d'accélérer le battement de ses pieds sur le sentier de terre. Les cailloux roulaient sous la pression de ses pas et venaient mourir dans le creux du fossé entre les ronces et les fleurs estivales, faisant s'envoler les nuées de sauterelles ayant pris refuge à l'abri des fourrés. Bientôt, son corps rejoindrait ces amas de roches. Une fois transformé en glace, il tomberait, glisserait, roulerait, avant de venir se briser dans un éclat morne aux milieux des tranchées épineuses. Il semblait que cette lutte était la dernière, plus terrible que les précédente, elle poserait un point final à la longue traque subie lors des derniers mois. Des larmes perlèrent à ses yeux alors que sa poitrine se recroquevillait dans une douleur terrible, ses poumons se remplissant d’un givre l'étouffant. De loin, elle apercevait la clarté du bosquet donnant sur le lac. Peut-être arriverait-elle à temps.
Autour de la silhouette malingre de la jeune femme, les buissons fourchus laissaient place à des rivières de lierres, grimpant aux bouleaux qui bordaient la forêt. Les chênes et les pins disparaissaient face à une nature plus verdoyante, où chaque rayon de soleil se reflétait sur les troncs polis comme sur les colonnes de marbre d'un palais. Le cœur de la forêt se dissipait lentement et les effluves humides du lac remontaient comme une vague aux narines d’Else, emportant avec elle des senteurs de sable et de chèvrefeuille lui brûlant les poumons. La lumière aveuglante frappait de ses robustes éclats les pierres amochées d'une vieille maison de prière, faisant scintiller la verrière brisées de lierres comme une rivière de jade et de diamant. La dépouille d'un vieux chêne centenaire avait détruit l'un des murs et menaçait d'emporter à tout moment le reste de la bâtisse dans sa chute. Au-delà de ce petit sanctuaire, une nappe d'un bleu profond s'étendait, lasse, emplissant de sa froideur céleste des milliers de lieux. Ce roi orné de sa couronne de conifère s'allongeait langoureusement, conscient de sa grâce et de sa beauté. Il se plaisait à refléter en son sein les caprices du ciel, à protéger par sa force la fragile nature et les secrets des temps passés, conservés dans ses mystérieuses profondeurs. Intouchable et terrifiante, la porte d'Onyx se dressait à l'abri de cette énormité de la nature, ancrée dans la montagne, elle défiait de son reflet froid quiconque aurait désiré l'approcher. Les hommes voyaient dans les gravures de ses battants d'anciennes runes divines scellant les enfers au cœur des roches, protégeant les âmes pures des vices du mal par cette forteresse inviolable. Ils chérissaient alors ce décor onirique bâti de la main des dieux et redonnaient à la nature l'entièreté de ses droits, laissant le végétal irrégulier envahir les colonnes de marbre et de pierres, plongeant les lieux dans un espace où le temps ne semblait n'avoir aucune prise.
