Chapitre 3 : Chant

Camille s’éveilla pour frissonner. Où qu’elle fut, il faisait froid et humide. Une odeur de champignon envahit ses narines.

- Ils vont se mettre à notre recherche, dit une voix masculine. Pouvez-vous les ralentir ?

L’esprit de Camille se mit en branle. Elle détestait lancer des sorts à la va-vite. Les conséquences pouvaient être néfastes. Mieux valait se montrer prudent.

- Les gens à la recherche de Camille furent incapables de la retrouver pendant toute une journée. Ça ira comme ça ?

- Nous ferons avec.

Camille leva les yeux sur son interlocuteur et frémit. Elle cligna plusieurs fois des yeux, surprise. Peau violine, vêtements noirs et violets, longs cheveux sombres tombant jusqu’aux genoux, yeux d’encre, oreilles pointues, un elfe noir se tenait devant elle.

Il montrait une attitude calme et sereine, avec une pointe d’inquiétude dans ses yeux plissés. Camille frissonna. Non de peur car il ne semblait pas agressif, mais de froid. Elle constata que sa jupe était trempée.

- Vous vous êtes urinée dessus, annonça l’elfe noir dans un ruyem parfait. J’ai choisi de ne pas vous nettoyer, supposant que vous nous souhaitiez pas que j’investisse votre intimité.

Camille se mit en boule à ces mots.

- J’ai bien fait, en conclut l’elfe noir. Écoutez… Nous ne sommes pas censés être là. Ma mission était de vous surveiller. Mais je…

- Connaissez-vous le nom de celui venu à ma rencontre ? L’homme à la peau noire ?

- Amadou. Pourquoi ?

- Le sort lancé par Camille sur Amadou prit fin.

Camille soupira d’aise. Ce sort lui pompait son énergie pour rien. Et les autres qui refusaient de lui retirer son bâillon ! Elle aurait voulu leur faire bouffer leurs entrailles.

- Merci pour lui, dit l’elfe noir.

- Je m’appelle Camille.

- Ilyam, se présenta-t-il volontiers en retour.

- Pourquoi vous êtes-vous opposés aux vôtres, Ilyam ? demanda Camille.

- Parce qu’ils voulaient vous tuer, tout ça parce qu’ils avaient peur. Ce sont des gamins capricieux. Le pouvoir donne des responsabilités et eux ne sont que des mômes immatures. Votre premier acte prouve que j’avais raison. Loin de m’agresser, vous avez rendu sa liberté d’agir à Amadou.

- C’était intéressé, indiqua Camille. Je ne suis pas capable de supporter un tel sort. Il aurait fini par me tuer.

Ilyam acquiesça gravement.

- J’avoue ne pas comprendre, indiqua l’elfe noir.

- Quoi donc ?

- Leur peur.

- On a souvent peur de ce qu’on ne connaît pas et visiblement, ils font face à la magie parlée pour la première fois.

- C’est parce que ce sont des abrutis qui ne verraient pas un éléphant dans un couloir. De la magie parlée, on en croise tous les jours sans que ça n’entraîne le moindre haussement de sourcil.

- Vous connaissez d’autres gens qui manipulent la magie comme moi ? s’étonna Camille, soudainement intéressée.

Toute sa vie, Camille avait été différente. Nul n’était comme elle, sur rien. Un peu de reconnaissance ferait du bien.

- Plus ou moins, répondit Lyam. Les elfes des bois chantent.

- Ils chantent ? répéta Camille. Chanter et parler, ce n’est pas pareil.

- En lambë, si.

- Le lambë ? C’est quoi ?

- La langue des elfes des bois. Quand ils échangent entre eux, mes oreilles entendent un chant, même lorsqu’ils sont simplement censés parler. Lorsqu’ils lancent un sort, je n’entends rien mais ils disent chanter.

Camille dut admettre ne pas bien comprendre.

- Vous aimeriez en rencontrer un ? proposa Ilyam.

- J’ai déjà rencontré des elfes des bois. J’ai vu une femme pas plus tard qu’avant hier soir.

- Ah oui, les sauveteurs que vous aidez, c’est vrai. Elian n’a pas du tout apprécié de perdre ainsi un soutien.

- Mon père refuse son soutien aux elfes ? s’étonna Camille.

