Chapitre 2 -- Seren

Par Capella

Seren

——

Le prince tisseur

 

 

Dans le temple d’Héra, ses innombrables murs de turquoise parsemés de rayons blancs, imitant la surface d’une eau cristalline parcourue par les mains d’Hélios, Seren se hissa sur la pointe des pieds, puis retomba sur ses talons, reproduisant la scène aussi longtemps que le décor se vit inchangé. Il frotta du doigt le petit diadème turquoise posé sur sa tête, aux couleurs de celle qui lui apportait aujourd’hui sa bénédiction.

Devant lui, un homme silencieux dans sa robe, sans cheveux, sans émotion, sinon l’apaisement de ceux qui pouvaient parler à la douce voix de la déesse. Sur le côté, un long couloir qui s’étendait jusqu’à la lumière du dehors, ne daignant pas lui faire apparaître la silhouette qu’il redoutait tant de voir… De l’autre… un garçon similaire. Les mêmes cheveux bouclés que lui, mais les siens étaient bruns. Des yeux gris, au lieu des noisette de Seren. Et un formidable ennui sur le visage, là où l’autre était morose. Bien plus grand, le jeune homme dut se pencher vers Seren pour lui parler dans l’oreille.

« Elle prend du temps, ta femme. T’es sûr qu’elle s’est pas perdue dans les quartiers rouges ? »

Au demeurant, il avait prononcé ces mots d’une voix rien moins que douce, ne se souciant que très peu du prêtre qui pouvait l’entendre. Seren ne trouva rien à répliquer à cela, alors son grand-frère lui posa une main amusée sur l’épaule.

« Je plaisante, moi-même à quatorze ans, j’étais pas encore versé là-dedans. Le quartier rouge, c’était vers mes quinze. Et les femmes, par extension. Avant, je me contentais de mes professeurs. Plus simple d’accès. »

Seren se contenta d’un sourire en coin, levant le visage vers son interlocuteur, pour le baisser, soupirant.

Par heur, quelques nouvelles minutes de patience suffirent pour que la jeune fille lui apparut enfin. Elle n’était pas censée être plus vieille que lui, de fait, elle s’avéra légèrement plus petite que lui. Son visage dissimulé derrière son voile blanc, sa somptueuse robe verte traînant sur le sol, il la découvrait pour la première fois. Il se contenta d’un œil soutenu à son égard, les lèvres pincées. Le nom prenait enfin forme mouvante…

La jeune fille traversa le couloir, ses pas résonnant aussi fort que silencieusement au sein du temple, pour s’arrêter aux côtés du garçon. Le prêtre, sourire aux lèvres, s’écarta.

« Vos offrandes », dit-il avec joie.

Seren et la fille posèrent les genoux à terre de concert. Le premier fouilla dans son manteau et en sortit une feuille. Une simple feuille brune, déchirée à quelques endroits. Du coin de l’œil, il considéra son épouse, laquelle avait en fait, déjà déposée son offrande aux pieds de la statue de la déesse : une longue aiguille.

« Déesse Héra, je vous présente l’arme de mon feu père. Puisse-t-elle vous donner la puissance de combattre vos ennemis et de résister à la colère de vos pairs comme vous le faites avec tant de bravoure. »

Elle demeura silencieuse quelques secondes, puis, recula. Seren se ressaisit avant qu’elle ne se tournât vers lui.

« Dame Héra, une feuille de seigneur Moros, déclara-t-il. Il me fait vous rappeler qu’en qualité du destin fatal qu’il représente, il ne connaît que trop bien la violence. Mais dans l’automne de la vie des mortels, il y a aussi le printemps que vous leur offrez. »

Il déposa doucement la feuille, recula, et se tourna inconsciemment vers son épouse. Sa mâchoire, de l’autre côté de son voile, était tirée, preuve que, sans doute, elle avait ouvert la bouche. Le prêtre partageait sa surprise, ses yeux un peu plus ronds que de coutume.

