Chapitre 2 - Saori

Par AxelleC

2.

 

Je contemplais le visage endormi de Yuutô. Je m'étais éveillée quelques minutes plutôt, les garçons roupillaient toujours. Mato ronflait encore à qui mieux mieux alors que Ian marmonnait dans son sommeil. Une histoire à propos de chocolats qui parlaient et de licornes roses enflammées.

Je me nourrissais de la présence de mon frère, gravais ses traits dans ma rétine. Son odeur, comme la mienne, se mêlait à celle des médicaments. J'avais l'impression étrange de déceler plus de nuances dans les parfums et les couleurs autour de moi que d'habitude. La tête me tourna, je posai un genou au sol.

Je m'étais inspectée du bout des doigts tout à l'heure. Je n'avais rien de particulier. Mes cheveux mi-longs n'avaient pas bougé, ma cicatrice déformait toujours mon visage et seule la trace de la fléchette sur ma cuisse m'élançait.

Je jetai un coup d'œil à ma main droite où l'on m'avait collé un pansement. En le soulevant, j'avais découvert une petite plaie ronde, comme si l'on m'avait posé un cathéter. Un souvenir de mon dernier séjour à l'hôpital me frappa. Je me mordillai la lèvre pour chasser la nausée qui me tourmenta. Merde, je ne voulais pas vomir, je détestais ça.

Les garçons aussi portaient un pansement à la main. Même si j'avais l'impression que rien n'avait changé en moi, ils nous avaient fait quelque chose.

Qui ? Pourquoi ?

Des milliers de questions me traversaient l'esprit, et rien autour de moi ne pouvait me donner de réponse.

Après avoir examiné Yuutô, je me redressai et le secouai au passage. Il se réveilla d'un coup et étouffa un cri.

— Désolée, lui chuchotai-je. Mais je pense qu'il faut qu'on parle avant que les autres reviennent à eux.

Il se tourna vers moi et j'eus un choc. Ses yeux n'étaient plus de ce beau marron chocolat qui me rappelait ma mère, mais d'un vert très pâle tirant sur le jaune. Je me reculai d'un bond alors qu'il me dévisageait, bouche bée.

— Tes yeux.

Aucun miroir dans la pièce pour pouvoir les voir. Je lui lançais un regard interrogateur.

— Tu as les iris verts, comme des feuilles d'arbres.

Quelle ironie. Moi qui avais toujours détesté mes prunelles noires et affreuses transmises par mon père, il avait fallu un séjour dans un laboratoire bizarre pour m’en débarrasser. Un rictus tordit mes lèvres tandis que mon estomac se serrait, que pouvait bien signifier un tel changement ? Yuutô mangeait déjà les peaux autour de ses ongles ravagés. Je lui tapotai la main du doigt, il me scruta. Le pli de sa bouche n'augurait rien de bien.

— Qu'est-ce qui s'est passé après qu'ils m'aient endormie ?

— Ils t'ont embarquée, quand j'ai essayé de m'interposer, un des gars en uniforme m'a envoyé bouler. Je dois avoir un sacré bleu dans le dos, je me suis pris le lit.

Il se tourna et souleva son tee-shirt beige. Un long trait violacé marquait ses reins, tirant par endroits sur le noir. Je grimaçai.

— En effet, ce n'est pas beau à voir.

— Après, ils sont revenus et ont tenté d'assommer Mato.

— Ils n'ont pas réussi ?

— Si, après trois fléchettes.

Je sifflai discrètement entre mes dents. Sacré mec, un vrai bœuf.

— Ian n'a pas pu s'interposer non plus. Enfin, il n'a pas vraiment essayé, en fait.

Je n'étais pas étonnée, Ian n'avait pas l'air d'être quelqu'un d'altruiste... en même temps, c'était un criminel, comme nous.

— Et nos ravisseurs, ils ont parlé ?

— Jamais, tout s'est fait dans le silence. Ils n'ont pas répondu à nos questions, ni quand ils sont revenus chercher Ian, ni avant qu'ils m'emmènent.

— Toujours les mêmes ?

— Difficile à dire pour les militaires, leurs casquettes camouflent un peu leurs traits, mais les deux blouses blanches n'ont pas changé. Un vieux chauve et une femme assez jeune, brune.

Le crâne luisant de l'homme m'avait marquée, mais l'autre ne me rappelait rien. Je n'avais pas dû faire assez attention.

— Onee-chan, je me demande ce qu'ils nous ont fait. Pourquoi a-t-on changé de couleur d'yeux ?

Je haussai les épaules et me laissai tomber à ses côtés sur le lit.

— Quoi qu'ils aient pu faire, je les remercie quand même de nous avoir réunis.

Yuutô entrelaça ses doigts aux miens. J'eus la sensation étonnante de sentir toutes les infimes coupures et aspérités de ses mains. Au loin, une porte claqua et je remarquai enfin que je percevais beaucoup plus de sons qu'à notre arrivée. Yuu-kun se tendit à ma droite et serra le poing.

— Toi aussi, Onee-chan ?

— Oui, j'entends beaucoup trop bien.

— Ce n'est pas normal, j'ai la tête qui tourne avec toutes ces sensations bizarres.