- Sa fille vient d’être déclarée sorcière. Il est sous surveillance constante. Tout le monde scrute ses faits et gestes.

- Ils le croient impliqué, comprit Camille.

- Recevoir des elfes dans ces conditions est impossible. Dans quelques saisons, quand tout cela se sera tassé, peut-être…

- Mon père est vieux. Il comptait me passer le flambeau d’ici peu, maugréa Camille.

- Les elfes des bois viennent de perdre un allié de premier ordre. Elian est folle de rage.

- Qui est Elian ?

- La reine des elfes.

- Votre reine, donc, en conclut malicieusement Camille.

Le bout du nez d’Ilyam remua d’inconfort.

- Oui et non, grommela-t-il. J’obéis à Anamerh, mon mentor qui lui même se tient à la droite de la reine. La magie n’obéit à personne. Elle sert quand elle veut, comme elle veut et cela doit perdurer.

- Vous êtes magicien, supposa Camille.

- On dit eoshen en amhric.

Camille supposa que l’amhric était la langue des elfes noirs. Elle retint le mot « eoshen ». Camille observa la grotte sombre et humide. Le boyau disparaissait dans l’obscurité à gauche. La sortie se trouvait à droite. Un filet d’eau courait entre les deux interlocuteurs.

- Je veux bien parler avec des elfes des bois. Ils voudront me tuer, eux aussi ?

- Je ne sais pas, admit Ilyam. Je ne peux pas parler en leur nom. Ils n’aiment guère les humains et les exécutent sans sommation dès qu’ils entrent sur leurs terres sans permission.

- Mieux vaut demander alors, en conclut Camille et Ilyam confirma, les yeux en amande.

Ils sortirent de la grotte et Camille découvrit des marécages.

- Ne touchez à rien. Même les grenouilles sont empoisonnées, prévint Ilyam.

- Charmant, répondit Camille.

Ils parvinrent à un fleuve où une barque les attendait. Le bras d’eau était si large que Camille percevait à peine la rive opposée. L’eau pouvait sembler calme mais une branche dérivant en surface indiqua un fort courant.

- Le fleuve ruvuma, lui indiqua volontiers Ilyam.

Camille ne situait pas ce fleuve dont elle n’avait jamais entendu parler. Elle monta avec précaution dans l’embarcation. Il la rejoignit et attrapa une perche. Il se contenta de se détacher du bord avant de se laisser porter.

- Où allons-nous ? demanda Camille.

- À Origine, dit Ilyam. C’est un village sur le fleuve. Pas vraiment sur Adesis, les humains y sont tolérés. C’est le meilleur endroit pour obtenir un asile temporaire.

Camille hocha la tête. À gauche, les marécages offraient une vue sépulcrale, arbres décharnés à moitié cachés dans une brume permanente, coassements lugubres, bourdonnements d’insectes inquiétants. À droite, Adesis ressemblait au paradis : de la verdure haute et accueillante, chaleureuse et colorée. Les elfes protégeaient leurs terres, avait dit Ilyam. La merveille avait des épines dont il fallait se méfier. Camille se souvint de rester prudente.

Elle but l’eau du fleuve après en avoir obtenu la permission auprès d’Ilyam. Elle se trouva assoiffée puis s’endormit, harassée. À son réveil, elle découvrit la barque accrochée à un ponton.

Des chemins en bois affleurant la surface reliaient harmonieusement des huttes sur pilotis parfois fermées de murs, parfois uniquement protégées d’un toit, simples lieux de rassemblement. Camille se leva. De nombreuses formes se mouvaient avec grâce. Elle reconnut des elfes noirs et vit de nombreux elfes des bois. Aucun humain à l’horizon. Elle ne passerait pas inaperçue, c’était certain.

Elle grimpa sur le ponton pour le découvrir très stable. Elle eut un peu peur de s’imposer. Elle ne voulait pas déranger. Elle s’avança prudemment. Nul ne lui accorda d’attention. Elle se retrouva dans ce qui lui sembla être la place centrale, immense cercle de bois sur l’eau sans toit ni rambarde. Quelques groupes d’elfes y discutaient. Camille s’assit en tailleur et écouta avec son cœur. Quelque chose vibrait en elle, une musique inaudible, la guidant, lui montrant le chemin.