Face à ce paysage tant attendu, si cher à son cœur, Else se laissa tomber dans la poussière dans un râle de douleur brisant le silence paisible. Son corps se tordait sous les coups de la géhenne, parcouru de spasme, alors qu'une douleur lancinante lui déchirait la poitrine. Ses mains raclaient la terre pour soulever ce cadavre vivant, mais le démon qui l'habitait ne pouvait être dompté, chaque mouvement était vain. Le froid brûlant gagnait son être comme une épine plantée en plein cœur, s'insinuant dans chacunes de ses veines tel un poison. Else laissa tomber son front contre le sol, ses cheveux trempés de sueur lui collant aux tempes, elle inspira sourdement, enfonçant ses dents dans sa lèvre inférieure. Le goût métallique du sang emplit sa bouche et, comme un coup de tonnerre fendant le ciel azur, la glace qui avait envahi son sang implosa, libérant ses muscles et poumons dans un éclat de lumière se projetant sur les arbres l'entourant. Comme sauvée des eaux profondes, la jeune fille ahana dans la poussière. Ses poumons semblaient être en feu et toute énergie vitale envolée. Sa respiration anarchique recouvrait chaque bruit l'entourant, montant comme un vent de panique à ses oreilles. Mais Else était sauvée, elle avait réussi à gagner, ne serait-ce que pour un temps. Ses yeux remplis de larmes et de peur, ses joues rouges, barbouillées d'un mélange de sueur et de terre, lui donnaient un air de pauvresse, souligné par ses habits crasseux. Cependant, elle ne s'en souciait point. Elle se redressa en observant les traces entourant son corps, ses yeux suivant ces petits sillons gravés dans la terre avant de s'arrêter, terrifiée, sur les griffures noirâtres couvrant désormais certains troncs d'arbres. La puissance des ombres l'ayant envahies apparaissait pleinement dans ces altérations de la forêt, exposées faces à elle comme des preuves tangibles du mal qui la rongeait. Terrifiée, Else sentait son cœur s'emballer dans le creux de sa poitrine à mesure qu'elle observait ces traces monstrueuses, la bile lui monta presque aux lèvres. Prestement, elle s'enfuit loin de ce théâtre d'horreur, loin de l'obscurité des bois.
La clarté aveuglante des alentours du lac l'enveloppait comme un chaud manteau, chassant ces rêves malfaisants par le gazouillement familier des oiseaux nichant sur les pourtours du lac. La brise séchait ses larmes et battait les pans de sa robe salie. D'une main maternelle, la nature la consolait et portait ses pas jusqu'au perron de la maison de prière, l'accompagnant par les crépitements des troncs sous les assauts du soleil. La jeune fille s'installa sur les pierres chauffées, effleurant du bout de ses doigts chaques aspérités laissées par le travail de la pluie, se délectant du soleil brillant sur sa peau halé, réchauffant son corps malmené d'une douce étreinte. Lentement, elle passa ses mains le long de sa natte, défaisant une à une chaque torsade, retirant avec assiduité les herbes et insectes s'étant empêtrés dans sa chevelure. Toute préparation à la prière était la même, et malgré les tressautements agités de son âme encore blessée, Else veillait avec attention à effectuer minutieusement chaque action. Bientôt, ces derniers se dissiperaient, elle le savait. Tout redeviendrait calme et paisible jusqu'à ce que les ombres reviennent, incontrôlables, bruyantes, violentes, brisant tout sur leur passage. De nouvelles larmes continuaient de sillonner ses joues de leur flot intarissable. Mais, Else ne cessait pour autant d'effectuer machinalement chaque action, dénouant, frottant, étirant, son esprit vide de toute pensée, seulement dominé par un vide étrange laissé par les émotions trop fortes. S'avançant vers le muret qui bordait le perron, elle glissa ses ongles dans les rainures et d'un geste familier, la jeune fille déplaça la pierre et glissa son avant-bras dans la fissure. Elle en extirpa un petit coffret de bois puis déplia le long voile de prière qu'il contenait, avant de le déposer sur le sommet de sa chevelure, se laissant parfaitement recouvrir du tissu laiteux.
Chaque entrée dans les temples de prière était d'une solennité la mettant mal à l'aise, l'aire passait difficilement à travers le fin tissu et sa demi-transparence l'empêchait de pleinement admirer les lieux. Elle gardait toujours en esprit le jour où, jeune petite fille curieuse qu'elle était, elle avait soulevé son voile pour observer pleinement le temple principal. Les cris du maître avaient retenti avec une telle force qu'il lui semblait que tous les murs avaient vibré de peur sous ce son strident. Elle se souvenait parfaitement des excuses publiques qu'elle avait dû présenter, de ces heures interminables d'attente et de silence qu'elle avait dû endurer pour se faire pardonner des dieux, de la honte qui l'avait couverte. Jamais un mortel ne devait présenter son visage à ses créateurs, seul sa voix devait s'élever pour juger une âme, toute démonstration de beauté n'était qu'une tentative de perversion sur les divins. Depuis ce jour, Else veillait à parfaitement masquer chaque trait de son visage, repassant nerveusement ses doigts sur le sommet de l'arceau, veillant à sa stabilité. La petite porte de bois émit un craquement sourd et le silence glacial l'enveloppa alors qu'elle avançait d'un pas lourd vers le cercle tracé au centre de la pièce. Le claquement de ses talons contre la pierre rebondissait sur chaque pierre et venait se perdre sous la coupole de verre. La jeune fille allongea légèrement le cou pour pallier la sensation de petitesse qui l'envahissait. Elle s'arrêta face à la large vasque et, déchaussant ses gants, elle énonça avec le peu de prestance qu'elle possédait les mots longuement appris.
-Grands Dieux de ce monde, dont la main créatrice a façonné mon sang et la terre que je foule, je me présente à vous, Princesse Elsebeth Goddelijk, fille d'Oswald Bruitenland et de Maanlia Goddelijk, et demande votre aide et votre protection.
Elle retira ses gants, et les déposant sur le coin de la vasque, recouvrit le dos de sa main droite d'un point rouge puis traça un cercle bleu dans sa paume droite.
-Par cette larme rouge, je jure que mes attentions soutiennent la prospérité de mes semblables, par cet orbe bleu, je vous témoigne ma dévotion totale et vous offre mon corps et mon âme.
Sa voix résonnait étrangement à ses oreilles, comme un double suspect, une vision déformée de sa propre personne. Les hauteurs de la bâtisse semblaient accentuer davantage sa voix de crécelle. Dans ces lieux, elle n'était plus la jeune femme empreint d'un mal étrange et prête à donner sa main pour l'honneur de son pays. Elle redevenait la fillette menue, joyeuse et turbulente, accrochant pour le plus grand malheur de ses nourrices sa robe dans les buissons et son regard insistant sur les cloportes roulant dans la poussière. Mais cette petite Elsebeth ne pouvait vivre dans le monde qu'elle côtoyait à présent, elle devait se terrer au fond de son cœur, se faire si minuscule, si silencieuse, pour laisser place à la princesse emplie de bravoure et de sacrifice pour son peuple, à la jeune fille mourante qui cachait son mal sous des gants de soie. Else posa ses genoux contre la pierre froide et d'une pression de son ongle fit balancer la larme de cristal pendant au centre du cercle de bois. En essayant de faire abstraction de ses paroles et du cliquetis du pendule raisonnant le long de l'alcôve, elle se concentrait afin de contenir la détresse qui l'envahissait et adressa d'un ton posé sa requête aux Dieux.
-Chers Dieux créateurs, puissiez-vous répondre à mes vœux. Malgré l'action de votre divine grâce, les ombres n'ont pas relâché leur emprise sur mon âme et leurs assauts redoublent d'ardeur chaque jour nouveau. Les forces commencent à me manquer et mon cœur s'essouffle dans cette lutte trop longue. J'appelle ici vos forces et votre courage. Puissiez me protéger jusqu'au mariage, offrez-moi l'honneur de servir mon peuple. Mon âme sera tout à vous après ce temps.
