Chapitre 2: Vers Théris.

Par Théris

Le soleil était bien haut dans le ciel lorsque Aria posa le pied à terre avec son baluchon. Les bâtiments en pierre avec leur toit en ardoise avaient laissé place à un désert végétal aux premiers abords accueillants. Mais il était évident que cette destination n’avait pas été choisie par hasard: cet endroit était fait pour que personne ou presque ne puisse la retrouver ou qu’elle-même puisse tenter de retrouver son chemin vers la capitale. Des arbres denses semblaient à première vue être les seuls habitants, tout comme les hautes herbes peuplant les collines et plaines alentour. Le cochet l’avait laissée prendre son temps pour vérifier que tout était en ordre -même s’il n’y avait pas grand chose à vérifier- avant de lui jeter un regard partagé entre de la pitié et de l’indifférence. Les gardes royaux, eux, n’avaient visiblement pas envie de s’attarder en ces lieux reculés, mais avant de la laisser, l’un d’eux lui adressa quelques mots formels:

 

“C’est ici que nos chemins se séparent Mademoiselle. Sachez qu’à quelques lieues de là un peu plus au Nord se trouve la frontière naturelle avec l’Empire de Geloria.”

 

Aria n’écoutait qu’à demi-mots, trop occupée à observer son nouvel environnement jusqu’à ce que le soldat ne se racle la gorge pour attirer son attention.

 

“Je ne suis normalement pas censé vous aider, mais sachez qu’en cette direction -il indiqua un chemin du doigt- vous trouverez un petit village du nom de Doréval.”

 

Aria inclina la tête en signe de remerciement alors que le soldat rendit la pareille avant de se détourner d’elle. La calèche s’éloigna et bientôt le bruit des sabots des chevaux ne fut plus qu’un lointain écho, laissant pour seule compagnie le vent et le bruissement des feuilles tombant doucement. Si se retrouver seule à cet instant précis était le moment idéal pour fondre en larmes et s’apitoyer sur son sort, Aria ne se laissa pas abattre et commença à marcher sur le petit chemin de campagne que le soldat lui avait indiqué juste avant. L’air pur et froid lui brûlait les poumons, mais cette petite douleur n’était rien comparée à ce sort dont elle avait échappé de justesse. Elle se sentait même plus vivante. Alors qu’Aria pouvait apercevoir au loin la fameuse petite bourgade, elle se dit qu’il était préférable de trouver un endroit où s’abriter et enfin réfléchir posément à tout ce qui se passait dans sa vie. 

 

Doréval était en effet un petit village, peut-être aussi grand qu’un quartier d’Aurélis avec deux-cents habitants. Aria n’était pas du tout familière avec cet endroit, mais il était clair que les habitants étaient tous des paysans, cultivateurs de légumes pour la plupart d’après les immenses champs qu’elle avait pu longer à l’entrée du village. Ici, personne ne la regardait, ou plutôt personne ne faisait attention à elle. Il lui semblait déjà loin le temps où elle s’apprêtait avec des robes ornées de fils de soie et autres fantaisie tous les jours, alors que désormais elle ne portait qu’une fine robe en coton terne sans fioritures ni couleur criarde. Provenant d’un milieu aristocratique, l’odeur du fumier, de la boue qui ne séchait jamais lui apparût comme une odeur nauséabonde. Non désireuse de se faire remarquer comme étant perdue, Aria scrutait sans relâche les maisonnettes ou autre bâtiment qui ferait office de taverne. Fort heureusement, elle en trouva une -et sûrement la seule de tout le village- et entra en silence, s’asseyant à une table au fond de la salle. L’odeur de bière, de feu allumé et de tabac l’attaquèrent dès son entrée. 

Autour d’elle, les quelques hommes semblaient ne pas l’avoir remarquée, trop absorbés à se délecter de leur chope et à discuter. En tendant l’oreille, Aria pouvait s’apercevoir vaguement l’objet de leur discussion. 

 

“T’as po entendu dis-voir ? L’futur roi serait mort !” clama l’un d’eux, une pipe entre les dents. 

“Pff, comme si ça allait changer grand-chose Carle ! Qu’le garçon soit mort ou vivant, c’est pas ça qui va nourrir les marmots” grogna le second en plissant son nez, laissant entrevoir la crasse sur son front. 

