Chapitre 2 : Refus

Amadou grogna. Cette fois, il était vraiment en colère.

« Sa phrase exacte était : Il fut incapable de se défendre et se laissa mener sur le bûcher sans faire de mal à quiconque. Tant que tu ne fais de mal à personne, tu peux lancer des sorts ».

Super, pensa Amadou. Sur son fauteuil abrité du soleil par une toile tendue, le noble du coin à la peau presque aussi sombre que celle d’Amadou fit signe au bourreau. Ce dernier descendit la torche vers la paille aux pieds d’Amadou. D’une pensée, le kwanza chassa l’air autour de la flamme qui s’éteignit instantanément.

La foule hoqueta de stupeur. Amadou explosa de rire. Ça marchait ! Tant qu’il ne faisait de mal à personne, il pouvait agir. Il projeta ses pouvoirs vers les cordes qui tombèrent. Les villageois reculèrent, terrifiés devant cet homme qui, l’instant d’avant, ne se rebellait pas, devenu soudain une menace.

Amadou ricana puis activa l’ancrage de maîtrise supérieure de la nature. Sa formation terminée, il savait très bien s’en servir et ce sort-là ne s’opposait pas aux règles. Après tout, l’endroit était boisé. Que de la sève collante apparaisse partout sur les pieds des villageois n’était pas complètement invraisemblable.

Amadou profita que la foule hurlait et s’énervait, tentant de se libérer de la pâte visqueuse pour s’avancer vers sa proie. La sorcière devait l’accompagner. Elle représentait une menace bien trop grande. Il avait tenté la méthode douce et s’était retrouvé sur un bûcher. Changement de plan !

Amadou vit le comte se tourner vers sa fille. Ces cheveux noirs tressés suivirent le mouvement. Il lui demanda :

- Il semble en avoir spécifiquement contre toi. Une raison à cela ?

Amadou gronda.

- Je l’ai dénoncé ? proposa l’insolente d’un ton ironique.

« Tu m’as dénoncé alors que tu es une sale sorcière ! » s’énerva Amadou. Il essaya d’imaginer comment la contraindre à le suivre sans lui faire le moindre mal. Son imagination peinait à envisager un scénario. Après tout, il n’était pas connu pour faire dans la subtilité. La dentelle, très peu pour lui. Bourriner lui semblait toujours la solution adéquate.

- Comment as-tu su qu’il était sorcier ?

- Il me l’a dit, indiqua la sorcière blonde.

- Pourquoi s’est-il confié à toi ?

- Parce qu’il pensait que je le soutiendrai.

- Pourquoi croyait-il cela ?

- Parce qu’il est stupide, s’exclama la jeune femme.

Le comte ricana tandis qu’Amadou, presque arrivé, gronda.

- Il vient vers nous, dit le comte.

- Quelle perspicacité, père, ironisa la salope et le comte rit encore.

Amadou s’immobilisa devant la jeune femme tandis que les villageois tentaient toujours de se libérer de la sève collante qui entravaient leurs gestes.

- Viens avec moi, ordonna Amadou en fixant ses yeux noirs dans ceux bleus de son interlocutrice.

- Non, dit la sorcière.

- Tes pouvoirs doivent être…

- Ma fille n’est pas une sorcière, gronda le comte tandis que les témoins proches de la scène hoquetaient devant tant d’insolence.

- Votre fille constitue une menace pour le monde entier.

- C’est toi, la menace ! gronda le comte.

- Tu m’as maudit, sorcière, grogna Amadou.

- Ma fille n’est pas… commença le comte mais l’inconnu l’ignora.

- Avec des mots, de simples mots.

La fille du comte ne frémit même pas. Elle restait stoïque, neutre, calme, tout l’inverse d’Amadou qui crevait d’envie de lui mettre son poing dans la figure. Son bras refusait obstinément de lui obéir. Satanée magie ! Mais comment faisait-elle ? Il était un maître en son art. Elle venait de le berner comme un gamin. Impensable !

- Je n’ai jamais vu personne manier la magie de cette façon.

- Ma fille n’est pas… recommença le comte.

- Viens avec nous et tu apprendras… commença Amadou mais le noble se leva et arma le bras, obligeant Amadou à se taire.

Il avait été formé par Anamerh, Tewagi devenu niveau 5 à L’Jor. Ce moins que rien n’avait aucune chance de le toucher. Ce fut sans la moindre difficulté qu’Amadou esquiva le coup de poing, maudissant cette sorcière de l’empêcher de répliquer.

« Venez m’aider », demanda Amadou dans la toile télépathique le reliant à ses compagnons.

