Les roues grinçaient, fatiguées d’avaler depuis des heures les mètres parcourus sur cette route cahoteuse. Assise à l’arrière de la charrette, mon corps tout entier était brinquebalé dans la paille qui ne suffisait pas à amortir les soubresauts. J’avais cessé de compter les fois où la marchandise avait failli passer par-dessus le bastingage du véhicule. Je préférais me concentrer sur les environs, l’œil alerte au moindre phénomène insolite.
À mesure que nous prenions de l’altitude, la roche grise, qui jusque-là dominait le paysage, avait cédé à une neige dense. Quelques flocons recommençaient à tomber de la masse nuageuse pour se poser et parfaire de nouveaux petits cristaux scintillants ce manteau immaculé. Ce dernier recouvrait la majorité des terres escarpées de la région d’Opalpe. Il contrastait avec le vert intense des plaines en contrebas où serpentait un immense delta, créant ainsi une frontière naturelle avec le royaume d’Argenterre.
Depuis la cariole, j’avais une vue imprenable sur ces étendues baignées de lumière que l’on appelait la Vallée de Sel. Ce nom trouvait sa source dans les nombreux marais salants qui remontaient le long des bras de mer jusqu’à se mêler à l’eau saumâtre et brune de marécages à la végétation opulente. Sous les rayons du soleil, l’estuaire ressemblait à une parure argentée, chatoyant entre l’herbe de ces landes comme elle aurait pu le faire autour du cou d’une femme.
Malgré la beauté de ce panorama époustouflant, mon attention était inlassablement portée sur un point précis au-delà d’un horizon qu’il ne m’était possible d’apercevoir. Le Palais d’Anthémis. Mon palais. Celui que j’avais fui, et avec lui, une vie à la destinée déjà toute tracée entre faste et confort. Cependant, je n’éprouvais aucun regret, bien au contraire. Pour le trouver, j’étais prête à faire face aux difficultés que me réservait un avenir incertain.
- Nous allons bientôt entrer dans la forêt, espérons que nous ne ferons pas de mauvaises rencontres, m’annonça le conducteur.
Je fis un léger signe de tête en guise de réponse puis me retournais afin d’admirer les immenses conifères du Bosquet de Pinales. Ces sapins enneigés dévalaient un à-pic pour s’étendre tout autour du pied de la montagne. S’élevant sur plusieurs mètres, leurs branchages touffus et épineux formaient une voute végétale où évoluait une faune endormie par un hiver persistant.
Dès que la charrette eut dépassé la lisière, un sentiment d’apaisement et de plénitude m’envahit. J’avais toujours apprécié l’ambiance mystérieuse qu’offraient les forêts. Peut-être cette affinité s’expliquait en raison du félin en moi qui se sentait davantage dans son élément au milieu de ces arbres qu’entre les quatre murs d’un château.
Je me laissais aller et fermais les yeux pour m’enivrer de cette sensation de liberté totale. À une dizaine de mètre, un oiseau s’envola, faisant tomber le tas de neige qui s’était amassé sur la branche. Les paupières closes, je suivais un instant le battement de ses ailes. La prédatrice que j’étais s’imaginait alors le traquer sur cette terre glacée en jouant avec la pénombre de ces bois qui rendait invisible mon pelage d’ébène.
Je rabattais le capuchon sur mon visage afin de me protéger du vent froid qui descendait depuis les hauteurs. Il ramenait avec lui les effluves des résineux au travers desquels il se faufilait. Mais pas seulement. Mon instinct de prédateur s’éveilla en même temps que mon flair distingua un mélange d’odeur qui n’avait rien à faire ici. Des relents de sueur, de métal et de sang tentaient vainement de se fondre avec ceux du sous-bois.
Puis un hurlement perça la quiétude environnante.
Un frisson me parcourut alors l’échine. Les loups, ils m’avaient retrouvé. Ils étaient proches. Je n’avais plus beaucoup de temps pour réfléchir et trouver une échappatoire. J’optais donc pour la seule qui me vint à l’esprit. Je rassemblais le peu d’affaire m’appartenant puis empoignais un petit sac de pièces que je tendis au chauffeur avec qui j’avais conclu la traversée.