« Bon, ils ont fait les prières, je les ramène, si vous le voulez bien, hein ? déclara alors le jeune homme debout à côté d’eux, haussant les épaules. Quelle idée de marier des enfants qui ne savent même pas conduire un char. Héra sera-t-elle heureuse que ce soit moi qui les ramène… »

Seren se leva et offrit sa main à la jeune fille. Délicatement, elle s’en saisit, se leva, la lâcha et marcha aux côtés du garçon jusqu’à la sortie. En silence, ils quittèrent le temple et grimpèrent dans le véhicule qui les attendait à l’entrée. Le désinvolte personnage se trouvait devant, tenant les reines. Il laissa à peine le temps à l’épouse de monter qu’il était déjà parti, poussant Seren à fermer la porte en hâte pour empêcher quelqu’un de tomber par-dessus bord.

Un moment, Seren considéra le regard invisible de sa dulcinée. En se concentrant bien, il finit par deviner ses yeux, lesquels étaient orientés vers la fenêtre. Il plongea la main dans son manteau et y tritura quelque chose, les traits tirés d’anxiété. Il prit une longue et profonde inspiration, avant d’entrouvrir les lèvres.

« Votre cadeau était bien digne d’une… Spartiate. Il était imposant. Héra en sera heureuse.

— Le tien aussi. Seigneur Moros est donc vraiment parmi vous ? L’incarnation même de la fin, auprès d’un mortel… Je n’osais pas y croire. »

Elle avait une jolie voix, quoique teintée de beaucoup de froid et d’ennui, mais, Seren n’attendait pas d’elle qu’elle se comportât autrement. Aussi… sourit-il.

« C’est que, notre guerre est sans précédente. Avec la mort d’Alexandre le Grand, c’est la perte d’un Dieu que nous vivons… Je suppose que les mortels ne sont pas faits pour supporter de telles choses tranquilles. Aussi je remercie seigneur Moros d’avoir eu la bonté de me prêter main-forte.

— Je suppose autant… »

Seren acquiesça, puis rouvrit la bouche, mais le son de la foule l’intrigua. Ce qu’il avait pris pour les discussions nocturnes de la ville s’avérait être des cris. À leur fenêtre, parfois devant le palier des portes, il découvrit alors que la population offrait aux mariés leur bénédiction sans pour autant outrepasser les règles de bienséance. De fait, entourant l’allée du char : rien, si ce n’étaient des torches écarlates. Rien, sinon la lumière des esprits, pour guider le véhicule à son domicile. Mais depuis les demeures, au loin, le monde agitait les mains, criait, souriait.

« En l’honneur de “soleil d’été” ! », criaient-ils pour la plupart.

Seren se sentit embarrassé pour le voisinage, et aussi un peu touché par le geste, il dut en convenir. Il dut retenir un rire, et un sourire qui apparut malgré tout sur son visage, le forçant à faire glisser la main à ses lèvres pour le cacher de la vue de son épouse.

« Le peuple de Sparte n’aime guère ton surnom, commenta sa femme.

— Oh, réagit-il bêtement.

— Soleil d’été… Ils te pensent trop enclins à la faiblesse et à la douceur, ce qui n’est pas bon pour un régent. Mais tu sais comment est mon peuple. Je suis heureuse de vivre à Athènes, au moins, les êtres y seront moins belliqueux. Néanmoins, j’espère que ton père tiendra parole.

— Mon père… Ah… Ah ! Rejoindre l’armée athénienne, c’est cela ? Vous en êtes certaines ? Je ne doute pas du fait que vous en avez les qualifications, mais vous serez reine…

— Ce n’est pas une raison pour en profiter. Mon rang ne me rendra pas oisive, tu peux en être assuré. »

Il opina, rouge. D’un « Je comprends » prononcé d’une voix chevrotante, il se détourna d’elle pour roffrir son attention à la route. Le péristyle du palais d’Athènes commençait déjà à se faire jour… ou nuit, la pierre beige éclairée à la lueur dansante des flammes.

« C’est ton frère aîné, qui conduit le char, n’est-ce pas ?

— C’est cela, oui. Plume, notre stratège. Tu seras souvent amené à coopérer avec lui. »

La jeune femme répéta le nom avec indifférence pour le digérer.