Le cliquetis du pendant n'avait pas cessé et continuait de rythmer le silence pieux régnant au cœur des murs de pierres. Else hésita un instant à poursuivre sa demande, elle voulait être sauvée de ce mal, de cette faucheuse avançant lentement dans sa robe sombre, mais elle se ravisa. Si les Dieux ne l'avaient pas encore sauvée, c'était que ce mal ne pouvait être vaincu et que son destin était scellé. Depuis sa plus jeune enfance, son futur avait été prémédité, inscrit à l'encre noire sur des parchemins, elle avait été instruite dans un but précis, grandis sous ces attentions veillant à relever chaque attente. Elle se marierait à l'une des familles les plus nobles du klanen Wiktoria pour renforcer l'alliance des deux nations pendant que son frère aîné dirigerait Arvalée en prenant la suite de leur père. Cet aspect de son existence l'avait toujours repoussé et avait pendant longtemps représenté à ses yeux la pire des damnations. Elle qui n'avait rêvée que de douceur et de liberté, qui avait chérie de tout son cœur la nature et les espaces immenses où le vent emporte vos cheveux dans une valse folle, voyait le reste de cette vie, qu'elle avait jusqu'à lors tant aimé, s'écouler lentement dans les artifices de la montagne de glace, loin des siens, plongée dans un monde de paraître et de conventions, au bras d'une personne qu'elle connaissait à peine. Une existence morne contre la sécurité de son peuple et l'honneur de la famille royale d'Arvalée. La liberté d'une âme était le prix à payer pour la prospérité de milliers d'autres, la jeune fille avait accepté ce sacrifice à contre cœur. Mais désormais, cette existence close pouvait presque lui sembler agréable face à l'agonie douloureuse la menaçant. Le calme plat qui l'entoura soudainement brisa le flot de pensées qui envahissaient son esprit, fixant le pendule désormais statique, elle soupira et lissa d'un revers de main le voile couvrant son corps. Elle salua silencieusement l'hôtel des Dieux puis se retira, les yeux fixés sur la porte, évitant tout geste pouvant contrarier les divins.
La chaleur extérieure la frappa de plein fouet, plissant les yeux pour s'habituer à la soudaine clarté, Else s'appuya quelques instants contre la pierre brûlante afin de se stabiliser. Une faible sensation de sérénité commençait à germer dans sa poitrine sous l'action des trois soleils resplendissants, ou peut-être qu'elle naissait grâce à l'espoir donné par sa nouvelle requête. Retirant le voile qui la couvrait de part en part et le replaçant derrière le muret de pierre, la jeune fille observa la nature onduler lentement autour d'elle dans une danse souple et harmonieuse. Elle laissa échapper un sourire mélancolique en se remémorant les parties de cache-cache dans ces épaisses fourrés ou encore les nombreuses chasses à la grenouille dans les roseaux vaseux où elle tombait souvent. Else glissa ses gants à la ceinture de sa robe et roulant le bas de cette dernière, la remonta jusqu'à laisser apparaître ses bottines et ses bas crasseux. À la vue de ses habits brunis par la terre, elle se demanda si cette entreprise était bien nécessaire, il semblait qu'ils ne risquaient pas un nouvel assaut de la boue . La jeune fille s'avança alors vers la berge du lac, où le sable fin laissait rouler des reflets nacre le long des herbes folles qui s'échappaient de ses entrailles en mottes drues. Renouant ses cheveux à mesures de ses pas, elle fixait avec amusement les oiseaux qui barbotaient dans les eaux bleues, dessinant par leurs trajectoires des rosaces malicieuses. Le sifflement des branches et les bruits de la nature résonnant au loin formaient une douce comptine au refrain mélancolique. Else la connaissait si bien. Trop bien. Elle lui était si familière qu'elle paraissait s'être liée à son sang, gravée dans sa mémoire comme un souvenir inoubliable. Et cependant, elle le savait, elle l'oublierait, elle l'oublierait quand seules les glaces froides de Tondime hanteront ses pensées. Combien de fois avait-elle parcouru ces bois à la course, ses pieds la portant chaque fois plus vite ? Combien de fois avait-elle humé cet air mousseux sans jamais s'être senti si libre ? Combien de mois, combien de jours, combien d'heures lui restait-il avant que ce tableau onirique disparaisse à jamais ? Tout son être semblait être là, étalé devant ses yeux. Sa joie, sa liberté, sa douceur, sa curiosité, tous ses souvenirs et ses rires partagés, tout ce qui l'avait fait grandir, sourire et pleurer, tout était là. Au coeur de ces arbres verts, de cette eau bleue, de ces pierres grises. Elle pouvait presque encore voir le fantôme fébrile de la petite Elsebeth piailler joyeusement entre les fougères. Plus que la peur de voir ses souvenirs disparaître à jamais, celle de se perdre elle-même la rongeait plus que tout. Elle était déjà presque folle, habitée par un démon étrange la torturant de l'intérieur, que deviendrait-elle sans ce maigre ancrage lui permettant de garder son esprit ?
Dans un soupir, Else s'assit sur le sable et ramena ses jambes contre sa poitrine, lovant son menton au creux de ses genoux. D'un air contrit, elle observa longuement ses mains, étendant devant elle ses dix doigts à la peau chocolat pour en détailler le contour. Depuis que les ombres avaient commencé à envahir son esprit, la jeune fille avait de nombreuses fois vu apparaître des taches noirâtres grandir le long de ses mains où sa peau semblait se transformer en glace. Elles grandissaient parfois, puis disparaissaient, si bien qu'elle se demandait souvent s'il ne s'agissait pas d'hallucinations. Depuis leur apparition, elle avait pris la précaution de ne plus découvrir ses doigts en compagnie de toute autre personne. Ses parents et sa nourrice s'étaient réjoui de cette soudaine docilité face au port de gants, chose qu'elle avait haï depuis sa plus tendre enfance, ignorant tout du mal qui l'habitait. Le mensonge et la douleur étant plus facile à masquer sous un visage placide, la jeune fille s'était murée dans une conduite exemplaire afin d'éviter toute attention. La découverte de sa folie aurait des conséquences irréversibles, Else le sentait par le mauvais pressentiment qui l'habitait sous le regard inquisiteur de son père. Il fallait donc veiller à ne rien laisser paraître. Ce silence qu'elle s'était infligé était plus destructeur encore que les ombres, mais il les sauverait tous et la jeune fille avait accepté ce nouveau sacrifice.
Dans un battement d'ailes froissées, Else leva les yeux pour observer la mésange noire s'étant posée sur la branche la surplombant. Ce petit volatile au plumage singulier tourna prestement la tête vers elle et s'envola d'un coup d’aile lorsqu'elle croisa son regard bleu. À la suite de ce départ, la nature s'agita davantage, l'eau claquetant, les feuilles et les ailes bruissant dans leur envol. Else comprit rapidement la raison de cette agitation lorsque les bruits d'une course montèrent à ses oreilles. Le visage souriant d'Hector surgit d'entre les broussailles, maculé de sueur, il parut d’autant plus s’illuminer à la vue de sa sœur, abritée sous la voûte des arbres de la rive. D'un pas lourd accompagné par sa respiration sifflante et le crissement de ses bottes sur les pierres, il avançait fièrement, semblant totalement insoucieux du silence inaliénable qu'il venait de briser. La nature si majestueuse s'apetissait sur son passage et la jeune fille, toujours assise sur la berge, sentait son corps se faire engloutir dans l'ombre de son frère. Depuis son enfance, Hector avait porté en lui le charisme de leur père, mais sa prestance semblait s'être affirmée avec les traits de son visage et avait fait de lui le parfait prince qu'il était. Les sages disent que l'habit ne fait pas le moine, mais à la vue du jeune homme, aucun proverbe n'aurait pu paraître incongru que ce dernier. Chaque facette de la personnalité d'Hector avait façonné son corps, ou était-ce son corps qui avait bâti son esprit ? Une assurance sans faille dans un menton fort et ciselé, un cœur loyal et juste dans un sourire franc, il était celui que l'on espérait, il était l'enfant promis, il était tout ce que n'était et ne serait jamais Else. Lorsqu'il arriva à sa hauteur, il replaça du bout des doigts une mèche s'étant échappée de sa natte et la jeune fille sentit son cœur se serrer sous ce geste fraternel. Enfilant à nouveau ses gants pour dissimuler les orbes noirs qui décoraient le pourtour de ses ongles, elle haussa les sourcils face au rictus amusé qui la surplombait.