Je ne pris pas la peine de répondre à son visage interrogateur et sautais du chariot en marche. À peine sur la terre ferme, je me précipitais en dehors du sentier tracé pour me réfugier au sein de la végétation. Je courais à en perdre haleine, me frayant un chemin au travers des arbres, des fougères et des ronces qui mettaient à mal ma progression.
Mes pas se succédaient les uns aux autres sans vraiment savoir où ils se dirigeaient. Les arbres se ressemblaient tous et formaient un véritable dédale au sein duquel il était difficile de se repérer. Sur mon passage, quelques perdrix, des lapins et autres gibiers détallaient à mon approche. Plus loin derrière moi, je sentais toujours la présence de mes poursuivants. Ils me suivaient à la trace malgré mes tentatives pour les semer au milieu de cette forêt. Certains s’étaient même séparés de la meute afin de m’encercler et me prendre à revers.
Bientôt, le terrain devint de plus en plus pentu et accidenté. Je dus ainsi ralentir le rythme afin d’escalader la paroi du flan de la montagne. À plusieurs reprises, mes pieds trébuchèrent et glissèrent sur le gravier, m’obligeant à me rattraper de justesse à une roche ou une racine providentielle sortant de terre. Le trouble une fois passé, je redoublais alors d’énergie pour me hisser et continuer mon ascension.
J’étais à bout de force pourtant, qu’importe le froid, la fatigue ou les loups, je ne pouvais pas renoncer. Je ne devais pas renoncer. Il me fallait avancer, coute que coute. Et pour cela, il me suffisait de faire appel à la haine et mon désir de vengeance qui m’animaient. Une rage que je réservais à mon père et à sa folie dévastatrice. Elle était comme un feu destructeur qui consumait mon âme et nourrissait ma détermination.
Essoufflée, je décidais, après avoir atteint le sommet d’un escarpement, de reprendre mon souffle. Mes jambes tétanisées par l’effort me suppliaient de m’arrêter mais la menace qui rôdait autour de moi m’en dissuadait. Je m’autorisais tout de même quelques instants de repos à l’abris d’un rocher afin de retrouver la sensation de mes doigts engourdis, presque brûlés, au contact de la pierre gelée.
Après un bref coup d’œil en bas, je me relevais pour faire face à l’immensité neigeuse qui s’étendait derrière moi. Ici, le vent s’était transformé en un blizzard puissant dont les bourrasques soulevaient des vagues de poudreuse. Je me recroquevillais un peu plus dans mon manteau, comme si son tissu bien trop fin suffirait à me protéger de cette tempête.
Mais alors que je m’apprêtais à reprendre ma fuite, un grognement me fit reculer. Une silhouette se dessina au travers du rideau de neige, affichant ses deux iris pâles et luisants de fureur. Doucement, l’animal s’avança dans ma direction pour sortir de l’anonymat.
- C’est ici que s’arrête votre escapade, Princesse, me dit le loup.
- Je n’ai pas dit mon dernier mot.
- Avec tout le respect que je vous dois, n’usez pas de ma patience.
- Sinon quoi ? Je doute que mon frère te laisse me faire du mal.
- Vous avez raison, le prince tient à vous et …
- S’il tenait à moi autant qu’il le prétend, il n’aurait pas laissé faire notre père.
- Ce qui est fait est fait, maintenant cessez de faire l’enfant et rentrez !
- Jamais ! pestais-je.
- Bon, ça suffit, j’ai assez perdu de temps, gronda-t-il avant de pousser un hurlement pour signaler sa position à ces compères.
J’avalais un juron, empoignant la dague que je portais à la ceinture.
- Tant pis, j’aurai essayé la manière douce, persiffla mon adversaire en me menaçant de ses crocs avant de se jeter sur moi.
D’un pas sur le côté, je l’esquivais in extremis et usais de ma lame. Celle-ci fendit l’air en deux sans atteindre sa cible qui l’avait évité en reculant avant de revenir aussitôt à la charge. Bondissant dans ma direction, je n’eus le temps que de lever l’un de mes bras afin de me protéger la gorge. Sa mâchoire s’enfonça alors profondément dans ma chair, m’obligeant à lâcher mon poignard qui tomba dans un bruit métallique.
Les larmes aux yeux, je laissais échapper un gémissement de douleur puis m’écroulais au sol sous le poids de mon agresseur. Je sentais tomber sur mon visage les goutes chaudes de mon propre sang coulant des crocs acérés qui s’acharnaient sur mon avant-bras. Il fallait que je trouve à tout prix un moyen de me défaire de son emprise sinon je pouvais dire adieu à ma main.