« Et… j’ai pourtant épousé le futur Satrape d’Athènes ? Je ne comprends pas bien. Quel est le problème avec votre grand frère ? Contrairement à l’héritier d’Alexandre, je n’ai pas entendu dire qu’il était affecté d’une quelconque maladie mentale.

— Eh bien… » Seren eut un petit rire nerveux. « Une maladie, tout dépend le point de vue. Il a renoncé à la succession de notre père pour se consacrer à d’autres activités comme la guerre… Et le batifolage, je présume.

— Je me disais bien, en voyant le personnage… »

Une fois arrivés, Plume leur ouvrit, nonchalant, et Seren aida la fille à descendre. À quelques pas devant eux, entre les domestiques et les nobles du palais, se trouvait sous ses cheveux noirs, mi-longs et bouclés, son père, le visage lumineux. Sous les siens, bruns et raides, sa mère, contentée.

Le jeune couple approcha pour ne s’arrêter que devant le deuxième, plus grand et ancien qu’eux.

« Seren, mon fils, déclara la voix de son père, tu peux retirer le voile de Maya, fille d’Aspic. »

Le garçon se tourna vers la jeune fille et d’un geste tranquille, lui retira le drap blanc qui lui dissimulait le visage. Il découvrit des cheveux roux piquetés d’yeux bleus comme la mer.

Plus tard dans la soirée, isolée de sa femme, de ses parents et des convives du banquet tardif, il déambula dans les jardins du palais d’Athènes. Ses bottines frottèrent contre l’herbe émeraude, son manteau volant en vent telle une cape royale. Il s’approcha des deux silhouettes qui se tenaient côte à côte, invitées d’honneur de la brise vespérale et des lumières des étoiles.

« Dame Lachésis, seigneur Moros… »

Une grande forme vêtue d’une robe blanche, faites d’un nombre inquantifiable de fils. Tout vêtement était naturellement tissé de petits filaments, mais s’agissant d’elle, ils étaient bien visibles, comme un vêtement aux millions de couches, aux millions de vagues accrochant les rayons lunaires. À ses côtés, un homme, plus petit, dont les cheveux s’écartaient en forme de branche d’arbre, elles-mêmes serties de feuilles orange d’automnes. Une somptueuse tunique couvrant une partie de son torse et de son entrejambe, mais le reste était à découvert.

Ils s’étaient retournés d’un seul tenant, affichant un sourire sur leur visage avenants.

« Comment se porte notre marié ? demanda la femme.

— Avec des murs de confusion, répondit l’intéressé, portant une main à son manteau. Vous n’avez pas été très clémente envers moi, madame. »

Il s’était efforcé de garder un sourire de circonstance, en conséquence de quoi la boutade parvint à Lachésis qui gloussa, mais le sourire du jeune garçon s’écroula bientôt à la faveur d’un soupir anxieux.

« Si je contrôlais aussi bien la vie des mortels, cette guerre serait déjà terminée…, lui dit doucereusement la femme.

— Oui, cela va de soi. Les Moires ne peuvent vivre à notre place.

— Bien dit. Et donc, que nous vaut cette anxiété ?

— Eh bien, ma femme, naturellement. »

Il fit quelques pas en avant pour venir se tenir à côtés d’eux. Moros posa une main sur son épaule, lui dardant un œil se voulant doux. Se voulant seulement, car ses yeux avaient ça de terrifiant qu’ils étaient dessinés comme des lames.

« Maya n’est qu’une otage, et cela me met mal à l’aise. Évidemment, une fille si importante, dans les mains du futur Satrape d’Athènes, ça a de quoi calmer les ardeurs de son peuple, mais… D’accord, oui, Sparte ne tentera rien contre nous et se calmera, mais Maya, elle, en attendant, elle est arrachée de sa ville et épouse un garçon qu’elle ne connaît pas.

— N’est-ce pas ainsi que se déroule l’entièreté des mariages ? argua Moros, curieux. Tu ne peux t’en vouloir de vivre comme tout le monde. Il serait naïf de ta part de croire que tu aurais pu faire les choses différemment.