 

Aria sentit un frisson la parcourir à l’évocation de la mort d’Adrian. Maintenant qu’elle y pensait…bien sûr que le royaume tout entier était au courant, jusqu’à ce petit village perdu dans la montagne. 

 La tavernière, une femme large d’épaules au chignon serré par une ficelle, essuyait sans conviction une chope d’un torchon qui avait manifestement tout vu sauf une lessive vint à sa table et lui demanda sans ménagement: 

 

“Qu’est-ce que j’vous sers ma petite M’dame ?” 

Aria haussa légèrement les épaules. C’était bien la première fois qu’elle se retrouvait dans un endroit pareil et n’avait aucune idée de ce qu’elle pouvait boire. D’autant plus qu’elle n’avait que quelques sous sur elle. 

‘Auriez-vous du thé ?” s’enquit-elle d’une petite voix gênée. 

La tavernière arqua un sourcil avant de répondre:

“Du té ? C’est quoi ça ? D’l’alcool ?”

“...Non c’est une boisson chaude avec de l’eau chaude et…des herbes ?” 

“J’ai po ça, mais j’ai d’l’eau chaude. C’est bien ça votre té ?”

Aria ouvrait la bouche pour répondre, mais une voix masculine, claire et ferme, s’éleva avant qu’elle n’en ait le temps :

« Madame prendra un jus de pommes et j’en prendrai un également. »

Elle ne l’avait pas vu s’installer en face d’elle ! L’homme était encapuchonné, tout comme elle, mais sa tenue laissait trahir qu’il n’était pas un paysan. Habillé sobrement d’un plastron en cuir noir et d’une chemise de la même couleur, l’homme daigna enfin relever les yeux pour toiser ceux craintifs d’Aria. 

“Vous…!” 

L’homme lui fit signe de se taire avant de faire tomber sa capuche, laissant enfin entrevoir son visage, la faisant hoqueter de surprise. 

“Vous êtes…Monsieur Varos ?”

 

Dorian Varos, le bras droit et meilleur ami de l’Empereur Orel III était bel et bien assis en face d’elle. Ses cheveux châtains mi-longs étaient légèrement décoiffés, lui donnant un air plus sauvage alors qu’il s’appuya contre la chaise en bois. 

 

“Je vous attendais, même si vous êtes arrivée un peu plus tard que prévu”, lâcha-t-il avec nonchalance. Aria fronça les sourcils, une main se crispant sur le rebord de la table.

“Vous saviez que je serai envoyée ici ?” demanda-t-elle soudainement méfiante. 

En guise de réponse, il esquissa un sourire à peine perceptible, presque amusé. Un petit silence s’installa puis il poursuivit:

“Disons que certaines personnes bien placées ont veillé à ce que vous ne soyez pas totalement livrée à vous-même.”

Le silence s’accentua plus lourdement. Aria n’était pas dupe. Il n’y avait qu’un seul homme capable d’avoir ce genre d’influence.

“…L’Empereur ?”

Dorian Varos ne répondit pas immédiatement. Il se contenta de saisir la chope que la tavernière venait de déposer et porta lentement le jus à ses lèvres.

“Je n’ai rien dit de tel.”

Mais son regard soutenu parlait pour lui.

“Mais enfin…Pourquoi ferait-il une chose pareille ?” demanda Aria, peinant à croire qu’Orel III était impliqué.

Dorian eut un léger rire sans joie, puis répondit calmement, presque pensivement :

“Disons que Sa Majesté Impériale a l’œil pour… les potentialités inexploitées.” Il plongea son regard dans celui d’Aria. “Et il sait que certains éclats ne brillent qu’après avoir été arrachés à leur écrin.”

Aria sentit un frisson parcourir sa nuque, incertaine de savoir si elle venait d’être complimentée… ou manipulée.

“Je ne suis plus rien,” murmura-t-elle, presque pour elle-même.

Dorian la regarda un instant, puis souffla avec une douceur grave :

“C’est ce que vous croyez.”
Il marqua une pause, avant d’ajouter d’un ton énigmatique :
“L’Histoire oublie les reines silencieuses… mais elle grave à jamais le nom des femmes qu’on n’attendait pas.”

Ces mots, si simples en apparence, tombèrent comme un couperet dans le cœur d’Aria.
Elle se sentait perdue. Plus encore que lorsqu’on l’avait abandonnée, seule, sur ce chemin bordé d’arbres et de vent.

Alors que son regard se posait sur la table, vide de certitudes, Dorian conclut sobrement :

“Buvez. Nous partirons bientôt.”

Aria leva les yeux, le cœur battant, la gorge nouée devant cette annonce qui annonçait l’inconnu.

“Où cela ?” demanda-t-elle d'une voix faible, presque craintive.

Dorian ne la regarda pas tout de suite. Il fixait la porte, comme s’il voyait déjà au-delà de ce village oublié.

Puis il répondit, avec calme et avec un rictus empli de fierté :

“Pour la capitale: Théris.”

Le chemin vers Théris se fit à cheval. Dorian lui avait expliqué que cette mission -celle de la récupérer- était d’ordre privé. Cela expliquait le manque de moyens déployés. En toute honnêteté, la présence seule de Dorian était déjà suffisante aux yeux d’Aria. Ils chevauchèrent jusqu’à la frontière naturelle, passant par un sentier sinueux à travers la montagne qui faisait office de démarcation entre Lysdor et l’Empire. Aria arrêta son cheval un instant pour se retourner et observer le paysage du Royaume qui aurait pu être le sien. Dorian le remarqua et s’arrêta également, se tenant droit sur son cheval malgré le vent qui leur mordait la peau avant de lui lancer:

“Belle vue n’est-ce pas ? Profitez-en, je ne pense pas que vous le verrez de si tôt.”

“Je le sais.” dit-elle simplement alors qu’elle détourna son regard vers Dorian, vers Geloria. 

Dorian lui adressa un sourire en coin et fit avancer son cheval, invitant Aria à lui emboîter le pas, ce qu’elle fit sans se retourner vers ce royaume qui la considérait désormais comme une traîtresse. Le soleil commençait à se coucher doucement, mais ils ne cessèrent de galoper pour atteindre les plaines de Geloria. 

“La Capitale se trouve-t-elle loin ?” s’enquit Aria en haussant le ton pour être sûre que Dorian l’avait entendue malgré la vitesse des chevaux et du vent.

“Nous arriverons au petit matin ! Je ne voudrais pas vous faire dormir à la belle étoile dans cette région! Le froid vous ferait regretter vos draps de soie” répondit-il sans la regarder, dans ce ton mi-ironique mi-sérieux qu’Aria ne parvenait jamais à décoder.

Ce n’était certes pas une option envisageable, malgré la fatigue qui alourdissait les paupières d’Aria. Son envie de se reposer était réelle, mais une autre brûlait encore plus fort : celle de découvrir, enfin, la capitale de Geloria.

Elle en avait entendu parler — une cité immense, réputée pour la rigueur de ses lois, la culture de ses habitants, et la rareté des crimes. Un contraste saisissant avec Lysdor, royaume plus doux mais plus désordonné.

Dorian, pour sa part, semblait prendre plaisir à lui faire découvrir les fondements de son empire. Il parlait avec un mélange d’orgueil et de nostalgie, évoquant l’ancienneté du système social gelorien. Ici, disait-il, hommes et femmes combattaient à parts égales. Depuis toujours.

Aria était fascinée. À Lysdor, seuls les jeunes hommes étaient autorisés à s’enrôler, et encore, peu le faisaient. La paix avait figé la guerre dans les livres d’histoire. Ici, elle pressentait que le conflit était une respiration ancienne, presque naturelle.

Elle avait mille questions, mais les garda précieusement. Ce n’était pas encore le moment.

Le voyage se poursuivit sans heurts, seulement interrompu par les rappels malicieux de Dorian, veillant à ce qu’elle ne sombre pas dans le sommeil.

Lorsqu’au loin l’horizon se teinta des premières lueurs du jour, Aria redressa la tête. Une silhouette gigantesque se dessinait dans la brume dorée : une ville, non, une mer de toits, de colonnes et de tours…

Dorian pointa une haute structure d’un geste ample.
“ Voici le Palais Impérial. Et tout ce que vous voyez autour... c’est Théris.”