N’écoutant que mon instinct de survie, je tâtais le sol autour de moi à la recherche de quelque chose, n’importe quoi capable de m’aider. Mes doigts s’arrêtèrent sur une pierre qu’ils empoignèrent aussitôt. Avec force, j’assenais un coup violent sur le crâne de l’animal qui, sonné, desserra enfin son étreinte en titubant. Mais il reprit vite ses esprits, secouant la tête avant de me fixer avec un air dément qui déformait un peu plus ses traits.
Les oreilles plaquées vers l’arrière et les babines retroussées, je voyais dans son regard qu’il était prêt à me tuer. Mon cœur s’emballa à mesure que la peur prenait possession de mon être. Le souffle court, je me mis à reculer en rampant aussi vite que mon corps affaibli me le permettait. En chemin, je retrouvais mon couteau et le ramassais à l’instant même où s’élança la bête démente. Dans un geste désespéré, je réussis à atteindre l’abdomen de mon assaillant. Je le frappais, frappais et frappais encore jusqu’à ce qu’il s’écroule sur moi, inerte.
Pendant de nombreuses secondes, je n’osais plus bouger, pétrifiée par un mélange de panique et d’adrénaline. Je finis tout de même par regagner la maitrise de mes émotions. Non sans difficulté, je soulevais le cadavre pour me défaire de sa masse écrasante et le poussais sur le côté, le jetant involontairement de la corniche. La poitrine tambourinante, je le suivais du regard tandis qu'il dégringolait dans le ravin avant de disparaître derrière la cime des arbres en contrebas.
Un long soupir s’échappa de mes lèvres et, alors que la tension redescendait, la morsure se rappela à moi. Je serrais les dents pendant que j’épongeais le surplus de sang qui s’écoulait des trous béants. Avec un bout de tissu arraché de mon manteau, j’entrepris de bander la plaie ouverte. Une fois pansée, je m’empressais de me redresser afin de rejoindre le flanc de la montagne où ses sommets enneigés s’évanouissaient derrière la couche nuageuse qui les entourait.
La poudreuse était épaisse mais pas suffisamment pour soutenir mon poids et mes pieds s’y enfoncèrent jusqu’aux genoux, me glaçant un peu plus les os. À plusieurs reprises, je trébuchais dans la neige sur laquelle je laissais mon empreinte ensanglantée. J’aurais pu prendre mon apparence féline mais, avec ma blessure, cela m’aurait davantage ralenti que protégé de cette météo déchainée. De toute façon, dans un tel blizzard, même avec mes sens décuplés, il m’aurait été impossible de percevoir le bout de ma propre queue.
J’étais perdue au milieu de cette immensité incolore et, après des heures de marche, je commençais à désespérer. Je guettais la moindre odeur de fumée qui aurait pu m’indiquer l’existence d’un campement ou d’une habitation. Mais il n’y avait rien autour de moi qui puisse ressembler à une quelconque trace de vie ou piste à suivre. Pas un arbre, ni un bloc de pierre. Rien d’autre qu’un désert blanc dans lequel j’évoluais sans savoir où j’allais. J’avais bien tenté de me servir de ma boussole cependant celle-ci s’était brisée lors de l’affrontement.
Épuisée et frigorifiée, c’était un miracle que je tienne encore debout. L’air glacial me brûlait les poumons, transformant chaque respiration en une véritable torture. J’avais si froid, si soif, si faim, si mal. La douleur me brouillait la vue. Mon corps tremblait. Je ne faisais même plus attention à la direction que je prenais. Je chancelais ici et là, les paupières mi-closes, avant de tomber. Cette fois-ci, aucune détermination, aucun désir de vengeance n’allaient me donner la force suffisante pour me relever.
Je restais là, étendue dans cette neige aussi pâle que mes lèvres tandis qu’un voile noir obscurcissait peu à peu ma vision. Une larme perla le long de ma joue et finit sa course dans le creux du rictus amer qui étirait ma bouche. Quelle façon pathétique de mourir pensais-je. J’avais été bien naïve de croire que j’étais de taille pour un tel périple, que c’était mon destin, celui pour lequel j’étais née.