— N’y a-t-il pas des milliers de héros qui ont obtenu la femme qu’ils désiraient ?

— Oh, oui, je te l’accorde, Seren. Je te l’accorde volontiers. Reste que ces héros, comme tu le dis, ont dû faire face à ma présence. Tués par leurs épouses qu’ils ont trahies, vaincus par les bêtes, par la guerre, par les avares. Être un héros permet de choisir sa moitié, pas bien souvent sa mort. »

Seren poussa un soupir, baissant le regard vers l’étendue verdoyante qui s’agitait en ondoiement à chaque souffle du vent.

« Je pense que tu ne vois pas les choses comme il faut, poursuivit l’incarnation du destin tragique des hommes. Tu es un garçon aimant, elle sera rassurée d’être à tes côtés et non auprès de ceux d’un autre. Du moins, tu dois t’efforcer de lui faire ressentir cela. En prime, tu seras dirigeant, elle sera donc protégée.

— Dirigeant… Je ne sais même pas si j’en serai un bon…, répliqua-t-il en grimaçant et en triturant l’intérieur de son manteau. Cela aurait dû être Plume… Il n’a prévenu qu’il y a un an que je prendrai sa place. Un an, que je passe du deuxième fils au futur Satrape. Je n’ai pas été éduqué pour l’être. Je pars de zéro, et mon père veut déjà me plonger dans le bain pour m’entraîner en me laissant prendre l’immense majorité des décisions pour que je prenne mes marques. Mais c’est insoutenable… Je ne peux pas faire ça… »

Comme il parlait de plus en plus vite, une main prodigieusement douce vint se poser sur sa joue. La peau de la tisseuse du destin était semblable à un coussin ou à une robe de satin portée par les jeunes femmes éclairant les soirées de leur gracile présence. Inconsciemment, Seren y pressa sa joue en poussant un souffle apaisé.

« J’ai tracé ton fil avant de te rencontrer. Comme tout être humain, Clotho a façonné le fil de ta vie, et je l’ai étiré pour que tu vives jusqu’à tes soixante-dix ans.

— Autant, ironisa Seren.

— C’est la durée que j’offre à la plupart des mortels, mais tu sais bien, Atropos coupe les fils lorsque cela lui chante. Peut-être même est-ce Moros qui viendra à ton chevet.

— Cela est quelque peu lugubre, commenta ce dernier.

— Mais c’est la réalité. Or, je t’ai fait pour que tu dures longtemps sur ce monde. Toi-même, n’a pas pour projet d’être guerrier, ou héros. Certes, la guerre est à tes portes, mais tu n’y es pas plongé. Prends le temps d’essayer, d’échouer, et de t’améliorer.

— Impossible… »

Il secoua la tête, le bras plongé dans son vêtement complètement sclérosé. Il nia une fois encore, agitant les boucles de ses courts cheveux de jais sur sa tête.

« Vous l’avez dit vous-même. La guerre est à nos portes. Je n’ai pas le temps de suivre des cours, je dois agir vite. Si je veux que la Macédoine reste entière, que mon peuple ne se fasse pas décimer… Si je veux que le massacre ne s’étende pas de trop, je dois vite amener à la paix.

— Tu pourras donc insulter Arès, pour faire batailler les hommes ; Atropos, pour avoir coupé le fil de la vie d’Alexandre avant ta majorité. Tu vas devoir apprendre dans un terrain qui n’est pas fait pour. Tu penses devoir agir, mais te lancer à bride abattue dans une bataille, sans expérience, c’est accélérer les rouages. Si tu veux survivre, il te faudra jouer du temps. Apprendre tout en dirigeant. Oui, ton frère ne t’a pas arrangé en t’installant sur ce trône en des temps pareils mais… il est un bon stratège de guerre, après tout. Tu pourras te reposer sur lui. »

Il leva le visage au ciel, considérant les constellations avec curiosité. Dans le ciel limpide et clair, sans nuages, toutes les taches blanches de ce monde au-dessus d’Ouranos lui parvenaient sans peine.

« Et en prime, je dois vous aider à retrouver vos sœurs… », finit-il pour s’achever.

