Après cette conversation, elle préféra oublier son secret, ne plus s’en faire autant, comme avant, mais la réalité la percutait de plein fouet sans qu’elle le veuille. En pleine nuit, il lui arrivait de faire de vilains cauchemars. Elle comprit alors qu’il fallait qu’elle trouve une occupation, quelque chose qui la détourne de ces pensées négatives, n’importe quoi. Dès qu’elle songeait un temps soit peu à sa situation, elle y avait droit pendant ses heures de sommeil, son inconscient travaillant pendant qu’elle avait les yeux fermés. Ne pas dormir n’était pas une option, elle avait trop besoin de repos pour que cela soit une solution envisageable. Elle devait trouver. Elle fit une enquête auprès de ses camarades, arguant qu’elle avait besoin d’une activité supplémentaire.
« Notre p’tit Lucas s’ennuie quand y a pas de chair à taillader.
– C’est vrai que d’puis qu’on navigue dans ces eaux douces, y’a moins de choses à faire .. tiens, moi aussi j’m’ennuie, trouvez-moi qu’que chose pour m’occuper !
– Fais pas l’idiot, j’t’ai vu, tu sais bien t’occuper tout seul. On connaît tes penchants lubriques, crétin ».
Ce genre d’échange n’aida pas la jeune femme à se défaire de ses mauvaises pensées. Comme toujours, elle retrouva le Merle et son regard soucieux. Elle avait préféré partir en quête d’une occupation dans son dos, ne voulant pas l’inquiéter outre mesure, elle lui était déjà plus que redevable. Elle ne voulait pas dépendre de lui. Après tout, si elle était montée sur un navire, ce n’était pas pour être dépendante d’un autre homme que son père – hormis le capitaine, bien entendu, mais cela allait de soi. Pourtant, aussi entourée qu’elle l’était, l’idée qu’elle puisse se reposer sur une autre personne qu’elle-même la soulageait. Un ami qui plus est. Un soir, alors qu’ils étaient tous couchés dans leurs hamacs, elle donna de petits coups dans celui de son compagnon. Elle crut qu’il dormait et allait en faire autant lorsqu’il grogna.
« J’ai besoin de conseils .., commença-t-elle en chuchotant.
– Maintenant ?
– Oui.
– Compte les moutons.
– Non, c’est pas pour ça, chuchota-t-elle après un court silence. Qu’est-ce que tu fais quand tu t’ennuies ?
– Je compte les moutons, répondit-il après un bâillement, malheureusement pour lui, parler le réveillait petit à petit, à son plus grand damne.
– Très drôle. Plus sérieusement, j’ai besoin d’une occupation. Je pense trop.
– Depuis le début, tu penses trop. Lave le pont, pêche, je ne sais pas, récure la cale ?
– Des choses plus .. constructives seraient préférables.
– T’as l’air de savoir ce que tu veux .. sans savoir. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Prends un livre, écris un roman ou même de la poésie ? Oh attends, on n’a ni livre, ni papier. T’as p’t’être reçu une bonne éducation mais t’aurais dû t’attendre à une vie plus rustique sur un bâtiment.
– J’ai passé pas loin de deux ans sur ce bateau, je sais à quoi m’attendre, merci.
– Et qu’est-ce que tu faisais ? la questionna-t-il, encore à moitié endormi.
– Je .. j’écrivais des lettres dans mon esprit …
– Mais encore .. ? Il n’était pas assez réveillé pour trouver cette occupation plus qu’étrange.
– Je pensais à ma famille, à mon frère.
– Tu voulais surtout le revoir si j’me souviens bien.
– Tout juste, ajouta-t-elle en réfléchissant. Tu crois que je pourrais retrouver sa trace ?
– Quand on est en pleine mer, non, mais rien n’t’empêche de t’renseigner à terre. D’ailleurs ça fait un moment que tu n’as pas r’trouvé la terre ferme, j’me trompe ? Il se redressa soudain sur son hamac en réalisant, dans la pratique, ce que signifiait ce qu’il venait de dire.
– Pas depuis que je suis monté à bord. J’avais aucune raison de descendre, à par pour aider à charger. Donc si, je suis retourné à terre.
– C’est pas tout à fait la vision que j’me fais du retour sur terre … la prochaine fois je t’emmène, maintenant dors, on t’a trouvé une occupation ».
Il se retourna dans son hamac après avoir lancé un sourire ravi à son ami. Quelque part, il était fier d’avoir trouvé quelque chose à lui faire faire avec le peu d’esprit qu’il pouvait avoir à demi-endormi. Avec un peu de chance, ça l’occuperait assez pour leur éviter d’autres discussions nocturnes. Il avait tendance à être de mauvais poil après une nuit discontinue.
Avant qu’Anne-Laure ne s’endorme, elle murmura un « merci » assez fort pour que le Merle puisse l’entendre en pure perte. Ou pas, un grognement lui avait répondu. Ainsi donc, elle avait trouvé, avec l’aide de son comparse quelque chose qui occupe ses pensées. Elle avait dû être bien tourmentée pour oublier son frère. Elle s’en voulait presque. La rancœur ne l’empêcha pourtant pas de trouver le sommeil et elle s’endormit bientôt, bercée par les roulements de l’eau.