Immobile, je laissais progressivement les flocons me recouvrir, les yeux rivés vers ce ciel opaque qui allait être la dernière chose que je verrais. À moins que …
Plus loin, des pas. Ils s’approchaient lentement. Était-ce les loups ? M’avaient-ils retrouvé ? Pourvu que la mort m’emporte avant. Celle-ci serait toujours plus douce que le sort qu’ils me réservaient pour ma trahison. Et alors que l’obscurité s’intensifiait, une vague silhouette se dressa au-dessus de moi sans que je ne puisse en discerner les traits, perdant finalement conscience.
Sympa de passer du tout petit garçon à une jeune fille, c'est intelligent et ça maintient le suspens ! J'aime beaucoup l'idée que tes personnages (peut-être pas tous) puissent se transformer en animaux. En cas d'affrontement, ça promet !
On ne connaît toujours pas le prénom de ton héroïne, mais la pauvre, elle n'a pas de chance ! Et qui est le frère-prince dont elle parle ? Le petit du chapitre d'avant ? J'en doute, mais ça me donne envie d'en savoir plus ;)
Je prends juste la liberté de te partager les fautes que j'ai pu relever (d'ailleurs, je pense que tu as tendance à confondre le passé simple et l'imparfait, parfois ^^ En général, quand j'ai un doute, je remplace "je" par "il" ou "elle" et ça m'aide à choisir. Je ne sais pas si ça marchera pour toi. Bien sûr, tu en fais ce que tu veux !)
Avait cédé à une neige dense --> cédé la place
Ce manteau immaculé --> sur ce manteau
Je me laissais aller et fermer els yeux --> fermais (je pense que tu devrais mettre ces deux verbes au passé simple plutôt qu’à l’imparfait. Niveau rythme, ça correspond mieux à ton récit :)
Les paupières clauses, je suivais un instant --> suivis
Je rabattais --> rabattis
En même temps que mon flair distingua --> distinguait
J’optais donc --> j’optai
Je rassemblais --> rassemblai
Empoignais --> empoignai
Sautais du chariot --> sautai
Je me précipitais --> précipitai
Je courais --> courus
Qu’importe le froid --> qu’importait
Coute que coute --> coûte que coûte
Je décidais --> décidai
Je m’autorisais --> m’autorisai
A l’abris --> abri
Je me relevais --> relevai
Je me recroquevillais --> recroquevillai
Pestais-je --> pestai-je
J’avalais un juron puis empoignais --> avalai / empoignai
Je l’esquivais --> esquivai
Usais --> usai
Qui l’avait évité --> évitée
Je laissais échapper --> laissai
M’écroulais --> m’écroulai
Je tâtais --> tâtai
J’assenais --> assenai
Je voyais --> je vis (ça rend la scène plus dynamique)
Je retrouvais --> retrouvai
Le ramassais --> ramassai
Où s’élança --> s’élançait
Je le frappais (x3) --> frappai
je soulevais --> soulevais
le poussais --> poussai
je le suivais du regard --> suivis
je serrais les dents --> serrai
je m’empressais --> m’empressai
je trébuchais --> trébuchai
cela m’aurait davantage ralenti que protégé --> ralentie / protégée
je commençais --> commençai
je chancelais --> chancelai
aucune détermination, aucun désir de vengeance n’allaient --> n’allait
je restais là --> restai
je laissais progressivement --> laissai
qu’ils me réservaient --> qu’ils me réserveraient
A plus tard pour la suite !
Eh oui j'ai du mal avec le passé simple et l'imparfait. Je vais suivre ton conseil pour ne plus recommencer.
Merci encore pour ton passage et tes appréciations :)
Me revoilà pour un nouveau méchant commentaire ! Non je rigole. J'aime vraiment beaucoup l'univers de cette histoire, les noms, les descriptions, tout s'accorde très bien pour créer un univers qui est déjà assez vivant et c'est un très gros point positif !
Hâte de lire la suite !
Ps: Je continue à croire que tu as toutes tes chances de te faire publier un jour, une imagination aussi fertile ne peut pas rester dans l'ombre comme ça. Tu as un talent de dingue et je trouve que les romans fantastiques, que ce style te va bien.
Je ne suis pas une adepte des descriptions, mais quand c'est toi ça ne me dérange pas.
Bisous crêpe !