Chapitre 2 : Rencontre au clair de lune :

  L’ombre difforme de ses parents disparaissait derrière l’encadrure de la porte. Dans cette salle, désertée par tous ses occupants, il n’y avait plus que des chaises vides, ainsi que l’écho lointain des disputes. Il ne restait dorénavant qu’une jeune femme, dont le silence était la seule compagnie, dont la conscience vagabondait entre le réel et l’imaginaire.

  Ciara s’approcha timidement de la fenêtre, où elle pouvait apercevoir son reflet dans le verre poli. Son visage blême se noyait dans l’obscurité de la nuit, tandis qu’elle entendait le vent hurler entre les arbres. Ses grands yeux d’obsidienne la fixaient avec une tristesse infinie, alors qu’un ciel constellé d’étoiles se dévoilait dans le miroir de la vitre. Les rayons lunaires baignaient l’immensité du manoir, dans lequel ni rires, ni aménité n’avaient accompagné son enfance et son adolescence. Rêves brisés et espoirs déçus avaient façonné son existence au sein de cette famille. Elle détourna le regard de la laideur de la vie. Elle détourna le regard de sa propre laideur, avant de se diriger, à son tour, vers la porte d’acajou.

  Une voix limpide et enjouée résonna à ses oreilles. Cette voix, elle ne la connaissait que trop bien. Cette voix, c’était celle de sa seule joie. Cette voix ne pouvait être qu’Eliana. Son pas s’arrêta, et son visage s’illumina. La caresse d’un courant d’air effleura ses joues rosies ; elle se tourna vers la fenêtre qu’elle venait de quitter. Une jeune femme, aux longs cheveux d’or et à la robe immaculée, la fixait d’un regard espiègle. Dans ses yeux, on pouvait voir la vie qui l’habitait, qui l’animait.

— Pourquoi pleures-tu ? demanda la jeune fille à l’apparence des fées d’antan.

  Elle ne pleurait pas. Du moins, c’était ce qu’elle voulait croire, mais elle sentait les larmes perler au coin de ses yeux. Une silhouette nébuleuse, rappelant les estampes d’aquarelles venues d’Orient, se dessinait dans une lumière éthérée.

— Je vais bien… Ce n’est rien… rien du tout…

  Ses mots se perdaient dans la nuit, dont le voile étoilé recouvrait le monde endormi. Le calme du soir venait étouffer l’agitation du jour. La pénombre berçait ses peines ; et l’amertume de son cœur s'enfonçait dans une profonde léthargie, que le jour viendrait chasser, pour ne laisser que douleur et colère.

— Pourquoi es-tu triste si ce n’est rien ?

  Ces mots lacéraient son âme meurtrie par ceux qui auraient dû l’aimer. Si elle était née différente, aurait-elle reçu l’amour que tout parent offre à son enfant ? Si elle avait été aussi lumineuse qu’Eliana, n’aurait-elle jamais connu la douleur de l’indifférence et de l’animosité des siens ? Si elle n’était pas elle, si elle était quelqu’un d’autre, aurait-elle été aimée ?

— Je ne sais pas… Je ne devrais sûrement pas me morfondre. Après tout, ça ne changera rien, souffla-t-elle avec résignation.

  Elle voulait pouvoir rassurer son amie, lui dire que tout allait bien, que tant qu’elle était là, rien ne l’atteignait, mais c’était faux. Lorsqu’elle regardait en arrière, elle ne comprenait pas la raison pour laquelle elle était en vie. Son existence était le règne de l’absurdité, mais n’était-ce pas là le propre du vivant ? Elle continuait de s’accrocher à la potentialité d’un bonheur futur, sans jamais en voir ne serait-ce que l’ombre.

— Souris et le monde sourira avec toi. Ris et les gens riront à tes côtés. Vis et je vivrai auprès de ton cœur, affirma la voix enjouée d’Eliana, dont l’étreinte venait apaiser ses tourments.

  Un parfum d’herbe fraîche et de soleil se dégageait de la jeune femme. Ciara s’abandonna dans la douceur d’un réconfort qu’elle ne connaissait que trop peu. Elle voulait s’imprégner de son odeur, de son toucher, de cette tendresse que ni son frère, ni sa mère, ni même son père ne lui donneraient.

— Merci… murmura celle que tous nommaient Unseelie.

— N’oublie pas que tu m’as moi, répondit timidement celle à l’apparence des Seelies.

  Le bruit de talons sur le sol de marbre vint écourter cette étreinte, qui n’avait duré que le temps d’un battement de cil. Ciara tressaillit. Tout comme elle avait reconnu la voix cristalline de son amie, elle pouvait nettement discerner de qui émanait ce bruit glaçant. Pourquoi fallait-il que le bonheur soit si fugace ? Pourquoi fallait-il que la réalité la ramène à la cruauté du monde ? Pourquoi fallait-il que sa mère la haïsse ? À toutes ses questions, elle savait qu’elle n’aurait jamais de réponses. Eliana s’éloigna doucement d’elle, et une moue se dessina au coin de ses lèvres.

  Le grincement de la porte résonna aux oreilles de la jeune femme, qui se retourna avec empressement. Le froissement de la robe écarlate de la duchesse sonnait à ses oreilles comme le glas de sa joie. Lorsqu’elle lança un regard par-dessus son épaule, la fenêtre était à nouveau fermée. L’existence d’Eliana, son sourire et ses éclats de rire, tout avait disparu. Il ne restait plus rien, ni tendresse, ni chaleur, plus que souvenirs et froideur.

— Ton frère a fugué ! s’exclama la matriarche de Mulryan, dont le chignon désordonné traduisait le désarroi d’une mère perdant son enfant.

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