Seul un silence pesant, entrecoupé par le bruit métallique des couverts, se faisait entendre, tandis que Ciara fixait nonchalamment son assiette, où quelques légumes cuits à la vapeur accompagnaient une tranche de rôti. Le monde s’était drapé dans l’austérité d’un mutisme qu’elle ne connaissait que trop bien. Face à la haine des siens, face à cette société qui l’abhorrait, face à cette cruelle réalité, elle était impuissante. Cette impuissance la rongeait ; et tout comme l’eau érode la roche, les regards d’autrui avaient fini par modeler sa perception d’elle-même. Elle ne voyait plus que le reflet informe des préjugés qui lui collaient à la peau.
Le duc de Mulryan posa alors ses couverts, avant de se racler la gorge avec gêne. Ses yeux de glace et ses cheveux d’argent, lui donnaient une allure froide et rigide. Pourtant, il était bien le seul à ne pas poser un regard inquisiteur sur la jeune femme. Elle ne savait si elle devait s’en réjouir. L’antinomie de l’amour n’était pas l’inimité, mais l’indifférence. L’indifférence qui nous ronge. L’indifférence qui nous fait ployer sous le poids de la solitude. L’indifférence qui nous tue petit à petit de l’intérieur. S’il n’y a qu’un pas entre l’amour et la haine, l’impassibilité de son père ne traduisait que son dédain à l’égard de cette enfant, décriée par toute la haute société.
— Reagan… Tu devras accompagner la délégation royale chez les Unseelies.
Le temps d’un bref instant, l’assemblée se figea. Elle avait presque envie de rire face aux visages déconfis de son frère et de sa mère. Elle avait presque envie de pleurer face à sa propre cruauté.
Il allait enfin pouvoir constater cette ressemblance entre sa sœur de sang et ce peuple meurtrier. Le destin était bien ironique. Ciara ressentait à la fois curiosité et peur à l’égard des Unseelies. D’anciennes légendes narraient leur cruauté et leur laideur, à l’image de leurs cœurs corrompus par le vice. Un vice qui les rongeait de l’intérieur. Un vice qui putréfiait la beauté. Un vice qui corrompait la Terre mère.
Une part d’elle souhaitait que Reagan ne revienne pas, qu’il finisse par payer le prix de ses pêchés. Toutefois, il faisait partie de sa famille, des seuls rares Seelies qui la toléraient. Elle ne pouvait pas dire qu’elle se sentait à sa place, ou même qu’elle avait une place ici ; mais elle n’était pas pour autant maltraitée. On lui fournissait le logis et la nourriture. On lui donnait de quoi se vêtir, et elle avait même reçu une éducation lui permettant d’être alphabétisée. Sa situation n’était pas enviable. Pourtant, elle ne se considérait pas comme à plaindre, malgré les traitements brutaux de son frère. Après tout, elle avait une amie. Elle avait Eliana. Sa solitude et son désappointement disparaissaient à la simple évocation de son nom. Le soleil de son existence, la consolation du destin, la réponse à ses supplications, voilà ce qu’elle représentait à ses yeux.
— Il n’ira pas, énonça la voix ferme et cristalline de la duchesse de Mulryan.
Son port de tête altier et son regard de défi ne flanchait devant personne, ni son mari ni les cris implorant de sa fille ne l’avaient jamais atteint. Elle ne semblait courber l’échine que devant ses propres ambitions. Si Ciara haïssait cette femme pour le mépris et le dégoût qu’elle lui témoignait, elle reconnaissait cependant son courage. Le courage d’une femme qui ne s’inclinait devant aucun homme. Le courage d’une mère qui défendait son fils. Le courage d’un être face à l’adversité. Ses pensées se troublaient et s’effaçaient face à une mer déchainée de souvenirs et de ressentiments, qui la rappelait à son aversion pour celle qu’elle devait appeler duchesse.
Le duc posa simplement ses couverts, avant de se lever sans un mot. Il s’arrêta devant la porte en bois d’acajou, et se tourna vers sa femme.
— On ne lui demande pas son avis. Il ira, s’il veut se monter digne de son rang. Cela n’a jamais été une question de choix.
Son regard placide ne trahissait aucune émotion. Il n’avait ni peine, ni remord. Il n’avait ni haine, ni amour. Il n’avait que le poids des devoirs et des conventions qui le poussaient à sacrifier un fils pour une gloire éphémère.
— Père… , interpella la voix hésitante de Reagan, dont la raideur trahissait la peur. Je suis votre héritier… Il vaudrait sûrement mieux pour le bien du duché que je ne fasse pas parti de la délégation… Du moins, si l’on souhaite que notre famille puisse perdurer durablement dans l’Histoire.
Une descendance, voilà bien la seule obsession des nobles Seelies. Ciara se demandait bien quelle importance y avait-il à faire subsister une famille de génération en génération. Aux yeux de cette société, la pérennité reposait en la capacité à enfanter. Les hommes rêvaient d’une progéniture capable d’inscrire leur nom dans les annales, et les femmes d’un enfant leur garantissant de ne pas se faire répudier. Quelle plus grande honte que de donner naissance à un être dysfonctionnel ? Quel plus grand malheur que celui de l’infertilité ?
— Ta sœur s’en chargera, si tel est le cas, allégua calmement le duc de Mulryan.
Ciara sentit un sourire se dessiner au coin de ses lèvres. Elle ne se savait pas si mesquine. Son unique frère était envoyé à la mort, mais elle n’éprouvait ni commisération, ni émotion. Pour le duc, les mots qu’il avait prononcés n’avaient valeur que d’avertissement. Pourtant, pour Ciara, ils représentaient la preuve qu’elle existait, qu’elle faisait partie de cette famille, qu’elle était leur fille. Enfant du malheur, enfant du pêché, enfant des ténèbres, mais malgré tout enfant de ses parents.
Lorsqu’elle posa ses yeux sur Reagan, elle vit toute la rage qui bouillonnait en lui. Il se leva de table avec colère, avant de saluer le duc pour se retirer. Il connaissait la marche à suivre. Il n’avait pas son mot à dire. Jouet du pouvoir, on l’envoyait dans des contrés dont nul ne revenait indemne.
— Vous regretterez vos paroles, murmura-t-il en s’éclipsant de la salle de réception.