Elle observa les elfes des bois, savourant leurs muscles bien faits sous les vêtements moulants verts, jaunes et orange. Ils chantaient harmonieusement. Elle les intégra à ses pensées, s’imaginant danser, chanter, marcher sous les arbres avec eux. Elle se détendit et se laissa porter par la sensation tendre et douce. Son esprit tourbillonnait, imaginant un baiser, des caresses, des frôlements. Des odeurs de pins, de menthe et de paille envahirent ses narines. Un goût sucré de mangue apparut sur sa langue, simple création de son imagination améliorant nettement le quotidien.

Soudain, elle se sentit bien, juste bien, un apaisement total, dont elle ignorait totalement l’origine, quelque chose de simple, d’évident et de naturel.

Un chant la tira de sa douce rêverie. Elle ouvrit les yeux pour découvrir un elfe des bois juste devant elle. Il chanta de nouveau, son mélodieux de toute beauté. Camille en fut subjuguée. Un autre chanta un peu plus loin dans sa direction et l’autre hocha la tête.

- Oh pardon ! Vous me parlez ! comprit Camille en se souvenant qu’Ilyam lui avait indiqué que les elfes des bois chantaient lorsqu’ils parlaient. Lanpé ?

- Lambë, rectifia l’elfe des bois. Nous parlons le lambë.

- Vous arrivez à chanter le ruyem. C’est très beau, sourit Camille.

L’elfe des bois soupira en retour. Il ne cachait en rien son agacement. Camille se renfrogna et baissa les yeux de honte. Elle se rendait compte ne pas faire bonne impression du tout. Elle respira plusieurs fois, se leva puis redevint la future comtesse.

- Bien le bonjour. Je m’appelle Camille. Je suis eoxanne. Je suis ravie de vous rencontrer.

- Bonjour, dit l’elfe un peu moins crispé. Je m’appelle Felmey. Pourriez-vous nous indiquer la raison de votre présence à Origine ?

- Ilyam m’a amenée ici afin que je puisse parler magie avec vous.

- Magie ? répéta l’elfe, abasourdi. Les eoshen sont au Zenaï.

Il désigna de son doigt le nord, là d’où venait Camille. La jeune femme se souvint qu’Ilyam s’était lui-même nommé ainsi.

- Non, pas les magiciens elfes noirs, précisa Camille. Ceux elfes des bois.

- Il n’y a pas de magicien parmi les elfes des bois, répliqua Felmey.

Camille en resta bouche bée. Elle devait s’admettre complètement paumée.

- Elian a été prévenue de votre présence et viendra échanger avec vous. En attendant, ne quittez pas Origine et sentez-vous libre de prendre un bain.

- Un bain ? répéta Camille avant de rougir de la tête aux pieds. Je pue ?

L’elfe lui envoya un regard narquois.

- Je suis d’un naturel très pudique, précisa Camille.

En réponse, le blond lui désigna une direction de la main avant de s’éloigner gracieusement. Ce mâle était vraiment très beau. Camille ne se priva pas de le mater avant de se souvenir qu’elle sentait mauvais. Elle se rendit dans la direction désignée.

La première hutte ouverte lui permit de découvrir une salle de bain. Un ingénieux système permettait à l’eau du fleuve de couler en permanence. L’eau était glaciale mais elle laverait efficacement. Quelques savons traînaient ça et là.

Camille grimaça. Elle aurait préféré un bain chaud mais c’était sûrement trop demander. Elle ferma la porte, un loquet lui offrant l’intimité requise. Elle soupira. Cela promettait d’être difficile. Elle inspira et expira plusieurs fois, se préparant à l’inévitable choc.

Elle commença par défaire le haut de sa robe, dénudant ses épaules, ses bras puis sa poitrine. Elle resta un long moment ainsi figée, assez pour savoir que la hutte comptait trente-deux rondins de bois dans sa circonférence.

Camille sortit de sa torpeur. Elle ferma les yeux et repoussa la robe qui chut. Les paupières toujours closes, elle s’avança vers l’eau, usant de son ouïe pour se diriger.

L’eau glaciale la percuta de plein fouet. Camille fut surprise de ne pas en souffrir. Au contraire, elle trouva cela agréable. Elle ouvrit les yeux pour attraper un savon posé sur une excroissance en hauteur avant de refermer les yeux. Elle frotta l’objet entre ses mains, sentant naître la mousse puis lava ses cheveux, ses bras et ses seins.

