Chapitre 3 - L'homme au turban

Cette scène, je la connaissais par cœur. Pas une nuit ne passait sans que, une fois mes yeux clos, mon sommeil ne soit hanté par ce même cauchemar, condamnée à le revivre encore et encore.

Les flammes ondulantes de ma chandelle qui éclairaient timidement cette chambre plongée dans une pénombre teintée des rayons argentés de la pleine lune. Les rideaux valsant au gré de la brise marine qui transportait un air frais depuis la fenêtre ouverte. Le froid de cette pierre sur laquelle mes pieds nus avançaient d’un pas hésitant. La douleur grandissante dans ma poitrine martelée par l’angoisse au moment où mes doigts tremblants empoignaient la draperie du lit à baldaquin.

La fin aussi, je la connaissais. Pourtant, quelque chose en moi ne pouvait s’empêcher d’espérer un autre dénouement. Une lueur qui disparaissait et dont le goût âpre laissé derrière elle me torturait un peu plus dès que la réalité de mes souvenirs refaisait surface. Et cette fois-ci ne fit pas exception.

 

Je me réveillais en sursaut, haletante et terrifiée. Rien n’avait changé hormis le fait qu’aujourd’hui, je parvenais à retenir mon haut-le-cœur et mes larmes. Certains jours étaient plus difficiles que d’autres mais je réussissais maintenant à dominer ce chagrin qui continuait tout de même à me ronger. Assise, je gardais le poing serré contre mes lèvres closes, retenant un cri de colère.

Reprenant progressivement mes esprits, mon attention se porta sur le bandage autours de mon bras. Il était propre et n’avait rien du bout de tissu arraché dont je m’étais servie pour me soigner. Quelqu’un l’avait changé. Je tentais vainement de faire appel à ma mémoire qui ne se résumait qu’à une succession d’images floues avant ma perte de connaissance.

J’entendis ensuite le crépitement du feu qui diffusait une agréable chaleur. Sa lumière douce et réconfortante jouait aux ombres chinoises sur la roche tout autour de moi. Dehors, la tempête faisait toujours rage et tentait de s’infiltrer au sein de la cavité servant de refuge. Comment avais-je atterri ici ? Qui m’y avait emmené ? Les mercenaires sous les ordres de mon frère ?

Alerte, mes yeux se mirent à scruter le moindre recoin de cet endroit. Étrangement, je n’y trouvais aucune affaire, ni trace qui aurait pu m’indiquer la présence d’une autre personne. J’étais seule comme si, après avoir été sauvée, on avait finalement choisi de m’abandonner au milieu de ce campement de fortune. Qui agirait de la sorte ?

Par instinct, je vérifiais que l’on n’avait pas profité de mon inconscience pour me subtiliser le peu de biens que je possédais. Je lâchais un soupir, rassurée, après avoir constaté que rien ne manquait. Lors de ma fuite, je n’avais pas emporté grand-chose, juste de quoi financer mon voyage jusqu’à Cerf-de-Pic, le chef-lieu de la région d’Opalpe.

Je resserrais les liens de ma bourse lorsque je fus interrompue par le crissement de pas à l’extérieur. Ceux-ci se dirigeaient vers l’entrée de la grotte et étaient bien trop sonores pour n’appartenir qu’à un simple animal. Ne sachant pas à qui j’allais devoir me confronter, je posais ma main sur la garde de ma dague, le cœur battant à tout rompre.

Une silhouette sombre se dessina derrière le rideau de neige qu’elle traversa pour venir se réfugier à l’intérieur. Se dévoila alors un homme de haute carrure que le givre recouvrant les épais vêtements dans lesquels il s’était emmitouflé faisait ressembler à un vieil ours polaire. Il s’épousseta puis glissa un bref regard sur moi avant de se débarrasser de sa besace ainsi que de la lourde fourrure près du feu de camp.