— Pas mieux.

— Vous n'êtes pas les seuls.

Ian s'immisça dans la conversation. Je me levai pour m'approcher de leur cellule. Mato s'extirpa du lit du dessous et sa carrure m'impressionna de nouveau. Ian sauta souplement de son perchoir. Ils s'avancèrent près de la grille, je pus contempler leurs iris modifiés. Exit les yeux noirs de Mato, un beau marron ambré éclairait ses traits. Les taches de rousseur d'Ian ressortaient dans la pâleur spectrale de son visage, mais les anneaux jaune et rouge autour de ses prunelles ne pouvaient se louper.

Ils me regardaient, inquiets, et je leur décrivis leur transformation. Mato serra la mâchoire et jura d'une voix rauque qui titilla mes nerfs. Ian, lui, commença à aller et venir au fond de leur cellule. Yuutô ne bougeait pas du lit, les doigts toujours dans sa bouche. S'il continuait ainsi, il n'aurait bientôt plus que des moignons.

La marche de Ian m'hypnotisa un instant, puis la nausée revint. Ma tête me tourna et des bouffées de chaleur m'étouffèrent. Ma peau me démangeait, me donnait le sentiment que quelque chose grouillait sur moi, comme des milliers de fourmis. Je me frottai les bras à ne plus pouvoir m'arrêter.

Mon souffle se coinça dans ma gorge lorsque la première vague de douleur tordit mes entrailles. J'allais vomir. J'avais chaud, je brûlais. Sans plus de cérémonie, j'ôtai mon tee-shirt.

Mato hoqueta, Ian se statufia et Yuutô s'exclama.

— Saori-onee-chan ! Qu'est-ce qui te prend ?

Je voulus lui répondre, mais seul un feulement rauque s'échappa de ma bouche entre mes dents serrées. Je ravalai ma salive, respirai de plus en plus fort, et mon pantalon ainsi que mes chaussures suivirent le chemin de mon tee-shirt.

La douleur se répandit dans mes membres et je me tordis en tous sens sur le sol où je chus comme un pantin désarticulé.

Dans le brouillard que je traversais, mes oreilles m'envoyèrent vaguement les grognements de Mato, les cris perçants de Ian et les miaulements étranges de Yuutô. Les autres subissaient sûrement les mêmes douleurs que moi.

La souffrance s'intensifia et mes os se brisèrent. Je hurlai, ma gorge feulait. Je voulus me débattre, mais mon corps perclus de douleurs ne m'appartenait plus.

Et soudain, tout s'arrêta. J'attendis quelques secondes, tentai de reprendre ma respiration. À ma première goulée d'air, des millions d'odeurs et de goûts m'assaillirent. Trop d'informations, le vertige me refila de nouveau la nausée. Les bruits émis par mes compagnons d’infortune s’étaient tus, mais ce n’était pas le silence pour autant. J’avais l’impression d’entendre la poussière tomber. Je me donnai le temps de m'habituer au phénomène, et enfin, après quelques minutes, je pus ouvrir les yeux sans risquer de m'évanouir.

Face à moi, étalé au sol, un léopard me dévisageait.

 

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babouhw
Posté le 29/01/2019
 
Vivement mercredi!!! 
 J'aime beaucoup cet univers sombre , tu décris très bien l'incarcération avec un petit côté X Men dans l'impression qui s'en est dégagée à la lecture (ce qui n'est pas simple à créer ! bravo!) 
Petit point noir:
J'ai eu du mal avec la fin "face à moi, étalé au sol, un léopard me dévisageait" , mais c'est le point de vue du narrateur qui veut ça, pourquoi dans ma tête les autres n'étaient pas encore sur le point de se transformer ? (pas de symptomes vomissements, grattages, ils sont passés après elle, etc etc) Je te suggèrerai peut être de le faire apparaître que l'on puisse appréhender la chose tout comme on l'appréhende avec la protagoniste principale ? Attends de voir s'il y a d'autres retours en ce sens ;-) 
AxelleC
Posté le 29/01/2019
Je note tout ça pour la correction! Merci !
Liné
Posté le 07/04/2019
Hello AxelleC !
Eh ben, entre les licornes rose enflammées du premier paragraphe et le léopard du dernier... un grand saut dans l'angoisse !
Tes personnages sont très bien campés. Bien que j'ai lu le premier chapitre il y a de cela plusieurs semaines, je n'ai eu aucun mal retrouver tous les co-détenus.
Le rythme de l'histoire est très bon lui aussi : le réveil, les conversations, les doutes, et puis le constat que certains traits physiques ont été modifiés... Seule petite remarque : il me paraît un tantinet forcé que ton personnage principal soit heureuse de ne plus avoir les yeux de son père, avant de réaliser la peur que ces changements lui inspirent. Pourquoi ne pas introduire cette réflexion sur les yeux de son père de manière ironique ? Avant de vraiment plonger dans l'angoisse ? Du genre "au moins, maintenant, se réjouit-elle cyniquement, elle n'aurait plus les yeux de son père" ou quelque chose comme ça ?
En tout cas, je suis embarquée !
A très vite !
Liné 
AxelleC
Posté le 07/04/2019
Merci Liné !
 
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