À cela, Moros et Lachésis répondirent d’un petit rire jaune. Moros reposa une main, cette fois sur son crâne, pour lui caresser les cheveux avant de la porter à sa hanche.

« Cela, tu n’es pas obligé de t’y plonger à corps perdu. Nous aussi, savons prendre notre temps… Seulement, oui, Atropos est pour continuer à tuer comme elle l’entend durant la guerre, mais le massacre qui en découlera ne peut être bon pour l’humanité… Ce sera à nous de la raisonner.

— À quoi cela vous servira-t-il de raisonner votre sœur ? Si Atropos cesse de couper le fil des guerriers, les batailles s’arrêteront ?

— Oh, non, les guerriers deviendront immortels, simplement cela. Sauf qu’il lui suffira de parler. Déclarer au monde que ceci n’a que trop duré, que dorénavant, ou les batailles seront infinies, ou chacun fait la paix. Forcément, le problème va vite se régler. Mais, dans tous les cas, ce sera à nous de la convaincre, son frère ; sa jumelle. Pas toi, Seren. »

Il acquiesça, sa poitrine se soulevant un peu plus fort au cours de ses inspirations. Il regarda, un instant, les iris aux couleurs du soleil crépusculaire de Moros.

« Et s’agissant de Clotho, demanda l’enfant. Vous savez, si elle a rejoint son aînée ?

— Non, sa disparition à elle est encore un mystère. Ne t’en fais pas, nous te dirons dès que nous en apprendrons plus sur elle. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de grave, mais en même temps, c’est soit cela, soit elle est devenue alliée de sa sœur, donc…

— Heureusement, Clotho ne peut faire de mal, indiqua Lachésis.

— Oui, seul Atropos est un problème. Si elle décidait de couper le fil de Plume, ou Seren, ou qui sais-je… »

Il y eut un silence quelque peu épais dans l’air, chacun se retenant sans nul doute d’expirer un cri rauque face à cette situation déplorable. Car ce n’était, après tout, pas la seule des difficultés qu’ils rencontreraient, que de savoir que l’Inflexible pouvait, comme toujours, choisir qui verrait les fils de sa carcasse faire tomber le pantin. Heureusement, elle ne semblait pas prise d’une folie meurtrière, et la vie s’écoulait et se terminait à un rythme régulier. Pour une période de guerre, à tout le moins…

« Bon, eh bien, je vais voir ma mère, et après, je suppose qu’il me faudra me coucher. Cette journée a été épuisante, alors qu’il ne s’est pas passé tant de chose que cela, rit-il.

— L’appréhension est autant douloureuse qu’un mur à grimper, pontifia Moros avant de se faire plus hésitant, les yeux rivés vers son protégé. Navré de ne pouvoir être plus utile.

— Excuses acceptées. Je ne vous en voudrais jamais, merci simplement de m’avoir écouté et d’avoir été de bons conseils, dame Lachésis, seigneur Moros. »

Avec un sourire partagé pour le garçon, ce dernier tourna les talons et s’éloigna du jardin. À mi-chemin, il se retourna et offrit un mouvement de main aux deux déités, puis elles finirent par disparaître de sa vue, remplacées par des couloirs, des murs et des plafonds ; des escaliers, menant vers un séjour après qu’un domestique lui fît part de la présence de celle qui cherchait.

Il ouvrit le double battant, embêté d’y entendre de l’autre côté des éclats de voix, ennuyé à l’idée de devoir attendre que sa mère finît de parler avec ses amies avant de pouvoir lui voler de son temps, mais il découvrit qu’elle n’avait en tout et pour tout que Plume en guise d’interlocuteur. Son aîné se tourna vers lui avec l’enjouement d’une joyeuse bombe.

« Voilà le marié ! Tu n’es pas déjà au lit en train de profiter de ton nouveau cadeau ! Non parce que cadeau, le terme est bien choisi ! Un de ces corps, à quatorze ans ! Moi qui me moquais avec l’orgueil des personnes plus âgées qu’on devait décaler l’âge adulte à seize ans, pour la maturité, tout ça ! Au final, le corps ne va pas s’arrêter pour autant ! » Il partit dans un rire avant de taper l’épaule de son cadet.