« Elian ne va pas apprécier », grogna Bassma.

« Je m’en fous d’Elian », répliqua Amadou en esquivant le deuxième coup. « Je ne peux pas m’en prendre à eux ».

« Trouve une solution non agressive » grogna Bassma.

« Propose, je t’écoute » ironisa Amadou qui savait très bien que Bassma était autant au moins une bourrine que lui.

« Tu peux la maudire ? »

« Non. Manipuler son assemblage, c’est lui faire du mal. Son sort me l’interdit. Il aurait fallu que je le fasse dès le départ mais elle ne m’a rien laissé le temps de faire. Elle a attaqué directement ».

« Je sais. J’ai vu » grommela Bassma.

« Et puis, son assemblage est trop bizarre. Même moi, je n’y comprends rien. Ça ne ressemble à rien que je connaisse. »

« Intervention », admit Bassma d’un ton las et agacé.

Atumane apparut près du comte, une dague à la main. Il arma son bras, prêt à lui transpercer le cœur.

- Non ! hurla la sorcière.

Amadou vit Bassma arriver dans le dos de la cible. Un serviteur s’interposa. Une necki k’wazi le mit à terre. Les autres reculèrent. Ils auraient mieux fait de se jeter sur la magicienne. En hésitant, ils offraient à Bassma le temps nécessaire à former une nouvelle boule blanche de magie pure.

- L’attaque ripa sur les côtes, laissant le comte hors de danger, psalmodia la sorcière.

Atumane ne ratait jamais une attaque. Ancien protecteur, entraîné par Bintou, il ne valait rien face à un Tewagi mais il demeurait un excellent combattant. Pourtant, sa lame glissa sur les os, n’offrant qu’une simple égratignure au comte. Amadou frémit. Cette magie lui faisait froid dans le dos. Tout ce que disait cette sorcière se réalisait-il vraiment ?

Amadou constata que la scène n’était pas passée inaperçue aux serviteurs qui lançaient maintenant un regard noir envers la fille du comte. Elle ne pourrait plus jamais revenir ici sans se retrouver elle-aussi sur un bûcher. Soit elle les rejoignait, soit elle mourait. Triste choix.

Il la plaignit un peu, tout en soupirant d’aise lorsque Bassma, enfin arrivée à sa portée, lui plaça de force un tissu dans la bouche, maintenu en place d’une lanière en cuir. Faïza l’aida à amener la prisonnière qui se débattait en vain.

Amadou vit Bassma mettre une Necki k’wazi sous le nez de la sorcière. Cette dernière avait vu l’un des siens s’écrouler en s’en prenant une. Elle se laissa mener en tremblant. Une fois en dehors de la ville, ils s’éloignèrent à vive allure.

- Pourquoi tu boudes ? s’exclama Atumane. Mission accomplie, non ?

- Je n’arrive pas à te botter les fesses, grogna Amadou.

- On a complètement foiré ! répondit Bassma.

Amadou et Bassma se lancèrent un regard narquois. Les deux pensaient que la remarque d’Atumane les visait. Ils haussèrent les épaules en ricanant.

- Hé sorcière ! Retire ton sortilège ! ordonna Amadou.

La sorcière grommela.

- Elle a peut-être besoin de parler pour ça, proposa Faïza.

- Je ne lui retire pas son bâillon ! s’exclama Bassma. Même pas en rêve! Cette magie parlée est terrifiante. Bintou le lui retirera, pas moi !

- Tu lui as fait ton rapport ? demanda Faïza.

- Pas encore. Elle va gueuler… maugréa Bassma.

Amadou l’imagina sans peine. Bassma dirigeait rarement une mission. Celle-là était plus ou moins un test. La kwanza ne risquait pas de se retrouver de nouveau aux commandes de si tôt.

- Elle peine à suivre le rythme, prévint Atumane au crépuscule.

- Elle avance très bien, la contra Bassma. Elle ne transpire pas et marche d’un pas constant.

- Son assemblage tremble, vibre et tressaute d’une manière… grimaça Atumane.

- Son assemblage ne ressemble à rien, gronda Bassma. Aucun de nous n’arrive à le lire. Bintou y arrivera sûrement. En attendant, continue à la soutenir.

- J’ai l’impression que ça ne sert à rien, maugréa Atumane.

- Mon ressenti est le même, confirma Amadou.

- Comment ça ? grogna Bassma.

- Quand Atumane la soutient, ça glisse sur son assemblage sans s’ancrer. Je pense que le sort n’a aucun effet. On va être obligés de lui retirer le bâillon pour lui permettre de boire et de manger.

