« Je suis en bas de chez toi. »
Cela faisait des heures qu’elle attendait ce texto de Paul.
Elle dévala les escaliers quatre à quatre, puis arrivée devant la porte, elle prit quelques secondes pour reprendre son souffle.
- Désolé pour le retard Clara.
Paul s’approcha de Clara pour la saluer. Il déposa sur chacune de ses joues un léger baiser, et elle sentit un frisson lui parcourir l’échine de son dos.
- Tu sors toujours avec tes colocs ce soir, demanda Paul ?
- Oui, Alice veut absolument aller dans un nouveau restaurant.
Ils marchèrent le long de la résidence où vivait Clara.
- On va manger quelque chose ? proposa Paul.
Ils s’arrêtèrent prendre un panini et allèrent au parc Joliot se prélasser sur un banc. Ils n’étaient pas les seuls à profiter du beau temps. Plusieurs groupes étaient dispersés dans le jardin public. Paul et Clara évoquaient leurs souvenirs d’enfance, non sans une pointe de nostalgie. Plusieurs pigeons vinrent se joindre à leur conversation, attirés par les miettes de leur repas.
Paul et Clara se connaissaient depuis leur plus tendre enfance. Ils avaient grandi dans le même village, fréquenté la même école. Ils étaient très peu dans leur classe et les deux jeunes enfants qu’ils étaient avaient passé beaucoup de temps chez l’un ou l’autre. Ils étaient presque inséparables. Puis les parents de Paul avaient déménagé pour ses 10 ans, et ils s'étaient perdus de vue.
Ils s’étaient retrouvés sur les bancs de la faculté dans la même promotion. Clara ne l’avait pas remarqué tout de suite. Il faut dire que le nombre d’étudiant le premier jour dans l’amphi était considérable. Elle se souvint qu’il n’y avait pas assez de places assises. Certains s’étaient installés par terre, dans les escaliers qui longeaient chaque côté de l’immense salle. Au bout d’une heure, les professeurs avaient ouvert un deuxième amphi pour se conformer aux règles de sécurité.
Elle se souvint d’une vague considérable d’étudiants qui était passé devant elle. Elle n’y avait prêté guère attention, jusqu’à ce qu’elle entende son nom. « Clara ? » Il avait beau avoir grandi, elle l’aurait reconnu entre mille. Paul n’était pas si différent du primaire. Il avait les mêmes yeux noisette et le même sourire.
Les deux amis ne s’étaient pas beaucoup vu cette année-là. Ils discutaient entre les cours, quand ils se croisaient. Ils n’avaient aucun groupe en commun et étaient restés l’un pour l’autre que de vieux amis d’enfance.
- Viens on va se poser dans l’herbe. On sera mieux.
Paul lui prit la main et se dirigea vers un coin à l’ombre d’un arbre, loin des pigeons et des promeneurs. À l’abri des regards. Clara le suivit sans mot dire.
Il s’allongea sur l’herbe et ferma les yeux, sa tête posée au creux de son coude. Clara se posa à côté de lui, mettant son sac sous sa tête en guise d’oreiller. Paul ouvrit un œil.
- C’est quoi le tatouage sur ton poignet ?
- Quel tatouage ?
- Juste là.
Il se redressa et lui prit la main.
- C’est une cicatrice ? Elle est énorme !
- Ouais, ça date du collège. Crêpage de chignon avec Estelle Frasier. Tu te souviens d’elle ?
Paul fronça les sourcils. Ce nom lui disait quelque chose.
- La petite brune avec des cheveux jusqu’au fesses et des dents de cheval ?
Clara explosa de rire.
- C’est bien elle ! On s’est, euh, battues en sixième.
- À quel sujet ? demanda Paul, à moitié hilare.
Clara sembla songeuse. Elle se mordit la lèvre, comme pour réprimer ce qu’elle allait dire.
- À vrai dire c’est à cause de toi Paul.
- De moi ?
Cette fois-ci, il s’assit. Il réfléchit quelques minutes.
- Mais j’étais plus avec vous en sixième.
Clara le regarda fixement dans les yeux. Elle quitta ses lunettes pour les nettoyer, et réfléchit à comment lui expliquer.
- C’est vrai. Tu es parti à la fin du primaire. Arrivée au collège, Estelle n’arrêtait pas de me demander où tu étais parti, comment ça se passait dans ton collège… Je lui ai dit que je n’avais pas eu de nouvelles de toi. Après quelques semaines à me harceler, je l’ai renvoyée balader. Et là elle s’est mis à dire à tout le monde que j’étais amoureuse de toi et que moi je te harcelais, et que c’était pour ça que tes parents étaient partis.
- C’est une blague ?
- J’aurais bien aimé, dit Clara, un sourire amer à la bouche. Sauf que j’ai pété un câble et je m’en suis pris à elle. À ses cheveux. J’ai réussi à lui arracher une bonne touffe, s’amusa-t-elle. Enfin la bagarre n’a pas duré longtemps, elle est tombée et m’a projeté contre le mur, m’arrachant tout le poignet. Et dans sa chute elle s’est cassé une dent.
Paul ne sut pas trop s’il devait rire ou pas.
- Je suppose que vous avez dû être punies.
Clara ne répondit pas. Elle caressait son poignet, à l’endroit de la cicatrice.
- On peut dire ça. J’ai dû changer de collège.
- Tu n’es pas sérieuse ?
Clara se tourna vers lui. Visiblement si.
- Elle n’a écopé que d’un avertissement, assorti de plusieurs heures de retenues. Son père qui était élu dans je ne sais quelle administration a exigé mon exclusion. Du coup mes parents, pour éviter le scandale et surtout que ça n’apparaisse dans mon dossier scolaire, m’ont envoyé ailleurs.
Paul l’écouta attentivement. Clara était un peu amère en repensant à cette période de son enfance.
- Après avoir changé de collège, des rumeurs sur moi ont commencé à circuler, comme quoi je m’étais fait virer, que j’avais violemment agressé une élève. Au début j’ai trouvé ça cool mais quand les professeurs ont commencé à se méfier de moi, je ne l’ai pas très bien vécu. Moi qui n’étais pas de nature très avenante, ça n’a pas aidé.
- Je suis désolé Clara.
- Ne le sois pas. C’est pas toi qui as arraché les cheveux d’Estelle Frasier, répondit-elle dans un soupir.
Paul se rallongea. Il semblait complètement abasourdi.
- Décidément j’ai le chic pour te gâcher la vie.
Clara fronça les sourcils.
- Le Blues Cove ?
- Tu t’en souviens ?
- Paul tu te fiches de moi ? Bien sûr que je m’en souviens !
Clara s’en rappelait comme si c’était hier. Soirée d’intégration des étudiants de médecine. Elle n’avait pas participé à la soirée mais s’était retrouvé dans le même bar qu’eux dans la soirée. Le Blues Cove.
- Comme il s’appelait déjà ton pote ? Celui au plan foireux ?
- Julien ? sourit Paul.
- C’est ça Julien. Bravo le bizutage !
Ce soir-là, Paul et Julien avaient convaincu un dénommé Dorian d’aller draguer une jeune étudiante russe. Sauf qu’elle était française et qu’elle ne parlait absolument pas la langue, alors que le Dorian en question si. Même très bien. Et il avait bu. Beaucoup trop. La tension monta, les insultes fusèrent. Personne ne sut vraiment ce qui se passa, mais le patron du bar avait fini par appeler la police. Ils avaient embarqué le jeune bizut. Et trois autres étudiants, dont Clara qui était avec des amis à la table d’à côté.
- J’ai passé une bonne partie de la nuit au poste. Ils ont accepté de prendre ma déposition une fois l’alcotest négatif. Et comme je n’avais pas mes papiers, ils ont appelé mes parents. J’avais beau leur dire que j’avais 19 ans, ils n’ont rien voulu savoir. « Vous avez l’air d’avoir tout juste 16 ans jeune fille ». Je revois encore la tête de ce flic. Ça le faisait marrer. Heureusement ils m’ont laissé ressortir comme ça.
- Je suis désolé Clara, lui dit Paul à moitié gêné.
- Tu peux l’être ! J’ai cru que j’allais me faire passer un savon. Au final, je m’en suis bien tirée. Mon père s’est juste promis de vous en coller une s’ils vous croisaient.
- On n’était pas les seuls sur le coup tu sais.
- Mouais.
Paul semblait à la fois songeur et nostalgique.
- A vrai dire, je pensais te croiser à la fac, mais je n’en ai pas eu l’occasion, s’excusa Paul.
Clara eut un sourire triste.
- Je ne suis pas beaucoup retournée en cours à la suite de cette soirée. Ma mère est tombée malade quelques temps après. Je suis restée auprès d’elle.
La mère de Clara, Catherine Maupet, travaillait dans un laboratoire médical qui menait des expériences pour un grand groupe pharmaceutique, Lompirennée. En 2013, suite à un don du sang, les laboratoires la rappelèrent car les échantillons prélevés s’étaient révélés mauvais. Après plusieurs analyses, le couperet tomba : leucémie. Elle mourut 4 mois plus tard. Elle avait 45 ans.
Après quelques minutes, Clara regarda Paul avec insistance.
- Je me suis dit que tu allais forcément essayer de me contacter.
- On a eu quelques soucis à la suite de cette soirée. Celui qu’on a bizuté s’est plaint à la faculté de médecine… on a du se tenir à carreaux toute l’année.
- Ça t’a empêché de t’excuser ?
- Non.
Les minutes passèrent et Paul semblait plongé dans une profonde réflexion.
- Tu ne t’es jamais demandé si tu avais fait le bon choix ?
Clara se tourna vers Paul. Elle s’était assoupie. Il avait les yeux ouverts rivés sur le ciel. Le bon choix ?
- Je… je ne suis pas sure de comprendre.
- Je ne sais pas. Le travail, la famille, l’amitié. L’amour.
Il sembla se perdre dans ses pensées. Ça lui arrivait fréquemment, comme s’il était en plein rêve. Il regardait alors au loin et restait silencieux. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Au bout d’un moment, elle posa délicatement sa main sur la sienne.
Paul se ressaisit alors, et au lieu de changer de conversation, comme il avait l’habitude de faire après ses moments de torpeur, il se tourna de côté et blottit son visage dans le cou de Clara, tout en gardant ses doigts dans les siens.
16h sonnèrent au loin. Clara s’éveilla et mit quelques minutes à émerger. Paul était toujours blotti contre elle. Il avait placé son bras autour de sa taille, sa main contre son ventre.
Un portable se mit à sonner, et Paul ouvrit les yeux.
- Je crois qu’on devrait rentrer, lui murmura Paul au creux de son oreille.
Clara sentit ses lèvres effleurer son cou et son souffle chaud caresser sa peau. Puis il prit son téléphone. Un discret sourire apparut sur son visage.
- C’est Victor. Je crois qu’il a besoin de moi ce soir pour faire bonne impression devant sa jolie Anaïs.
Quand il la raccompagna devant son appartement, Paul retint Clara par le bras. Elle se retourna, un peu étonné.
- Il y a un problème ?
Paul avait les yeux rivés sur le sol. Il semblait mal à l’aise.
- Je suis désolé Clara. Pour le collège. Pour le Blues Cove. Pour la disparition de ta mère.
- Tu n’as pas à l’être. Et puis c’est du passé.
- On a passé une partie de notre enfance ensemble. J’aurais dû être là.
Clara ébouriffa maladroitement les cheveux de Paul.
- Vu comme tu t’étais préoccupé de moi après cette histoire de bizutage, ton absence ne m’a pas dérangé.
Il resta silencieux, le visage tendu. Clara se dit qu’il devait s’en vouloir. À sa place, elle aurait voulu être là pour le soutenir. Mais au fond elle ne lui en voulait pas. Le décès de sa mère et ce qu’elle a traversé par la suite était une partie de sa vie qu’elle ne voulait pas partager avec Paul.
- Grâce à vous, je peux au moins dire maintenant que j’ai été en cellule de dégrisement. Remarque que je ne m’en vante pas trop quand même.
Clara remonta ses lunettes sur son front.
- Mais tu as raison. Tu as le chic pour me causer des problèmes. Je devrais peut-être mieux rester loin de toi.
Paul la tira contre lui et la serra contre lui.
- Et tu sais ce qu’on dit. Jamais 2 sans 3.
Paul la retint un instant. Elle l’embrassa sur la joue puis se dirigea vers la porte de l’immeuble. Quand elle se retourna, il avait déjà disparu à l’angle de la rue.