Il allait falloir descendre plus bas. Elle détestait tant faire cela. Alors qu’elle caressait son ventre, ses hanches, ses jambes et ses pieds, les larmes filtraient sous ses paupières toujours closes. Elle se dépêcha puis se rinça pour se retrouver propre mais trempée.

Un filet d’air sinuant la percuta, la séchant efficacement. Camille attrapa sa robe puis soupira. Les yeux clos, ses autres sens s’amélioraient et la forte odeur d’urine la percuta de plein fouet. Camille lava sa robe puis la mit à sécher devant le courant d’air, fredonnant en attendant.

Elle avait fait trois fois le tour de ses mélodies connues lorsqu’elle décida que l’habit était portable. Elle s’habilla puis sortit pour rejoindre la place centrale d’Origine.

 

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Anamerh faisait en sorte d’arborer un air sobre et stoïque mais il bouillait intérieurement. Il crevait d’envie de la rencontrer tout en sentant ses entrailles se nouer d’angoisse. Il était censé protéger la reine de la magie. Comment garantir sa sécurité face à ces pouvoirs dont il ignorait tout ?

Le rapport d’Ilyam allait dans le bon sens, sans quoi Anamerh aurait interdit cette rencontre. La sorcière ne s’était pas montrée agressive pour un sou, libérant même Amadou sans qu’aucune demande n’ait été formulée en ce sens et sans rien demander en retour.

Un elfe l’avait indiqué partie se laver. Apparemment, elle puait. Pas étonnant après des jours endormie à se pisser et à se chier dessus. Ilyam l’avait décrite comme assoiffée et lui avait permis de boire l’eau du fleuve. Si des années auparavant, ce dernier charriait davantage du wiha qu’un liquide neutre, il était proche de la normalité aujourd’hui, permettant à un humain d’en consommer sans devenir immortel. Il n’empêche qu’il avait requinqué la jeune femme. Bonne ou mauvaise nouvelle que de savoir cette sorcière pleine d’énergie ? Anamerh n’en avait aucune idée.

Elle apparut sur un chemin. Son attitude noble et son port altier cachaient difficilement son malaise. Anamerh vit là l’unique défense d’une femme en détresse. Il la prit en pitié. Sa situation n’était pas simple.

- Bien le bonjour, Elian, reine des elfes, lança la sorcière.

« Bien joué », pensa Anamerh. Elle dénotait un grand sens de l’écoute et de la stratégie. Elle devait être une excellente politicienne. Quel dommage d’avoir perdu un allié aussi précieux.

La sorcière leva les yeux sur lui et Anamerh soutint son regard. Il n’y lut rien, ni peur, ni respect. Juste le néant.

- Bien le bonjour, répondit Elian. Tu es ?

- C’est Camille, la fille du comte de Jarmiel, indiqua Anamerh.

La reine des elfes se tourna vers lui. Elle ne chercha à aucun moment à cacher son agacement.

- Que fait-elle là ?

- Ilyam, un de mes eoshen, l’a amenée ici parce que les kwanzas voulaient la tuer.

- Ce qui ne me dit pas ce qu’elle fait là ! gronda Elian. Les sorciers sont de votre ressort. Vous n’arrêtez pas de me bassiner avec ça et voilà que vous m’en amenez un. Elle est formée ?

- Non, répondit Anamerh. Elle agonisait. Je suis ravie de la constater bien portante. Bonjour, Camille. Je m’appelle Anamerh.

- Je ne suis pas certaine d’être ravie de vous rencontrer, indiqua la sorcière.

- Je le conçois aisément. J’aimerais beaucoup discuter avec vous.

- Les mots qui sortent de ma bouche ne vous font pas peur ? cingla la jeune femme.

- Ai-je une quelconque raison de les craindre ? demanda Anamerh.

- Non, murmura la sorcière.

Anamerh sourit.

- Vous avez toujours, votre père et vous, montré de la bienveillance et du soutien aux elfes, poursuivit-il. Je souhaiterais m’entretenir avec vous.

- Les autres magiciens veulent me tuer, rappela l’humaine.

- Je ne suis pas les autres magiciens, répondit Anamerh.

- Me protégerez-vous d’eux ?

- Non, indiqua Anamerh.