- Hors de question ! s’énerva Bassma.

Elle s’arrêta. Elle dirigeait toujours le groupe malgré son rapport à Bintou. La Mtawala avait tenu à ce que Bassma aille jusqu’au bout de sa mission. Elle aviserait ensuite sur une reconduction, une validation ou un abandon de l’essai. Atumane, Faïza et Amadou stoppèrent en même temps qu’elle. La sorcière s’immobilisa. Elle semblait faible et tenait difficilement debout. Ses épaules tremblaient.

Bassma dégaina une fiole à sa ceinture, la déboucha et en fit sentir le contenu à la sorcière. Elle s’écroula, retenue par Atumane qui avait prévu le coup. Cette solution en valait bien une autre, admit Amadou. Choix de bourrin, certes, mais l’objectif serait rempli. Endormie, les fonctions vitales de la sorcière seraient moindres et elle tiendrait plus longtemps.

Les magiciens devraient se presser mais Amadou estima que cela irait. Ils coururent, la magie portant la sorcière inanimée.

 

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- Pourquoi est-elle endormie ? grinça Bintou.

La Mtawala était passablement énervée. Bassma avait foiré. Bintou avait foiré en lui confiant cette mission sensible. Elle s’en voulait énormément. Elle respira afin de ne pas laisser sa colère contre elle-même se rejeter sur Bassma.

- Elle n’a pas trouvé son moi intérieur et le soutien ne marche pas sur elle. J’ai ralenti ses fonctions vitales afin qu’elle tienne jusqu’ici.

- Elle agonise, remarqua Bintou.

Les lèvres sèches indiquaient une déshydratation profonde. La pauvre risquait de perdre l’usage de ses reins. Ses organes ne tarderaient pas à lâcher par manque d’eau.

- Ilyam, tu veux bien prendre soin d’elle ? demanda Bintou.

L’elfe noir acquiesça. Il s’approcha de la sorcière et retira son bâillon.

- Hé non ! s’écria Bassma. Cette saleté lance des sorts en parlant !

- Elle dort, répliqua Ilyam.

- Il faut l’envelopper sans cesse dans le somnifère sans quoi elle s’éveille. Un coup de vent et paf, elle ouvre les yeux. C’est trop dangereux de lui rendre sa faculté de parler. Elle peut te tuer d’un murmure.

Ilyam leva les yeux vers Bintou.

- Fais au mieux, indiqua Bintou.

Elle devait s’admettre perdue. Ilyam s’éloigna pour disparaître avec la prisonnière dans une hutte proche.

- Tu m’as dit qu’elle avait attaqué Amadou sans sommation ? demanda Bintou.

- Il n’a même pas eu le temps de dire ouf qu’elle l’endormait de mots, indiqua Bassma.

- Agréable comme endormissement, d’ailleurs. Très doux, précisa Amadou. Le second sort qui pèse toujours sur moi est plus désagréable.

- Second sort ? demanda Bintou.

- Elle lui a interdit de faire du mal à quiconque, s’amusa Bassma.

- Très puissante, comme sorcière, comprit Bintou. Les autres traqueurs attendent toujours la désignation de ses comparses.

- Nous… euh… Nous n’en avons pas trouvé, bafouilla Bassma en cherchant le soutien chez ses trois amis, en vain.

- Les sorciers eoxans ne vivent jamais seuls. Il faut voir la magie à l’œuvre pour s’éveiller.

- Nous avons regardé tout son entourage sans trouver aucun sorcier, nulle part.

Bintou gronda. Dire que Bassma avait foiré était peu dire. Rien n’allait.

- La seule bonne nouvelle est que le comte continue à soutenir les sauveteurs elfiques. Il n’a pas fait le lien puisque seuls des humains sont venus s’en prendre à sa fille et lui.

- Le comte se fait vieux, dit Anamerh.

Bintou ne put s’empêcher d’admirer son bien-aimé. Il rayonnait ! Ses mots volaient.

- Sa fille était censée le remplacer et elle soutenait elle aussi les elfes. La perte est immense. Si nous avions pu terminer sa formation en toute discrétion, cela aurait permis à ce soutien de perdurer pendant des générations. Une chaîne prometteuse a été rompue.

Tout le monde grimaça. Bassma se tortilla les mains. Atumane se rongea les ongles. Amadou était le seul à garder la tête haute.

- Pourquoi Amadou a-t-il été envoyé faire le premier contact ? gronda Anamerh. Qui a eu la brillante idée d’envoyer le bourrin du groupe ?

Bassma plissa le front et se mordilla la lèvre d’inconfort.