Ce dernier, non content de ne pas trouver la blague amusante, alla jusqu’à même grimacer de désespoir.

« Je vais dormir avec elle ce soir, c’est vrai… J’ai peur qu’elle soit mal à l’aise.

— Mal à l’aise… Tu es adorable, mon petit sucre d’orge ! Toutes les filles de mon âge me parlent de toi au lit et me disent qu’elles rêvent d’être ta première fois. Je sais pas comment elles font. J’ai beau me moquer de ta dame, moi, trop jeunes, ça fait… bizarre. Ça manque de hanche, tu vois.

— Voilà une rare qualité que tu possèdes, commenta leur mère d’un ton moqueur.

— Je suppose ! Enfin, Seren, si elle n’est pas à ton goût, tu es Satrape – bientôt –, précisa-t-il après coup. Des femmes un peu meilleures, tu pourras en avoir autant qu’il te plaira, tant que tu ne le cries pas sur tous les toits, bien sûr ! Bon, je te laisse, moi aussi, je suis épuisé. Je vais dormir seul ce soir. Je suppose que c’est jour de fête, on change ses habitudes durant ces moments-là. »

Il déposa ses lèvres sur la joue de son frère avec gaieté et un « Mwah ! » exagéré en les retirant, pour s’en aller d’une démarche guillerette hors du séjour.

Seren attendit que les portes se ferment pour souffler en s’asseyant sur son siège. Devant lui, sa mère eut un petit gloussement, jambes croisées, une infusion dans la main.

« Je m’excuse au nom de ton frère pour ces propos déplacés, mais…

— Mais oui, tout à fait : j’ai l’habitude, fit-il avec un rictus qui ne paraissait plus tant déprimé que cela. D’une certaine façon, sa propension à être si… lui, détourne l’esprit des songes les plus terribles.

— Au bout d’un certain temps, ça ne fait qu’exaspérer plus encore…, objecta-t-elle après une gorgée. Profite, tant que tu n’as pas envie de le suspendre tête en bas au balcon à chacun de ses mots. »

Seren éclata de rire, et aussitôt, sa mère le considéra avec une tendresse formidable.

« Ce rire… Tu n’es bien adulte que d’âge…

— Ma voix est si aiguë que cela…, s’inquiéta-t-il, main sur la gorge.

— C’est pour le mieux.

— Vous n’êtes pas objective… »

Elle lui tendit une tasse, vide. Seren hésita un instant mais décida d’accepter la proposition, sa mère lui servant un peu de son infusion avant de lui mettre la tasse entre les mains.

« Je viens encore avec une question, mère, et non seulement pour vous déranger au beau milieu de la nuit.

— Non pas que cela m’aurait dérangé, ma petite noisette. »

Un peu rouge des joues, il porta la tasse à ses lèvres et but quelques gorgées, souriant. Il déposa la tasse sur la table basse en marbre disposée entre eux deux.

« Comment puis-je faire pour instaurer la paix entre tous les Diadoques ? Je sais que Peagonn, en tant que dirigeant de l’empire d’Alexandre, est censé suffire à instaurer la paix, mais… »

Sa mère poursuivit, comme il marqua une pause. « Oui, nous ne sommes pas dupes. Ces dix-sept Satrapes tués… Pas de paix qui tienne. Bientôt, il n’est censé en rester qu’un. C’est ce que tout le monde doit penser.

— Voilà… »

Il reprit une vive gorgée de son infusion, se sentant obligé de faire couler quelque chose de chaud dans sa gorge qui s’était frigorifiée d’angoisse.

« Et donc, pour la paix, tu dis… Mon fils, voilà une question très difficile et pourtant très facile à répondre. Pour la paix, il faut apaiser. »

Comme elle était fière de son petit tour de phrase, Seren se contenta d’un sourire pour la laisser expliciter un peu.