Il garda ses gants ainsi que le foulard rouge enroulé tel un turban autour du visage, ne laissant visible que ses yeux au bleu intense. Sous son plastron de cuir foncé et ses habits de baroudeur, on devinait un corps plutôt svelte et bien bâti. Dans son dos s’entrecroisaient deux fourreaux contenant des sabres fins dont la forme courbe m’était jusque-là inconnue.

L’individu détacha un lapin qui pendait à sa taille puis vint s’assoir à quelques mètres de moi, sans prononcer un seul mot. Je ne me considérais déjà pas comme une grande bavarde mais lui, il battait tous les records. Ne supportant plus la tension alimentée par ce silence, je décidais d’entamer la conversation.

- Est-ce que c’est vous qui m’avez sauvé ?

Il continua de se taire tout en œuvrant à ses affaires sans m’accorder la moindre attention. Je fronçais les sourcils face à ce manque évident d’égard auquel je n’étais pas habituée. Ne souhaitant pas me montrer ingrate vis-à-vis de mon sauveur, je préférais ravaler mon orgueil blessé. Tandis que je le regardais du coin de l’œil, un frisson me parcourut l’échine quand je le vis se munir d’un couteau avec lequel il dépeça et découpa d’un geste sûr le pauvre animal.

- Puis-je connaitre votre nom ? demandais-je en feignant l’indifférence devant le sang et les entrailles jetées au feu.

Tout à coup, il se redressa et s’avança dans ma direction. Par reflexe, je le tins en respect avec ma lame, prête à me défendre. L’individu me toisa quelques instants avec une expression empreinte d’une certaine surprise. Cependant, cette dernière disparut rapidement derrière un rictus moqueur. Pas le moins du monde intimidé, il passa son chemin et s’empara d’une branche pour y embrocher les morceaux de viande qu’il mit à rôtir.

Je restais planter là, ne sachant comment réagir face à mon amour-propre un peu plus froissé, pendant que lui s’afférait déjà à une autre tâche. Tout un tas de questions se bousculaient dans ma tête. Qui était-il et que me voulait-il ? Étais-je prisonnière ou libre de partir ? À cette dernière interrogation, mon regard fuit vers l’extérieur. J’espérais y voir une quelconque éclaircie, mais rien. La neige se s’arrêtait-elle donc jamais de tomber dans ce pays ?

Il n’avait pas besoin de m’enchaîner, ni même de me menacer pour m’obliger à rester ici, la météo s’en chargeait pour lui. Que je le veuille ou non, attendre avec lui était ma meilleure option si je souhaitais rester en vie. Résignée et fatiguée, je décidais de me rassoir.

J’entendis alors un rire à peine étouffé et aperçus l’air narquois de l’homme qui avait visiblement deviner mes intentions. Pourvu que la tempête cesse au plus vite ! Je ne pourrais supporter très longtemps cette situation ainsi que son insolence. À Anthémis, on l’aurait exécuté pour moins que cela. En tant que fille du roi, le simple fait de croiser mon regard sans y avoir été autorisé pouvait être passible de la prison.

Un temps de tyrannie auquel il fallait mettre un terme avant que la folie de mon père ne devienne incontrôlable. Elle avait déjà couté la vie à bien trop d’innocents. Avant, je me complaisais dans ma cage dorée, détournant le regard devant cette barbarie dont j’étais régulièrement témoin. Mais depuis cette nuit, tout avait changé. Quelque chose en moi s’était brisée. Le deuil m’avait ouvert les yeux. Et comme punition, il me rappelait chaque soir ce que j’avais perdu.

Plongée dans une mélancolie amère, je perdis mes pensées dans les flammes du foyer. Une larme silencieuse se mit à perler le long de ma joue. Du revers de la manche, je l’essuyais discrètement avant que mon compagnon ne l’aperçoive. Soudain, celui-ci se rapprocha de moi et me tendit une part de gibier.

Du bout des doigts, je pris la brochette et attendis qu’il n’aille se réinstaller plus loin. Malgré ma méfiance, je ne pus résister au fumet appétissant de cette viande grillée à point qui fit rugir mon estomac vide. Par tous les dieux, que cela faisait du bien de manger ! Depuis combien de temps n’avais-je pas eu un repas digne de ce nom ?