- Si je retourne chez moi, les miens me mettront sur un bûcher, à cause des autres magiciens, gronda la sorcière. Si je reste ici, ces charmantes personnes viendront s’en prendre à moi. Quel choix me reste-t-il ?

- Il vous suffit de m’écouter, indiqua Anamerh.

- Je ne comprends pas, admit l’humaine.

- Il s’agit seulement de… commença Anamerh.

- Je perds mon temps, grogna Elian. Camille, vous pouvez rester à Origine autant que vous le voudrez mais ne mettez pas un pied à Adesis. Bon, on y va maintenant…

Elian s’éloigna, suivie par son comparse blond. Anamerh grimaça. Il était censé accompagner la reine mais celle-ci s’amusait à lui fausser régulièrement compagnie. Elle grimpait dans les arbres sans l’attendre. Dolandar suivait aisément malgré son grand âge. Anamerh, pas du tout habitué à ces escalades dans les branches, peinait à se maintenir à sa place.

- Elle m’énerve, chuchota-t-il avant de souffler pour tenter de se détendre.

Il choisit de laisser la reine s’évanouir dans les airs pour rester auprès de Camille. Elian le lui reprocherait, sans aucun doute, mais il ne voulait pas laisser cette sorcière si différente aux mains des kwanzas. Il désirait toucher la merveille ou à défaut passer un peu de temps avec elle.

- Vous êtes une sorcière, commença Anamerh.

- Vous aussi, si j’ai bien compris, le coupa l’humaine.

- Je suis eoshen, siffla Anamerh.

La sorcière grimaça avant de lever les yeux au ciel. Qu’elle le considère comme prétentieux et arrogant était une évidence. Voilà qui commençait mal.

- Il y a longtemps, des sorciers ronan ont mal utilisé la magie, créant les terres sombres.

- Je croyais que les shamans msumbis en étaient à l’origine, répliqua la sorcière.

La discussion promettait d’être longue. Habituellement, les sorciers ne disposaient d’aucune information, page blanche facile à remplir. Cette humaine instruite allait devoir effacer pour recommencer proprement. La tâche serait ardue, à n’en pas douter.

- Les shamans de Msumbiji ne sont que des guérisseurs sans pouvoir. Les magiciens msumbis – ceux qui veulent votre mort par peur de vos pouvoirs - s’appellent des kwanzas et ils n’ont pas crée les terres sombres. Ils se sont sacrifiés pour protéger la vie et grâce à une alliance avec les elfes des bois, la nature est en train de renaître sur les zones blessées, lentement, mais sûrement.

La sorcière garda le silence, dénotant une rare intelligence. Anamerh poursuivit :

- Les sorciers ronan, nommés marabouts, ne sont pas à blâmer non plus. Nul ne peut être condamné pour son ignorance. Ils cherchaient à venir en aide aux plus nécessiteux. Sans le savoir, ils ont brisé une règle de la magie, amenant la corruption : les terres sombres.

La fille du comte resta encore muette. Anamerh dut se reconnaître impressionné.

- Nous nous sommes donnés pour mission de trouver tous les sorciers du monde, de les instruire sur ces règles, avant de leur rendre leur liberté, afin de prévenir une nouvelle colère de la nature.

- Vous voulez m’énoncer des règles et me demander de jurer que je vais les suivre, c’est ça ?

- C’est plutôt bien résumé, admit Anamerh.

- Qui a édicté ces règles ?

- Nous, répondit Anamerh.

- Qui est ce « nous » ? interrogea l’humaine.

- Bintou, la Mtawala de Msumbiji, chef des kwanzas, et moi, Anamerh, père et mentor des eoshen.

L’humaine secoua la tête en soufflant.

- Vous considérez vos règles comme les bonnes. Votre manière de manier la magie est la seule bonne façon de procéder et toutes les autres sont à jeter. Pour qui vous prenez-vous ?

Anamerh se crispa. Ça ne serait définitivement pas simple.

- Je tiens ces règles de mes propres mentors, eoshen à L’Jor, les anciennes terres des elfes noirs. Ils maniaient la magie depuis des temps immémoriaux. Les marabouts ronans ont mal utilisé la magie et la corruption est née.

- Depuis combien de temps des gens utilisent mal la magie, selon vos propres critères ?

- Un millénaire environ, indiqua Anamerh.

- Cela représente des centaines de milliers d’utilisateurs, supposa la sorcière et Anamerh confirma d’un geste. Tout ce monde, pendant tout ce temps, n’a crée qu’une seule corruption. Au nom de ce simple évènement, vous punissez et jugez tous les utilisateurs de la magie que vous considérez comme non conformes.

Anamerh se crispa.

- Avez-vous la moindre preuve que ces marabouts ont vraiment causé la corruption ? Le lien de cause à effet a-t-il été clairement établi ?

Anamerh resta silencieux.

- Pouvez-vous m’affirmer que c’est le cas ? insista la sorcière.

- Je n’étais pas présent, admit Anamerh.

- Je me doute bien puisque cela s’est passé il y a mille ans.

- J’étais vivant et déjà un eoshen confirmé. J’étais juste ailleurs.

La sorcière lui envoya un regard mi-amusé, mi-incrédule. Elle semblait hésiter entre exploser de rire et siffler d’admiration.

- Bintou se trouvait non loin mais elle n’était pas présente à l’endroit et au moment exact de la création de la corruption. Ceci dit, tous les indices mènent à la responsabilité des marabouts, même si, encore une fois, ils l’ont fait involontairement et dans la volonté d’aider les plus démunis.

- Allez-y. Je vous écoute. Comment dois-je utiliser la magie selon vous ?

- Il ne faut jamais demander à la magie de faire quelque chose s’opposant à la nature.

- Je crains de ne pas saisir. Donnez-moi des exemples.

- Faire brûler du métal, proposa Anamerh. Transformer du plomb en or.

- Ce n’est pas parce que vous ne savez pas le faire que la nature en est incapable, fit remarquer la sorcière.

Anamerh ne put qu’admettre la justesse du raisonnement.

- L’or ne vient pas de nulle part. La nature est capable d’en créer. Sauriez-vous me dire comment elle s’y prend ?

- Non, admit l’eoshen.

- Pouvez-vous me prouver que l’or ne vient pas de la transformation du plomb ?

- Non, répéta l’eoshen.

La sorcière leva les yeux au ciel en soupirant. Anamerh ne s’agaça pas, bien au contraire. Il appréciait le défi que cette femme lui proposait. Il aimait se remettre en question. Un point de vue argumenté différent faisait du bien. Qu’elle le pousse dans ses retranchements lui convenait parfaitement.

- Vous pouvez être rassuré, indiqua la sorcière. Je n’utilise quasiment jamais la magie et toujours avec d’infinies précautions.

Anamerh sentit qu’une raison se cachait derrière cette phrase. Il la crut volontiers. Cette femme avait un passif désagréable avec la magie. Elle semblait s’en méfier comme de la peste. De fait, pour une sorcière, elle ne s’en servait que fort peu.

« Elle ment », lui envoya Bintou. « Elle utilise tout le temps la magie. Son assemblage rayonnait, même quand elle a été apportée endormie ».

« Évidemment, puisque le sort contre Amadou était toujours actif. Elle a dit à Ilyam qu’il lui pompait son énergie. La question est : se sert-elle encore de la magie ? »

« Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vue depuis et tu sais bien que je ne vois pas son assemblage à travers tes yeux. »

Anamerh resta de marbre même si la situation l’agaçait.

« J’arrive. Je vais observer en restant invisible », lança Bintou.

- La magie ne vous a pas toujours été bénéfique ? proposa Anamerh.

- La première fois que je l’ai utilisée, j’étais une gamine. J’avais froid et j’avais beau sonner la cloche, personne ne venait.

Anamerh était ravi. Il parvenait à la faire parler, gagnant du temps afin de permettre à Bintou d’arriver.

- J’adorais lire des livres. Je passais mes journées à ça. J’ai juste dit « Et comme personne ne répondait à ses appels, un immense feu apparut, venu de nulle part, pour la réchauffer ».

Anamerh frémit. Cette sorcière n’avait pas été confronté à la magie. Tous les utilisateurs de magie croisés jusque-là s’étaient éveillés au contact d’un sorcier, d’un kwanza ou d’un eoshen. Ça n’avait pas été son cas à elle. Elle avait utilisé la magie seule, sans imiter quiconque. Les kwanzas cherchaient son groupe. Elle n’en possédait pas. Cette sorcière était décidément un cas très à part, dont l’étude pourrait énormément faire progresser leurs connaissances.

- Je ne pensais pas une seule seconde qu’il allait se passer quelque chose. Je m’ennuyais. C’est juste histoire de passer le temps, de faire comme dans les livres que je lisais, poursuivit la sorcière. Toute ma chambre a pris feu.

Anamerh se figea, ahuri.

- Les tapisseries, les tapis, les livres, les rideaux de mon lit à baldaquins. Ça, pour avoir chaud, j’avais chaud…

Anamerh choisit prudemment de garder le silence.

- J’ai eu de la chance car les serviteurs m’avaient entendue sonner la cloche et s’apprêtaient à entrer pour remettre du bois dans la cheminée de ma chambre. Ils m’ont sortie de là avant d’éteindre le feu. Mon père a dépensé beaucoup d’argent mais finalement, j’ai pu réintégrer ma chambre. Je me sentais tellement mal. Je veux dire : l’incendie ne pouvait pas être de mon fait. J’avais prononcé des mots mais tout le monde parle et il ne suffit pas de dire qu’on veut un truc pour l’avoir. J’avais beau être jeune, je n’étais pas stupide.

Anamerh imagina facilement ce que la jeune enfant avait bien pu ressentir.

- J’étais terrifiée. Et si c’était moi, alors ça faisait de moi une sorcière !

Anamerh grimaça. À Eoxit, cela valait pour une condamnation à mort.

- Ça méritait quand même que je m’y attarde. Je voulais tant… que ça soit vrai. Après tout, j’avais un souhait… un seul. Sauf qu’il était hors de question qu’un accident se produise de nouveau. J’ai pris mon temps. J’ai posé les mots sur le papier, raturant, cherchant la formulation exacte.

« Oh merde ! » s’exclama Bintou.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Anamerh en voyant sa compagne ouvrir de grands yeux ahuris à l’autre bout de la place centrale d’Origine.

« Je ne peux pas répondre à ta question. Elle… Elle est... »

« Elle est quoi, Bintou ? »

« Cette sorcière est en méditation hyper profonde active ».

Anamerh s’en retrouva bouche bée. Cette sorcière avait trouvé le saint Graal. Tous les utilisateurs de magie cherchaient à atteindre cet état de symbiose parfaite avec le monde extérieur que seuls les elfes des bois vivaient sans être en mesure d’expliquer comment ils s’y prenaient.

- Un matin, sûre de moi, j’ai prononcé les mots et ça a marché. Le sort a fonctionné. Mon père n’a pas posé de questions et il a fait taire les rumeurs. J’étais là, près de lui, voilà tout ce qui importait. Tout ça pour rien. Vous avez tout détruit.

Anamerh serra la mâchoire. Les kwanzas avaient foiré, c’était certain.

« Voilà qui nous enlève la possibilité de lui retirer ses pouvoirs » maugréa Anamerh.

« Il va falloir la tuer. Ses pouvoirs sont bien trop incontrôlables » jugea Bintou.

« Et perdre l’occasion de l’étudier, de comprendre comment elle a fait ? » s’étrangla Anamerh.

« Je pense avant tout à la survie du monde ».

- As-tu déjà constaté une limite à tes pouvoirs ? Peux-tu demander n’importe quoi ? demanda Anamerh.

La sorcière leva les yeux vers lui. Son regard était aussi noire que de la cendre.

- Je n’ai aucune envie de répondre à cette question.

Elle se leva.

- Je vais rentrer chez moi, indiqua-t-elle.

Anamerh se crispa et vit Bintou se raidir elle aussi.

- Les vôtres vont vous mettre sur un bûcher, rappela Anamerh.

- La faute à qui ? grogna la sorcière avant de s’éloigner.

« Il ne faut pas la laisser partir », s’écria Bintou.

« Elle n’est pas une menace. Elle n’a utilisé la magie que pour se défendre. Je vais la suivre. »

- Non, dit Bintou qui s’était approchée maintenant que la sorcière était partie. Ta place est au Zenaï et aux côtés d’Elian.

- J’envoie Ilyam.

- Faïza, Atumane, Amadou et Bassma la suivront de loin.

- Espérons qu’ils ne fassent pas une autre connerie.

Bintou ne répondit rien.

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