« Il te faudrait simplement faire en sorte que chaque Satrape t’aime, puis décide de suivre ton idée de paix. Mais pour cela, il faudra leur offrir des arguments. Pourquoi se contenter de Thrace quand l’on peut tenter l’Asie mineure ? Pourquoi n’avoir que la Cappadoce quand la Perse n’est pas si loin ? Tu comprends ? C’est cela, qui sera le plus dur : nourrir la cupidité de nos rivaux. »

Il acquiesça gravement, pas assez naïf, à son grand dam, pour croire que ce serait chose aisée. De fait, plutôt que de se gorger d’optimisme, l’appréhension le poussa à se ronger les ongles ; il se retint, venant tripoter son porte-bonheur rangé dans son manteau.

« Et avant tout ceci… Il faudra déjà t’occuper de la Macédoine, alors bon… »

Cette fois, il releva vers elle un visage curieux, les yeux ronds et brillant d’incompréhension. Sa mère porta une main à sa joue avec un « Qu’il est mignon » ému.

« Tu ne pourras régler les problèmes voisins si les tiens ne sont pas de l’histoire ancienne. Tu t’absenteras et on te poignardera dans le dos, dans le cas contraire.

— Arf… »

Ce « Arf » était peut-être indigne de sa condition de dirigeant en devenir, mais il exposait assez bien l’état des lieux. Il porta un index à son front, baissant le regard si bas qu’il aurait pu revenir au plafond. Se mordant la lèvre, comme si la douleur était gage de plus amples réflexions, il profita du silence qu’observa sa mère pour trouver une solution ; qui lui vint rapidement grâce au mariage tout frais qui ne venait pas sans idée.

« Je vais m’occuper de Sparte. Ils sont nos alliés de circonstance, et seulement car nous les avons vaincus suite à leur soulèvement à la mort d’Alexandre. Ils ont donc encore une aversion à notre égard ! Si je règle le problème, alors…

— C’est hors de question. »

Une interruption forte impérieuse, s’il en était. Seren se retrouva à fixer bêtement la femme et son large nez grec dont ses enfants n’avaient pas hérités.

« J’ai dit, il te faudra régler tes propres problèmes avant. Avant les cités voisines de ta région, il y a… ta capitale. L’hiver a été rude, les dieux de l’Olympe ne répondent plus depuis une bonne année, et ce n’est pas Lachésis ou Moros qui vont faire pousser les récoltes. Les temps se font difficiles pour les habitants d’Athènes même. Partir à Sparte suffirait à ce que le poignard dans ton dos vienne d’ici, tu sais. »

La mâchoire serrée, Seren serra la tasse dans ses mains. La chaleur de la céramique se mâtina aux fourmis qui traversaient l’intérieur de son membre crispé. Son œil glissa de la table à la fenêtre, où la nuit nocturne se dessinait dans son bel horizon sans couleur.

« Seren, tu peux faire les deux. Lâche donc ton frère sur Sparte, cela lui fera sûrement plaisir d’agir un peu. »

Il se redressa, prit une gorgée de son breuvage, le termina en fait, et reposa la tasse.

« Bonne idée. Plume va gérer les tensions avec Sparte, et de mon côté, je rassure le peuple. Ils m’ont félicité et acclamé aujourd’hui, en dépit de leurs problèmes… Je me dois de leur rendre la pareille. Mais, c’est vrai que sans dame Artémis… La chasse va devenir difficile… » Il secoua la tête, les yeux brillants. « Peu importe, mon rôle est de me débrouiller. »

Sa mère se leva alors, fit quelques pas pour contourner la table, s’accroupit et saisit la tête de son enfant pour coller sa joue contre la sienne. Elle lui offrit un baiser sur sa petite peau élastique, avant de se relever. Seren s’essuya la joue, embarrassé.

« Ce n’est pas très crédible pour un Satra…

— Il n’y a que toi et moi, ne fais pas ton difficile, je te prie. »

Le ton avait été rude et presque un peu… boudeur. Le garçon ne put s’empêcher de rire. Il se leva et porta la paume à son cœur.

« Merci pour vos conseils, mère. Je viendrai vous en demander d’autres lorsque la lune sera couchée.