Tandis que je dévorais sans retenue ce qu’il me restait d’une patte-avant, mon camarade revint vers moi pour me proposer un peu d’eau. D’abord perplexe, je finis tout de même par céder à son invitation et bus à grandes gorgées.

- Merci, bredouillais-je en lui rendant sa gourde.

Je m’attendais à ce qu’il retourne à sa place, au fond de la grotte, mais il se contenta de me regarder. Sans prévenir, il se saisit un peu trop brusquement de mon bras endolori que je tentais aussitôt de défaire de son emprise. En vain. Avec davantage de délicatesse, il retira le bandage de mes plaies et en évalua l’état de guérison.

Je profitais alors de cette proximité pour l’observer plus en détails. Il semblait avoir le même âge que mon frère, soit quatre ans de plus que moi. Plusieurs mèches de cheveux châtains dépassaient de l’écharpe, se collant à sa peau brunie par les nombreuses heures de marche sous un soleil de montagne. Une petite cicatrice entaillait sa pommette juste au coin de son œil droit.

- Pourquoi est-ce que vous faîtes ça ? Pourquoi m’aider alors que …

Soudain, il appuya sa main sur ma bouche pour me faire taire. Au loin, le hurlement d’un loup terminait de résonner. Mon cœur s’emballa aussitôt et je voulus me relever, prête à m’enfuir, mais l’homme me retint fermement. Saisie par le regard noir dont il m’accusait, je coopérais et gardais le silence.

Une fois sûr que je n’allais pas commettre d’impair, il glissa sa main sous l’encolure de sa tunique et empoigna la petite pierre aux reflets irisés pendue à son cou. Un murmure à peine audible suivit et je vis avec stupeur ses yeux devenir entièrement noir. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que le bleu de ses iris ne réapparaisse et que ceux-ci ne reportent leur attention sur moi.

Trop surprise pour oser bouger, je l’observais, bouche bée, alors qu’il continuait, comme si de rien n’était, à appliquer un onguent sur mes marques de morsure.

- Qu’est-ce … Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Vos yeux, ils … Comment est-ce possible ?

Il poussa un long soupir avant de se remettre debout et de me tourner le dos. Son mutisme commençait sérieusement à m’agacer. J’étais assaillie par bien trop de questions pour le laisser s’en tirer une fois de plus.

- Qui êtes-vous bon sang ?

Toujours aucune réponse. Outrée par son comportement, je me levais d’un bond, passant outre le tremblement de mes jambes endolories, et affichais un air autoritaire.

- Je vous ordonne de me répondre !

- Ici, tu n’as aucun ordre à me donner, Princesse, déclara-t-il en faisant enfin entendre le son de sa voix.

Ce fut à mon tour de rester silencieuse. Comment savait-il qui j’étais ? Rien dans mon apparence ne reflétait mon identité, j’y avais veillé. Pas un bijou, uniquement des vêtements de seconde main et une coiffure des plus sobres. Voilà ce qui me décrivait à présent. Et si à Anthémis mon visage était connu, c’était loin d’être le cas en dehors de ses murs.

- C-comment savez-vous qui je suis ?

- Oh on n’oublie pas si facilement un minois comme le tien, se moqua-t-il. Et avant que tu ne poses la question, oui nous nous sommes déjà rencontrés. Mais je doute qu’une personnalité de ton rang se souvienne d’un gars comme moi.

- Que me voulez-vous ?

- Pas de panique, si j’avais voulu te faire du mal, je ne t’aurais pas ramené ici pour te soigner. D’ailleurs des remerciements n’auraient été de trop mais, il faut croire que tu restes toujours égal à toi-même …Théa.

- Je vous interdis de vous montrer aussi familier avec moi ! Je ne suis peut-être plus dans les bonnes grâces du roi mais je n’en reste pas moins la Princesse du royaume d’Argenterre alors vous me devez le respect ! fulminais-je en adoptant une posture fière.

