3.
Deux yeux vert clair tirant sur le jaune me fixaient, écarquillés. Je voulus me redresser et reculer en douceur. On m’avait appris à ne jamais tourner le dos à un prédateur.
Alors que je tentai de me relever, je ne pus faire mieux que de me mettre à quatre pattes. Je me sentais lourde, pataude, mes membres ne me répondaient plus comme d’habitude. Rien ne paraissait comme d’habitude, réalisai-je. Je voyais trop de choses en regardant le léopard. Je pouvais distinguer le moindre de ses poils, son odeur de fauve envahissait mes narines, le parfum du désinfectant passant à peine au-dessus. Mon cœur cognait beaucoup trop vite dans ma cage thoracique et je laissai échapper un petit bruit.
Je pensais gémir, mais une sorte de miaulement se fraya un chemin hors de ma gorge. La panique se rua dans mes veines. Que…
Le léopard se redressa sur ses pattes et s’approcha de moi. Je voulus reculer de nouveau. Je me rendis soudain compte que je sentais beaucoup trop les aspérités du sol et que mes pieds étaient nus.
Ma gorge se serrait, j’hyperventilai. Le fauve n’était plus qu’à quelques centimètres, je restai figée, dans l’attente. Son attitude n’était pas menaçante, mais je n’y connaissais pas grand-chose en léopard. Pourtant, je ne pus m’empêcher de cracher, pour le prévenir.
Cracher ?
Tout à coup, je baissais les yeux vers mes mains. À la place, deux pattes noires et velues reposaient sur le sol.
Mon cerveau bugga un instant, et enfin, je comprenais. J’étais devenue moi aussi une panthère. J’avais des membres de félin. Ma respiration se hacha un peu plus, mon rythme cardiaque s’emballa, j’avais envie de hurler. Le léopard grogna doucement, comme pour m’appeler, et sous l’odeur de fauve, celle de Yuutô perça.
Merde.
Je captais soudain mon reflet dans ses yeux. Oui, je m’étais bien changée en panthère. J’avais du mal à assimiler ma nouvelle condition. Yuutô se frotta contre moi. Nos flans et nos chaleurs se mêlèrent. Sa présence, même ainsi, me rassurait. Je m’avançai un peu pour l'écarter, je voulais voir nos voisins, car des bruits étranges nous parvenaient de l’autre côté du couloir.
Yuutô se décala et mes poils se hérissèrent. En face, deux animaux fabuleux se jaugeaient du regard. Perché sur le lit du haut, un aigle sublime au plumage brillant scrutait l’ours qui allait et venait dans la cellule. La bête énorme aux yeux caramel ne pouvait s’empêcher de fixer son adversaire en grondant.
Nous étions tous devenus des animaux. La peur sous-jacente qui accélérait toujours les battements de mon cœur menaça de m’étouffer. Mes pattes tremblaient et me mâchonner la lèvre me blessa. Mes dents coupaient bien trop facilement ma chair. L’odeur du sang sembla attirer l’ours qui se tourna vers nous.
La gueule de la bête s’ouvrit d’étonnement. Malgré la panique, j’eus envie de rire, sa réaction exagérée me fit penser à un cartoon.
Pourtant, le comique de la situation ne suffit pas à éloigner la peur. Derrière moi, Yuutô marchait d’un bout à l’autre de la cellule. Les mêmes pensées devaient nous traverser : était-ce irréversible ? Étions-nous en train de rêver ? Comment avaient-ils réussi à nous transformer ? Que nous avaient-ils fait ? Pourquoi ?
Je regardai autour de nous pour me distraire de la terreur et du stress qui nouaient de plus en plus ma gorge. Je n’y voyais rien de plus qu’avant notre… Changement. À part peut-être ce reflet bizarre dans un coin de la cellule, tout proche du plafond.
Je plissai mes paupières et j’eus la sensation de zoomer. Je pus distinguer un minuscule objectif. Nous étions filmés ! Les blouses blanches me revinrent soudain en mémoire. Des sujets d’expérimentations, voilà ce que nous étions devenus.
Je donnai un coup d’épaule à Yuutô qui arrêta de marcher et lui désignai de la tête la caméra. Il émit un léger feulement indigné.
Je voulais parler, mais c’était impossible sous cette forme. Je me déplaçai lentement jusqu’à un endroit de la cellule d’où je puisse voir Ian et Mato, ainsi que Yuutô. Je tremblotai toujours et me repliai sur moi-même. Mes oreilles restaient couchées, ma queue au plus proche du sol, agitée de mouvements incontrôlables.
Je rentrai le cou et tentai de réfléchir malgré le parasite de la panique. Ian se tenait immobile sur son perchoir. C’était forcément lui, ses iris le trahissaient. Mato lui parcourait leur espace en tous sens. Sa nervosité agressait mes sens, je grognai doucement.