— Oui, à ta guise, je serai toujours là en cas de besoin. Exploite mon esprit à ta guise. »

Avec un nouveau sourire, il s’en alla, traversant les couloirs d’un pas un peu plus léger. Ses jambes qui lui donnaient sans cesse l’impression d’être lesté de cuivre se posaient désormais sur le mou d’un nuage de coton. Oh, il se connaissait bien. Il savait que d’ici à ce qu’il se couchât dans son lit, le temps que le sommeil ne lui vînt, il anticiperait mille et un avenirs horribles dans lequel le peuple d’Athènes le méprisait, celui de Sparte le repoussait, celui des autres Satrapies s’élançait contre la Macédoine…

Mais pour le moment… Il prit une grande inspiration puis expira avec lenteur. Calme…

Calme qui s’évanouit aussitôt que la porte de sa chambre lui révéla son lit et l’occupante qui s’y trouvait assise. Dans sa chemise de nuit, Maya enroula son doigt autour du lacet qui serrait sa fine robe. Elle leva le visage vers Seren en l’entendant venir, mais son expression ne trahit ni peur, ni déception, ni joie. C’était sans doute pire pour lui que de ne pas savoir ce qui dictait en ce moment l’esprit de la jeune fille.

« B… Bonsoir…, fit-il, approchant. Je comptais aller dormir, alors…

— Moi aussi. »

Il tira un paravent pour se dissimuler de son épouse et se dévêtit. Il lui fallut quelques secondes avant d’oser se rappeler qu’elle ne pouvait voir de l’autre côté de la matière. Ravalant son malaise, il commença par retirer l’objet qui se trouvait dans son manteau ; un petit amoncèlement de fils blancs ne formant rien de plus qu’une tresse. Il le posa sur la table de chevet, puis retourna se dissimuler pour se mettre en robe de chambre.

« Doit-on consommer notre mariage ? »

Seren se raidit aussitôt, figé dans son geste. Il prit une inspiration pour se donner la force de déboutonner son vêtement.

« Non, ce n’est pas nécessaire. Nous sommes jeunes, ça ne les dérangera sans doute pas.

— Tu en es sûr ?

— Oui, oui… Pas de souci à ce sujet. »

Il fit tomber son vêtement et enfila l’autre, ouvrant soudain les yeux un peu plus grands, se tournant vers Maya dont il ne voyait qu’une forme sombre de l’autre côté du paravent.

« Vous me tutoyez.

— Ah, oui. Mauvaise habitude… Vous préférez que je corrige ce défaut ?

— Non, non. Tu peux retourner au “tu”, c’est même plus agréable. Mille fois plus…

— Oh. Soit. »

Il n’en avait aucune preuve, à fortiori s’il ne s’agissait là que d’une « mauvaise habitude », mais au moins avait-il l’impression d’être proche d’elle. Déni ou non, cela restait plus rassurant, et il s’efforcerait de l’imiter à ce sujet, si cela faisait gagner à leur relation un peu moins de… maladresse.

Habillé, il replia le paravent et approcha de sa femme, s’asseyant à côté d’elle. Après un signe de tête de cette dernière, Maya se glissa sous les draps, et Seren, tellement dépité qu’il n’arrivait plus à en être anxieux, vint se mettre à ses côtés, lui tournant le dos, tout comme elle.

Les yeux grands ouverts en direction de la fenêtre ; de la lune, croissant absolument grandiose dans son ciel bleu marine, il se remémora les mots de Lachésis. Il lui fallait être doux, et sa femme serait heureuse d’être à ses côtés.

« Bonne nuit… Maya.

— Merci, à toi aussi, Seren. »

Aurait-il dû être moins froid ? Pourquoi même Maya avait-elle si concise ? Car elle voulait dormir, naturellement. Non pas parce que lui parler était douloureux, tout de même ?

Il ouvrit la bouche, mais se ravisa, horrifié à l’idée d’être lourd et épuisant s’il tentait de prononcer d’autres paroles. Il ramena la couette à sa bouche et ferma les yeux, lesquels s’embuèrent de larmes exagérées. Pourquoi plaire à une seule petite personne lui était-il plus difficile que de diriger un pays ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez