Le lendemain et le surlendemain, elle ne put penser à autre chose qu’à des moyens de retrouver son frère, ce qui la motivait beaucoup. Lui envoyer une lettre était hors de question même si c’était la solution la plus rapide et celle qui revenait sans cesse. Elle n’avait pas menti, sa principale préoccupation, depuis qu’elle était montée à bord et jusqu’à peu, était de retenir tout ce qu’elle pourrait bien lui raconter. Elle avait toujours autant envie de tout lui raconter, à lui et à sa nourrice qu’elle regrettait parfois pour ne pas dire souvent. Depuis près de deux ans, elle n’avait pas pu se confier, à qui que ce soit. Au terme du premier mois passé sur le navire, elle avait franchement hésité à se confesser et tout raconter à un prêtre assermenté mais elle n’avait pas eu le courage. Elle avait surtout craint qu’il ne révèle tout. Plus que quiconque, un serviteur de Dieu aurait pourtant été à même de l’écouter et la conseiller mais, il faisait aussi, paradoxalement, partie d’une institution séculaire que les changements effrayaient. Qu’une femme avoue qu’elle s’était dissimulée sous des vêtements masculins pour entrer dans la marine aurait choqué tout membre sensé du clergé. Anne-Laure n’avait pas voulu parier sur l’homme sur lequel elle allait tomber. Elle avait alors osé envoyer un pli, un seul, à celle qui l’avait élevée. Elle y avait écrit de manière concise ce qu’était à présent sa vie. Elle avait été avare en détails, avait préféré dire peu pour ne pas inquiéter sa nourrice. Mais aussi, et surtout, pour ne rien révéler de précis au cas où le message fut intercepté et lu par une autre personne ou encore que sa destinataire fut l’objet d’un interrogatoire. Elle n’avait pas signé de son nom même si sa plume l’avait démangée – ç’aurait été la dernière fois qu’elle aurait utilisé le nom donné par ses parents à sa naissance – et s’était faite passer pour une lointaine filleule. La jeune femme savait pertinemment que quiconque lirait les lignes ne serait pas dupe s’il la connaissait bien. Son père, qu’elle redoutait plus que tout, saurait immédiatement que sa fille était l’expéditeur, aussi avait-elle bien demandé à sa nourrice de brûler le papier aussitôt qu’elle l’eut lu. Ne pouvant pas en avoir la confirmation, elle avait évité, autant que possible, de retourner à terre. Plongée dans ses pensées, elle était si concentrée qu’elle n’entendit pas l’arrivée d’un de ses camarades, dans son dos.
« Ça avance ton affaire ? questionna une voix familière.
– Euh, oui, bredouilla-t-elle après avoir repris ses esprits et surmonté sa frayeur.
– Ça se voit, t’as meilleure mine.
– Dis, tu apparais souvent derrière les gens quand ils sont plongés dans leurs pensées ? C’est devenu une habitude.
– Non, je le fais seulement avec toi. Tu sursautes, ça me fait rire. Toi qui avait l’air plongé dans tes pensées, t’as probablement pas entendu qu’on allait bientôt retrouver l’Atlantique. Bonne nouvelle, non ?
– On passe par Lorient au moins ? s’inquiéta-t-elle.
– Très bonne question, j’me rappelle plus », murmura-t-il en souriant et en frottant son menton où poussait une barbe de quelques jours.
Le sang de la jeune femme ne fit qu’un tour dans ses veines, cette information était cruciale si elle voulait reprendre contact avec le continent. Son regard insistant laissait comprendre qu’elle voulait en savoir plus mais devant le silence, volontaire et amusé, de son ami, elle fut prise d’un énervement soudain.
« Dis-moi le Merle ou je te fais chanter ! » le menaça-t-elle en le prenant au col. Elle n’avait pas franchement le gabarit pour espérer gagner si jamais ils en arrivaient aux mains. Pourtant elle pourrait parier qu’il n’oserait pas poser la main sur elle, puisqu’il savait. Mais ce n’est pas lui qui prononça la réplique suivante.
– Hé, calme-toi petit, si tu t’échauffes maintenant, on n’a pas fini la journée, tenta un vieux marin au bonnet de travers en tapotant l’épaule de son jeune camarade. Il en avait vu des bagarres et savait comment la plupart commençaient.
– Il a raison, Lucas, il est trop tôt pour qu’on s’tape dessus », renchérit le Merle avec un air gouailleur qui fit tout sauf calmer l’atmosphère. Cette fois-ci, il tapota la tête de son comparse même si au fond, il savait que ce n’était pas franchement le moment.
Elle lui envoya une droite dans la pommette gauche, mue par une colère subite. Qu’est-ce qui l’empêchait de lui dire ? Il s’amusait de la voir impatiente ? Quel imbécile. Dire qu’elle lui faisait confiance. Elle n’avait pu empêcher le coup de partir mais elle le regretta immédiatement. Pas parce qu’elle en reçut un en retour mais parce qu’elle mettait en danger son propre secret en se mettant à dos l’un de ses gardiens. Elle fut sonnée et un mauvais goût qu’elle ne connaissait que trop bien envahit sa bouche.
Quand elle fut partie, le Merle s’assit auprès de ses compagnons qui jouaient aux cartes. La plupart n’avait pas vu l’échange de coups de poings et heureusement parce qu’il aurait pu, de ce fait, durer plus longtemps.
« Qu’est-ce qu’il a ? demanda le vétéran, curieux.
– Il a pas revu la terre depuis longtemps, soupira le Merle, ne pouvant en dire beaucoup plus – mais qui était déjà assez pour que son camarade en tire des conclusions.
– Ah, j’vois. Y a quelqu’un qui lui manque là-bas, ajouta le vieux en tirant sur sa pipe. Bah, il sera pas déçu d’apprendre qu’il aura tout le temps d’y aller une fois qu’on aura dépassé Gibraltar. En tout cas, il t’a pas loupé.
– L’a de la force mine de rien le gamin.
– Ouais, c’pas une fillette ».
Cette dernière réflexion fit sourire puis grimacer le Merle qui songea qu’elle aurait été fière d’entendre ça. La jeune femme ne l’avait effectivement pas loupé et le simple fait de sourire le fit souffrir. Il se mit pourtant à rire – ce qui n’arrangea pas les choses – en massant sa pommette endolorie. Il regarda le ciel en se demandant ce que sa relation avec Lucas lui apporterait de bon, puisqu’à l’heure actuelle, il n’avait à l’esprit, et à fleur de peau, que du désagrément. Son ami était sur les nerfs, il l’avait bien saisi et se doutait de la cause. C’était facile pour un homme de se faire une place sur un bâtiment, il n’avait qu’à prouver sa valeur et savoir se comporter. Elle y avait excellé. Maintenant qu’il n’envisageait plus tout à fait Lucas comme un il, le Merle se demandait les épreuves qu’avaient et pouvaient rencontrer son compagnon en dehors que ce que lui, et tous leurs camarades, avaient traversé. Il avait d’abord envisagé la distance entre Lucas et le reste de l’équipage comme un caprice, quelque chose qui lui serait resté de son éducation – parce qu’il n’avait jamais douté de son extraction bourgeoise, voire noble, en tous les cas, bien moins pitoyable que la sienne. Maintenant, il tenait peut-être la clef lui permettant de comprendre les agissements de son ami. Même si à présent son secret les maintenaient proches, il y aurait toujours un décalage entre eux parce qu’il ne pourrait jamais vraiment la comprendre.
« Dis voir, comment tu fais pour gagner la confiance d’une femme ?
– T’en as de drôles de questions, répondit Harpin, le vieux moussaillon. Ça fait bien longtemps qu’une m’a fait confiance, tiens, c’était quand j’me suis marié. C’est pas neuf.
– J’ai compris, je vais chercher ailleurs, merci quand même ! »
Peut-être était-ce idiot de poser ce genre de question, surtout à un marin qui peut promettre tout et n’importe quoi et ne jamais revenir dans un port que son navire a mouillé.
« Tu veux des conseils le Merle ? Tes chansons ne suffisent plus ? s’enquit un petit gringalet au crâne à demi-rasé – en cause une blessure à la tête qu’il avait reçu pendant le dernier abordage. Il abandonna ses cartes et s’apprêtait à étaler sa science en matière de femmes.
– Si t’as des réponses, oui, sinon tu peux t’en aller.
– Pour sûr que j’ai des réponses, les femmes ça m’connaît », commença le petit gaillard en s’éclaircissant la voix. « Faut juste leur prouver qu’elles peuvent compter sur toi et que tu s’ras toujours là pour elles. Rien n’t’empêche d’aller voir ailleurs si elles deviennent trop collantes après. Tant qu’tu leur dis pas, elles resteront à tes pieds.
– Et je suppose que t’as conquis beaucoup de cœur en te comportant comme ça ?
– Oh ça oui !
– Couillon, vas ! »
Après cet échange d’autres suivirent, pas tellement plus constructifs. Le Merle s’éloigna avec le sentiment de n’être pas davantage avancé. Pourtant parmi les âneries qu’il avait entendues, il y avait bien une part de vérité. Obtenir la confiance de quelqu’un était un travail de longue haleine, lui-même ne la donnait pas à n’importe qui. Il soupira en songeant que depuis le temps, la relation qu’il avait avec Lucas avait évoluée, qu’ils n’en étaient pas au stade de « simples connaissances ». Il devait y avoir autre chose. Il se dit, comme il ne trouvait pas la raison même en se prenant longuement la tête, que le seul moyen de la connaître était de discuter. Après tout, ils n’avaient jamais eu de vraie conversation, celle qui vous permet d’apprendre tout ce qu’il y a à savoir sur un camarade. Bien entendu, il leur faudrait attendre d’être dans un environnement plus sûr et cela n’allait pas tarder puisqu’ils accosteraient bientôt.
« Sauf qu’il ne le sait pas encore ! »
Il se traita lui-même d’imbécile et partit en quête de son ami pour réparer son erreur. Il jeta un coup d’œil rapide au pont à la recherche de Lucas. Abandonnant l’extérieur promptement, il descendit dans les entrailles du navire, en jurant. Il ne serait pas facile de retrouver sa trace si celui-ci n’avait aucune envie d’être trouvé. Il pourrait se cacher dans la soute aux poudres et aux barils ou bien dans la cale à eau, derrière les tonneaux pour autant qu’il sache. Voilà une raison supplémentaire qui le fit pester contre lui-même. Après de bonnes minutes de recherche, il en conclut que la meilleure manière de régler cette affaire était d’attendre le repas du soir ou la nuit. La forte tête serait bien sortie de son trou à ce moment-là !
Pour un je-ne-sais-quoi, j'ai attendu d'avoir terminé tout tes chapitres publiés pour publier un commentaire.
En vérité, cette histoire répond à toutes les petites choses que j'aime voir dans les histoires : de l’historique, des gens qui se font passés pour quelqu'un d'autre, plus précisément des femmes déguisées en homme et un héros/héroïne sensible, réservé(e), déterminé(e) et pas "surpuissant(e)". Il m'est donc impossible de ne pas aimer ce récit ! ;)
Ton écriture est très fluide et très agréable à la lecture. On ne bute sur aucun mot. Bravo à toi, vraiment !
En revanche, je trouve que le bateau, l'équipage, etc, ne sont pas assez décrits.
En attente d'un prochain chapitre, que tes rêves s'étirent jusqu'aux étoiles !
Pluma.
Après une longue pause, me revoilà et je suis ravie de tomber sur ton commentaire si positif !
Je vais essayer de creuser davantage l’environnement des personnages. Je me suis aussi rendu compte en écrivant que je manquais de connaissances mais j’ai du mal à trouver des infos / à les réinjecter dans mon récit. Mais ce n’est qu’un nouveau défi à relever !
Merci d’avoir pris le temps d’écrire :)