-Je savais que je te trouverais là, répondit simplement Hector en s'accroupissant à ses côtés, mais j'avais espoir de te voir dans un meilleur état. Je crois me rappeler une conversation récente que nous avons eu à propos du fait qu'il fallait que tu arrêtes de courser les biches, car tu es une jeune fille, pas un loup.
-Je n'ai rien poursuivi, je suis juste tombée.
-Bien évidemment, c'est ce qu'on racontera à Diane, en espérant qu'elle nous croit.
Alors que les lèvres du jeune homme s'étiraient un peu plus, elle détourna le regard, faussement fâchée, ne pouvant empêcher ses propres lèvres d'effectuer la même action.
-Comment se passe la formation de tes futurs chefs de garde ? À ce que je vois, ils ne cessent de progresser.
-Hum, fit le jeune homme en levant un sourcil inquisiteur avant de remarquer le cheveu brun empêtré dans la toile de sa chemise. Oui, ils se débrouillent bien, Lénora m'a encore eu à la pommette. Cependant, ils ont encore des progrès à faire en course-poursuite, je les ai semés dans la forêt pour venir ici.
Un gloussement s'échappa de sa bouche et il tourna son visage pour montrer sa joue tuméfiée. Else prit du bout des doigts son menton pour observer plus attentivement l'ecchymose puis, d'un air réprobateur, elle secoua la tête en soufflant. Sans se dévêtir de son rire, Hector saisit son poignet pour se libérer de ces reproches. Son visage se gela. Comme si le silence pieux des lieux s'était soudainement révolté contre toute cette agitation, le rire intarissable d'Hector s'était perdu dans le regard désormais glacial qu'il lui affichait. Else sentit un frisson désagréable lui parcourir la colonne alors que les iris bleuâtres de son frère la transperçaient de part en part.
-Tout va bien ? Lorsque j'ai touché ta peau, j'aurais pu affirmer que tu étais faite de marbre tellement elle est froide.
-Je suis très frileuse en ce moment.
Elle avait craché ces mots et extirpé son bras de la poigne du jeune homme à la manière d'une voleuse prise en flagrant délit. Elle ne se souciait point du fait que cet accès de fermeté soudaine ne ferait que remplacer chacune de ses paroles par la désignation d'un mensonge. Dans son esprit, seule son idiotie l'importait. Elle pouvait masquer ses mains noircies et ses crises de folie sous des gants et un masque de sérénité. Mais comment pouvait-elle empêcher tout contacte sans paraître étrange ? Toutes tentatives semblaient être vouées à l'échec et la jeune fille n'avait plus d'autre alternatives que d'espérer pouvoir partir rapidement pour Tondime. Là-bas, elle serait libre d'agir comme elle le souhaiterait sans aucune suspicion.
- Je te trouve fatiguée en ce moment, avoua Hector à mi-voix, prends-tu assez soin de toi ? Je ne voudrais pas qu'il…
-Tout va bien, Hector, je suis juste perturbée par les événements actuels. Le départ se rapproche de jour en jour et je ne sais pas quoi faire.
Finissant dans un murmure, la voix de la jeune fille se perdait au fil de ses mots. Lovant son menton au creux de ses genoux, elle fixait distraitement l'étendue d'eau devant elle, essayant d'ignorer du mieux qu'elle pouvait le regard insistant d'Hector. Ce dernier avait perdu son sourire, observant d’un air morne les reflets du soleil glisser comme des fils d'or sur la chevelure de sa sœur. Il avait tenté des jours durant d'oublier cette atroce vérité : bientôt, elle le quitterait à jamais. Il ne le voulait pas. Il ne pouvait concevoir une vie où il ne pourrait pas voir son sourire radieux le saluant le matin, où il n'essaierait pas de la faire rentrer en douce au palais, car elle s'était encore enfuie dans les bois. Il avait essayé de garder sa joie, mais la dure réalité semblait l'annihiler un peu plus chaque jour. Il ne supportait plus de la voir triste, il ne supportait plus de la voir partir.
