2/ Oubli
La peur des maladies, miasmes, virus… Nous vivons constamment dans cette crainte car comment gérer une épidémie en vase clos ? En permanence nous avons des masques et des gants. Ils sont devenus parties intégrantes de notre habillement. Certains ne les enlèvent même pas en famille. De même les castes sont cloisonnées. Il faut se désinfecter pour passer de l‘une à l’autre. Pour moi c’est différent. Je vais devoir quitter ma caste pour aller dans celle du procréateur mâle et c’est normalement un passage à sens unique. Il me faudra trouver ma place chez les Nourrisseurs et prendre part à leurs activités, devenir une des leurs.
Les Régulateurs m’ont escorté dans une cellule d’isolement. La pièce, entièrement blanche mesure 5m2 environ. Il y a tout le confort nécessaire et même un plafond transparent auquel je peux accéder par une trappe. Là-haut je me retrouve sur les toits avec un espace pour me dégourdir un peu les jambes. Mais la vue est décevante : des toits plats et une bulle de verre opaque qui empêche de voir plus loin sur les côtés. Je suis telle une plante oubliée au fond de son pot et qui tend toutes ses espérances vers le soleil, si loin là-haut. Le reste est assez spartiate avec quelques lectures et de quoi écrire et dessiner. Je n’ai pas accès à des communications extérieures et je ne dois croiser personne. Super.
La quarantaine ou comment s’acclimater en douceur à un déracinement familial. 40 jours dans une cage c’est sûr que ça donne ensuite envie d’aller n’importe où sauf encore une minute dans ce trou à rats ! Changer de caste se paye au prix fort. Seule avec mon esprit pendant de longues journées j’ai peur de celle que je vais rencontrer. Me voici donc enfermée, dans une petite cellule, coupée du reste du monde. Je m’assois contre la porte et fais la seule chose qui me paraît censée : je pleure pour combler le silence.
Nous apprenons tous très jeune avec les Passeurs la tragique histoire de l’humanité sauvage. Cette escalade de violence, d‘égoïsme, d’individualisme qui a mené notre propre espèce au bord de l’extinction. Toutes ces erreurs de nos ancêtres qui ne mesuraient pas, tel des enfants inconscients, la portée de leurs actes. La Terre a beaucoup enduré, beaucoup souffert et un jour ça a été le point de rupture. La folie des hommes a failli tout engloutir. Mais, face à l’adversité, l’humanité possède des ressources insoupçonnées. Plusieurs groupes de personnes ont vu venir la catastrophe. Après le temps des alertes, des supplications, des menaces ils ont décidé de sauver ce qui pouvait et voulait l’être. Ainsi sont nées les Bulles. De véritables planètes autonomes à elles toutes seules. Alors quand tout a été perdu à l’extérieur, ces hommes et ces femmes sont entrés dans les Bulles et en ont verrouillé l’accès. Les premières années de confinement ont été dures et tragiques. Cette privation de liberté, cet endroit réduit, la fin du monde extérieur… Mais chacun avait été sélectionné et entrainé pour survivre. Il parait que certaines Bulles n’ont pas survécu malgré tout mais pour nous garder le plus en sécurité possible toutes les communications avec l’autre monde ont été rompues. Il était difficile d’oublier que dehors encore des amis, de la famille même pouvaient être en danger. Nous gardant à l’abri la Bulle a joué son rôle et nous avons survécu à la guerre, au changement climatique et aux catastrophes écologiques. Nous sommes restés en sureté, sains de corps et d’esprit afin de perpétuer notre race et permettre à l’être humain de sauvegarder, de conserver qui il est. Et le génie humain nous a affranchis de toute cette nature si fragile et corruptible. Cette partie « naturelle » ou sauvage de l’humanité a été ici domptée et rationnalisée afin de nous rendre plus résilients à notre environnement dégradé et dangereux. Nous vivons au sein d’un miracle de technologie et d’ingéniosité. J’ai par exemple, toujours été ébahie par le savoir-faire de mon grand-père qui réparait sans effort les circuits compliqués de recyclage et filtration de l’air. Ça n’a pas l’air de grand-chose mais c’est comme maintenir la respiration d’un gigantesque organisme. Avec la Bulle nous avons créé un écosystème clos qui n’a rien à envier aux écosystèmes naturels. Nous sommes devenus créateurs de notre monde. Et telle une ruche avec sa reine et ses ouvrières, nous fonctionnons tous ensemble pour la survie du groupe entier. Chacun a une place définie qui permet à l’ensemble des rouages de s’ajuster parfaitement. Une tâche pour chacun, un rôle, une pièce du puzzle unique et irremplaçable.
Je suis devenue à mon tour une pièce pour ma communauté. Je suis indispensable. Je dois permettre de créer un nouvel être humain. Ce destin semble glorieux pourtant je ne peux m’empêcher de songer que ce n’est que de mon ADN dont on a besoin et pas de mes compétences. Cette quarantaine est vraiment insupportable et me conforte dans mon sentiment : il faut s’assurer que je suis parfaitement saine. Physiquement du moins… Car mon esprit commence à prendre un peu le large. Je me raccroche à ce que je sais faire. A ce pour quoi je croyais être faite : je dessine inlassablement ces images qui encombrent ma tête.
Un grand vide. Le noir absolu. Au loin des lumières qui scintillent, un ciel plein d’étoiles. De grandes ombres montent devant moi. Des arbres, des arbres gigantesques ! Je m’approche de leur tronc et n’en distingue pas la cime. Au cœur de cette forêt je distingue une petite lumière qui danse derrière les branches. Je m’avance dans le noir, guidée par ce phare minuscule. Je progresse sur un sol entièrement blanc à présent, qui crisse sous mes pas. Je crois que c’est de la neige et pourtant je n’ai pas froid. Je trébuche sur un bois et soudain la lumière s’éteint. Je me retrouve à nouveau dans le noir.
Seule. Seule et oubliée. J’ai l’impression d’être ici depuis toujours. Immobilité. Réveil. Sommeil. Un éternel jour qui recommence sans fin. Comme une remise à zéro de mon identité. Je m’impatiente, je me révolte, je trépigne, rien n’y fait. Pas une visite, pas un message même pas la voix d’un être humain. Je suis la dernière survivante et je ne le sais pas. Peut-être sont-ils tous morts ou partis ? Mes délires sont stoppés par l’arrivée régulière de mes pilules de repas mais mon esprit tourne en rond cherchant une échappatoire. Mais combien de jours ont-ils passé ? Combien de monologues, seule dans le noir, de crises de rage contre des courants d’air. Doucement je me laisse couler et m’allonge sur le sol. Je regarde le temps qui s’est arrêté et les dessins qui tapissent maintenant les murs de ma prison. Une vision de mon esprit torturé écartelé en plein jour. Fascinant.
J’ai lâché prise. Je regarde les rayons du soleil avancer le long du mur et ma tête se vide. Je n’ai plus d’émotions, de passions. Plus de ressentiments qui me lacèrent. Je suis devenue liquide. Une eau placide qui regarde les nuages se refléter sur son dos. Je suis éternelle et immobile. Un arbre figé dans le temps. Ici, hier, maintenant. Seule. Je suis seule depuis trop longtemps.
« Je m’assois contre la porte et fais la seule chose qui me paraît censée : je pleure pour combler le silence. » Bichette elle est trop attachante.
Le worldbuilding est génial ! Ça me donne envie d'en savoir plus et peut-être de voir ce qu'il se passe en dehors des Bulles...
Dans les deux derniers paragraphes, on ressent bien sa solitude. Moi aussi j'aurais l'impression de devenir folle à sa place...