Yuutô se nettoyait avec application… en fait, il mordillait surtout ses griffes. Quelle que soit sa forme, mon petit frère ne pouvait s’empêcher de ronger ses ongles.
Mes oreilles captèrent des bruits de pas approchant de la porte au bout du couloir. Je me redressai, sur mes gardes, alors que Yuutô et Mato se postaient un peu plus loin des grilles.
Les militaires envahirent le hall, et la sensation de déjà-vu m’arracha un grognement. Les deux blouses blanches entrèrent à leur suite. Je dévisageai la jeune femme brune et le vieil homme. Le chauve eut un sourire réjoui.
— Bien, ça a fonctionné comme prévu.
— Oui, professeur, approuva mielleusement la scientifique.
— Dans combien de temps… ?
— Une ou deux minutes, selon mes calculs.
— Bien, attendons ici, alors.
Yuutô me jeta un coup d’œil. Oui, moi aussi, je lisais entre les lignes. Que devait-il se passer exactement dans une minute ? Allions-nous mourir ? Nous entretuer ? Ou simplement retrouver notre forme humaine ?
Les deux scientifiques conversaient en chuchotant, comme s’ils pensaient que nous ne pouvions pas les entendre.
— Cette fois-ci, on nous a apporté des sujets bien résistants, commentait la jeune femme.
— Ce n’était pas trop tôt. Je suis particulièrement satisfait du numéro deux.
— Oui, quelle endurance.
Ils parlaient sûrement de Mato.
— Les un et trois nous surprendront peut-être, marmonna le vieux.
Il darda ses yeux d’un bleu délavé vers moi. Étais-je un, ou trois ? Je lui renvoyai son regard en fronçant les sourcils. Enfin, c’est ce que je tentai de faire. Aucune idée de la tête que ça me faisait. Ils se turent et un bip retentit, m’agressant les tympans.
La douleur dans mes oreilles laissa la place à une souffrance qui me déchira le ventre. Je criai, feulai, râlai de tout mon saoul. Mes os se brisèrent de nouveau, ma peau grouilla d’un millier d’insectes urticants et je crus mourir.
Ma vision se noircit avant de revenir à la normale. Ma respiration lourde et difficile faisait écho à celles de mes camarades d’infortune. Tout de suite, je jetai un coup d'œil à mes pattes… mes mains.
Mes doigts tremblaient de soulagement, je voyais flou tant les larmes encombraient mes yeux. Je frissonnai. Il me fallait des vêtements, je ne voulais pas rester nue sous les regards des militaires et des deux scientifiques. La jeune femme faisait quelque chose, peut-être prenait-elle des notes, mais je ne distinguai pas grand-chose à travers mes sanglots. Je serrai les dents pour retenir mes cris. Je ne voulais pas m’humilier plus. Ian et Mato n’avaient pas ma retenue et ils commençaient déjà à insulter les scientifiques.
— Qu’est-ce que vous nous avez fait, putain ?!
— Bande de connards, vous allez le regretter !
Mes larmes se tarirent et je pus enfin regarder autour de moi. Le vieux chauve les ignorait superbement, dictait des phrases à la jeune femme qui s’empressait de les noter.
Malgré une faiblesse dans les membres, je réussis à attraper mes frusques, abandonnées non loin de moi. Plus de culotte ni de soutien-gorge, ils gisaient au sol en petits morceaux pathétiques.
Je me contorsionnai pour enfiler mon tee-shirt et mon pantalon. J’étais épuisée, je voulais dormir au moins deux jours. Mon estomac se tordit, la faim s’y installa. Mon angoisse se calmait un peu, mais je la sentais dans les frissons qui me parcouraient encore.
Yuutô observait le tout en silence et s'habillait tranquillement, il se redressa en même temps que moi et nous nous rapprochâmes de la grille. Le vieux s’arrêta de parler pour me dévisager de nouveau. Il eut un sourire malsain. Un frisson désagréable naquit au creux de mes reins lorsqu’il me désigna du doigt. Un militaire se tourna vers la cellule, me pointant avec son pistolet. Ah non, pas encore !
— Numéro un, avec nous, exigea le chauve. Venez sans discuter, sinon…
L'arme se braqua vers Yuutô.
Bon, je mets beaucoup de temps entre deux lectures mais... je reviens !
Ha, cette histoire a toujours un excellent rythme ! L'intrigue nous prend à la gorge, tu ne nous laisses par le temps de souffler ni de nous poser des questions, ce qui nous garde au même niveau que ta narratice et ses compagnons de cellule. Et puis, beau cliffhanger de fin de chapitre !
Une petite remarque peut-être : la retransformation est peut-être un peu rapide ? Quand tu mentionnes l'inquiétude de ton personnage pour sa nudité (la première fois), je n'étais pas tout à fait sûre qu'elle ait retrouvé intégralement sa forme "normale".
(dans le détail, une seule petite coquille repérée : la répétition du mot "habitude" en tout début de chapitre)
A bientôt !
Liné