-Nous pouvons encore parler à père, le convaincre de changer le contrat, de le retarder. Tu n'es pas obligée de partir, ils n'ont aucun droit de te prendre !
Dans un sourire triste, Else se tourna vers Hector, et posant sa main sur son bras pour lui intimer de se détendre, elle plongea son regard dans le sien. Les yeux azur qu'ils détenaient tout deux de leur mère n'apparaissaient plus comme le lac calme et radieux qu'ils affichaient habituellement, ils s'étaient changés en une mer sauvage, déchaînée, hideuse et violente. Elle portait en elle la rage et la douleur, un désespoir que la jeune fille aurait aimé ne jamais croiser dans ce regard.
-Ne te leurre pas Hector. Ne me force pas à te donner une leçon sur le devoir, ce n'est pas mon rôle, tu le sais très bien. Je dois porter mon nom et les sacrifices qu'il apporte. Vitam in salutem populi.
-Vitam in salutem populi.
Dans la devise royale s'enracinaient leurs devoirs, celui d'une existence recluse, celui d'un poids décisionnaire à porter, aucun ne pouvait y échapper. Il fallait payer le prix d'une vie pour celle du peuple. À la vue du malheur de son frère, Else ne pouvait se résoudre à rester de marbre. Ils ne pouvaient peut-être empêcher ce destin fatidique, mais ils pourraient le changer, ensemble, quand les temps seront propices.
-Cependant, tu peux me promettre quelque chose. Quand tu prendras la tête du Royaume, à la mort de père, tu lèveras mon exil, tu m'autoriseras à revenir à Arvalée, même si mon retour ne peut se compter qu'en jour. Nous nous reverrons après mon départ, je te le promets, j'en ai la certitude. Promets-moi que tu feras tout ton possible pour que je revienne.
-Quand le trône sera mien, tu reviendras à mes côtés, je te le promets.
À ces mots, Else sera prestement la main de son frère, puis la retirant doucement, elle retourna dans sa contemplation silencieuse du lac. Le jeune homme la sentait glisser entre ses doigts, lui échapper, mais il le savait, un jour, il la rattraperait.
Effectivement un chapitre bien différent! On a encore du mal a imaginer les lois (physiques et humaines) qui régissent l'univers, et c'est plutôt intriguant!
J'aime beaucoup les petits paragraphes styles documents au début, qui en apprenne plus sur la mythologie.
Tu fais toujours des descriptions poétiques de dingues avec des compositions de mots que je trouves génialissime (dans le même paragraphe, pour ne citer que cela (et parce que ça se suit) : silhouette malingre et buisson fourchus, rivière de lière, tronc polis)). En général tes descriptions sont très imagés et vraiment belles :).
Je crois qu'il y a une erreur dans le paragraphe qui commence par "Chaque entrée dans les temples [...]", à la place de "l'aire", ce doit être "l'air", non?
Pardon mais Else me fait un peu penser à Elsa la reine des neige (prénom et gant, glace qui les rongent), je ne sais pas si c'est fait exprès.
J'aime beaucoup (et encore une fois, je ne sais pas si c'est le ressentit voulu), les dieux "inutiles" et plus porteur de malheur que de bonheur, dont on veut se protéger mais qui n'apportent pas grand chose.
"Sa présence se faire engloutir dans l'ombre de son frère", tellement lourd de sens! "Il est ce qu'elle ne sera jamais", cela fait un beau parallèle avec les lois de l'héritage (et la place des femmes aussi). C'est bien amené :)
J'ai repéré (désolé c'est dans le désordre), un mot manquant : après l'expression "l'habit de fait pas le moine", "n'aurait pu paraitre incongru", il manque le "plus".