- Oh, mille pardons, votre Grâce, minauda-t-il en singeant une révérence. Néanmoins, sa Majesté a l’air d’oublier qu’elle n’est plus dans la belle tour d’ivoire de son palais mais dans les montagnes escarpées et peu hospitalières d’Opalpe. Qui plus est, perdue et poursuivie par les mercenaires du roi alors …

- Alors quoi ?

- Que ça te plaise ou non, ton titre de noblesse ne te sauvera pas la vie, bien au contraire. Il suffit de voir dans quel état je t’ai récupéré. Un enfant se serait mieux débrouillé que toi ! On se demande vraiment ce que tu es venue faire ici !

- Ça, ce ne sont pas vos affaires !

- Voilà enfin quelque chose sur laquelle on est d’accord ! Maintenant, si tu veux bien m’excuser, il se fait tard. J’aimerai me reposer, annonça-t-il en s’allongeant, son havresac lui servant d’oreiller.

- Dormir ? Avec eux rôdant dehors ? C’est hors de question ! Ils vont nous retrouver et …

- Écoutes, loin de moi l’idée de donner des ordres mais tu ferais mieux d’en faire autant toi aussi. Ici, le climat est assez différent de là-d’où tu viens. La nuit tombe plus rapidement, sans parler du blizzard qui, tu l’auras remarqué, ne cesse de faire rage. Par conséquent, aucun être sain d’esprit n’essayerait ni même ne songerait à parcourir ces montagnes dans ces conditions. De plus, contrairement à toi, tes mercenaires ne sont pas aussi inexpérimentés ! Ils savent que ce serait bien trop risqué pour eux de continuer. Maintenant si tu préfères tenter ta chance toute seule, vas-y, je t’en prie, je ne te retiendrais pas. Enfin sache que je ne te donne pas une demi-heure avant de revenir … si tu réussis à retrouver ton chemin.

Piquée dans mon orgueil, je serrais la mâchoire et ravalais le tas d’injures que je m’apprêtais à lui déverser, ne souhaitant pas lui laisser le plaisir de me voir perdre mon sang-froid. Je m’allongeais sur ma couchette de fortune et m’emmitouflais dans mon manteau afin de dissimuler ma moue boudeuse.

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Jinane
Posté le 04/06/2020
Intrigant, ce nouveau personnage ! Pas très bavard, mais capable d'aider une princesse en disgrâce… je me demande qui c'est. Si en plus il la connaissait, il doit bien savoir plus de choses ^^

J'aime bien ton héroïne aussi. Elle a l'air intelligente et le deuil dont elle parle donne envie d'en savoir plus sur elle. Vers la fin, j'ai vraiment cru que les petites provocations du chasseur (je vais l'appeler comme ça jusqu'à ce qu'il dise son nom !) l'avaient poussée à sortir dans le blizzard. L'air de rien, elle est susceptible mais ne paraît pas stupide ou imprudente.

A tout de suite pour la suite !
Ouroboros
Posté le 04/06/2020
Coucou,

Hahaha l'identité de ce nouveau personnage ne sera pas révélée tout de suite. J'avoue avoir un certain plaisir à laisser durer le suspense le concernant.

Et oui, Théa a son petit caractère mais, la plupart du temps, elle réussit à garder la tête froide ! Elle a un objectif et rien ni personne, pas même son orgueil de princesse, ne l'empêchera de l'atteindre.
Le deuil auquel elle a dû faire face est un événement crucial qui l'a profondément transformée.

Merci encore pour ton commentaire et à tout de suite dans le prochain :)
Mymy M.
Posté le 02/04/2020
Je ne vois pas la suite . Elle est où ? C'était un chapitre très bien et j'adore cette "première" rencontre. Hâte de lire la suite. Dépêche toi donc !!!!!
Ouroboros
Posté le 03/04/2020
Elle est là très chère ! Suffisait de demander !
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