- Ça n’aurait rien changé si Faïza y était allée, indiqua Amadou d’un ton hautain. La sorcière a attaqué à vue. Elle a constaté mon assemblage et paf. Faïza aurait subi tout autant.

Anamerh resta de marbre, n’allant pas dans le sens d’Amadou mais ne rejetant pas sa réplique non plus. Bintou pensait intensément. Fallait-il ou non prendre le risque d’éveiller la sorcière, de lui offrir la possibilité de s’exprimer, quitte à ce qu’elle lance un sort ? Après tout, le but était de la former, de terminer sa formation. Certains sorciers, réfractaires, finissaient par être tués mais cette solution radicale demeurait rarissime. Dans une immense majorité des cas, les utilisateurs de magie eoxans et falathens se trouvaient ravis de recevoir une formation complète.

- Nous sommes impuissants face à cette magie parlée, rappela Amadou. J’en sais quelque chose. J’en subis encore les effets. La sorcière dort et le sort perdure. Si ça se trouve, même sa mort ne changera rien. Après tout, une malédiction que je lance survit même à mon décès.

- Tu veux dire que tu ne pourras plus jamais me botter le cul ? s’exclama Atumane. Quel dommage…

- Va te faire foutre ! grogna Amadou. Ce que je veux dire, c’est que cette sorcière est sacrément puissante.

- Et que tu préférerais autant qu’elle ne meure pas avant d’avoir retiré le sort pesant sur toi, termina Bintou. Je comprends, Amadou.

- Vu la façon dont les choses se sont déroulées, c’est bien parti pour qu’elle soit réceptive à nos arguments, intervint Anamerh dont les propos transpiraient l’ironie.

- Nous n’avions jamais vu un assemblage comme celui-là, annonça Bassma. Bintou, qu’en penses-tu ?

La Mtawala y avait jeté un œil rapide, pas assez pour l’étudier, suffisamment pour constater qu’il ne ressemblait à rien de connu. Aucune des lignes n’était dans un angle classique. Les ancrages soudant habituellement cinq lignes ressemblaient ici à de simples relais vers des dizaines d’autres sphères, formant un maillage complexe illuminé de partout. Bintou devait admettre son ignorance.

- Je suis incapable de lire cet assemblage.

- Il vaut mieux la tuer, en conclut Bassma.

- Et risquer que je sois maudit toute ma vie ? s’étrangla Amadou.

- Un mot et une corruption reparaît, rappela Bassma. Imagine qu’elle dise « Je veux qu’un oasis apparaisse dans le désert » et paf, ça se produit. C’est terrifiant !

- Jusque-là, nous avons croisé des sorciers aux pouvoirs faibles et peu significatifs, se remémora Bintou. Il a été facile de les former et de les convaincre de nous rejoindre. Nous leur avons montré leur moi intérieur, leur offrant presque l’immortalité. Qu’avons-nous à lui offrir, à elle ?

- Elle était une noble reconnue et appréciée, intervint Anamerh. À cause de l’intervention musclée du groupe de Bassma, elle vient de tout perdre.

- Il faut la tuer, insista Bassma.

- Parce que tu t’es plantée ? grogna Anamerh.

- Parce qu’elle est dangereuse ! répliqua Bassma tout en lançant du feu par les yeux.

- Elle n’a pas été agressive dans son usage de la magie, murmura Anamerh. Elle a juste obligé Amadou à ne faire de mal à personne, avant d’agir de même avec Atumane.

- Nous ne savons rien de… commença Amadou.

- Nous ne savions rien non plus du tissage et ne t’avons pas condamné à mort pour autant, répliqua Anamerh, acerbe.

Bintou sentit la discussion tourner au vinaigre. Les kwanzas désiraient la mort de la prisonnière. Anamerh préférait l’apaisement. Bintou grimaça. Le choix allait lui revenir et elle détestait cela. Si elle choisissait les siens, elle laisserait la peur parler. Si elle choisissait de suivre Anamerh, on lui reprocherait d’écouter son cœur en lieu et place de la raison.

Elle vit l’assemblage d’Anamerh vibrer.

« Qui viens-tu de contacter ? » demanda Bintou via le lien privé les unissant.

« Je veux lui laisser une chance. Tes kwanzas vont l’assassiner sans autre forme de procès. C’est inacceptable. »

Bintou soupira.

« Tu peux t’insurger et me hurler dessus si tu veux, pour donner le change. Ça ne me dérange pas. Bien au contraire... » précisa Anamerh tout en gardant un visage concerné.

Bintou lui en sut gré.

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