Voila voila, sinon c'est super et je vais continuer cela avec la même délectation :)
Merci merci pour tous ces beaux compliments !
L'univers de Cléanes est je pense, comme beaucoup d'univers de fantasy ou de fantastique ne reprenant pas des bases déjà connues, assez lourd de base donc j'essaye de mettre au point des stratagèmes pour essayer d'initier en même temps le lecteur à la géopolitique, aux personnages , aux différents pouvoirs et tout le reste. Il est donc fort probable que dans les premiers le côté magique de la chose soit un peu flou, principalement parce que l'on reste très attaché au personnage de Else. Donc, il ne faut pas hésiter à me dire si à un moment on ne comprend pas ou l'on se perd, car tout est bien organisé dans ma tête (et encore, parfois je doute de cette affirmation :') ) mais je peux très facilement comprendre que le lecteur soit un peu perdu ^^. En tout cas je suis contente que pour l'instant cette absence de précision soit plus intrigante que troublante et que mes petits débuts de chapitres soient éclairants.
Merci, merci pour tous ces compliments sur mes descriptions. Je suis super contente qu'elles te plaisent et qu'elles permettent de bien mettre en forme le décor.
Oui ! Merci beaucoup, je vais corriger ça tout de suite. (Aussi, merci beaucoup pour ton conseil de la dernière fois, j'ai retransféré mon dossier texte sur word et je dois dire que ça m'aide beaucoup pour mes corrections et la mise en page donc merci beaucoup ^^).
Alors non, ce n'est pas du tout fait exprès mais maintenant que tu le dis c'est vrai qu'il y a une forte ressemblance dans ce chapitre x) ( et je crois à d'autres moments futurs aussi). Merci en tout cas de l'avoir mis en lumière, je vais essayer de faire plus attention à ça dans la suite ^^.
(Je rajoute d'ailleurs de suite ce petit "plus", merci merci :3 ).
Merci encore pour ton très gentil commentaire et tous ces beaux compliments ! Je suis super contente que pour l'instant cela te plaise et j'espère qu'il en sera de même pour la suite ^^.
J'ai vu une faute, tu as écris "contacte" au lieu de "contact" et à un moment 'mais je n'arrive pas à retrouver lequel), tu as mis une virgule après un "mais" qui n'avait pas lieu d'être ^^
Merci aussi d'avoir relevé ces fautes , je pense savoir à quel moment je me suis trompé sur "contact" ^^.
Merci encore pour ce superbe commentaire !
Ce nouveau personnage est lui aussi intriguant et semble bien torturé.
J'ai aimé le lien fraternel entre elle et son frère. On ressent très bien la tristesse à l'idée qu'ils ont de se quitter.
Les descriptions sont belles, quoi qu'un peu longue.
J'ai eu la sensation que le troisième paragraphe dénotait un petit peu avec les autres, trop calme à ce moment pourtant si chargé en détresse.
Il y a encore quelques coquilles (des mots remplacés par d'autres (ex: elle -> aile) ou des soucis de conjugaison; les fautes d'inattentions je ne sais que trop bien ce que s'est ^^').
En tout cas j'ai aimé ce chapitre qui nous promet une histoire riche et nous donne déjà quelques idées sur la suite à venir. Je me suis un instant demandé si Else ne pouvait pas être un loup-garou ? (rongée par un mal intérieur. Pourchasse les biche...) Je ne pense pas avoir raison mais ce que je veux dire c'est que cela suscite la curiosité et c'est le plus important :)
Je suis très contente que ce deuxième chapitre t'ait plu et qu'il suscite ta curiosité. Sinon, nous pas de loup-garou, Cléanes est purement de la fantasy avec de nouvelles "créatures" que je m'amuse à inventer. Par contre, j'adore le folklore Amérindien donc il est fort probable qu'il y ait quelques similitudes, ressemblances ou inspirations au fur et à mesure des chapitres.
Très bien, j'attend de voir ça :)