Aria en avait le souffle coupé. Si elle avait toujours trouvé Aurélis imposante, elle réalisa soudain combien elle avait vécu dans un monde étroit. Théris s'étendait à perte de vue. À mesure qu’ils s’approchaient, elle en était certaine : Aurélis n’aurait pu être qu’un simple quartier de cette capitale, peut-être même un quart de sa superficie.

Les premières lueurs de l’aube peignaient les murs de pierre de teintes dorées, et la ville s’éveillait lentement sous leurs yeux. Les lanternes de la nuit s’éteignaient une à une, chassées par l’agitation matinale. Quand ils franchirent les immenses portes de Théris, Aria ne put s’empêcher de tout observer, les yeux grands ouverts, avide de tout capter.

Les gardes en uniforme pourpre se mirent au garde-à-vous sur le passage de Dorian, sans même lui accorder un regard. Intimidée, elle baissa les yeux et préféra se concentrer sur les détails : les pavés humides renvoyaient les sabots des chevaux avec un cliquetis clair et net, les ruelles vibraient déjà du tumulte des marchands, et l’odeur du pain chaud lui tira une grimace d’envie — elle n’avait rien mangé depuis la veille.

Il y avait tant à voir. Tant à comprendre. Sa curiosité battait au même rythme que son cœur.

Mais la ville changeait déjà de visage. Moins de cris, plus d’ordre. Les bâtisses étaient plus hautes, plus travaillées, et l’air plus... précieux.

Dorian rompit le silence, comme pour l’ancrer dans la réalité :
— Nous serons au Palais impérial sous peu. L’Empereur vous y attend.

Les mots résonnèrent en elle comme un coup de tonnerre. Toute la tension qu’elle avait laissé s’évaporer sur la route revint d’un bloc. Elle se redressa, plus droite, plus raide. Le véritable voyage commençait maintenant.

Elle inspira profondément, mais l’angoisse continuait de grimper, inarrêtable, comme une déferlante sourde. Le quartier bourgeois semblait paisible en comparaison : des maisons bien entretenues, quelques domestiques en train d’ouvrir les fenêtres ou de balayer les perrons. Une illusion de calme.

Mais la scène ne dura qu’un instant. Dorian s’arrêta devant de hautes grilles dorées. Aria n’entendit pas clairement ce qu’il dit au garde, seulement un salut bref et une main levée : les grilles s’ouvrirent sans bruit, et les accueillirent dans l’enceinte du palais.

Depuis, elle attendait. Cela faisait bien une heure maintenant. Dorian l’avait confiée aux soins d’un petit bataillon de domestiques : bain, robe, parfum discret, consignes murmurées. On la préparait, comme une offrande. Trop fatiguée pour protester, trop tendue pour s’assoupir, elle restait là, dans ce fauteuil rouge au fond du couloir, à jouer nerveusement avec le tissu de sa robe. Trop serrée, ou bien était-ce simplement le stress qui l’étouffait ?

Elle n’avait pour compagnie que le chant lointain des oiseaux dans les jardins… et le tic-tac insupportable de l’horloge. Chaque seconde semblait peser plus lourd que la précédente. Jusqu’à ce que le tintement d’une cloche intérieure vienne briser le silence.

La grande porte s’ouvrit dans un souffle presque cérémoniel. Un valet en livrée s’inclina légèrement.

“L’Empereur Orel III est prêt à vous recevoir, Madame.”

Le valet s’écarta et lui intima doucement d’entrer.

Aria s’autorisa une longue inspiration. Ses paumes moites s’étaient refermées l’une sur l’autre, comme pour puiser un peu de stabilité dans ce contact nerveux. Elle franchit le seuil. La lumière du matin traversait les hautes fenêtres, inondant la pièce d’une clarté dorée. Une grande salle — sans faste excessif, mais d’une élégance impeccable — s’offrit à elle. Une table était dressée. Deux couverts. Des mets encore fumants. Elle comprit aussitôt : ce n’était pas une audience. C’était un tête-à-tête.

Un froissement soudain lui fit lever les yeux. Le bruit sec d’un journal qu’on referme brisa le silence.

L’Empereur était déjà là.

Assis en bout de table, il l’observait. Silencieux. Les yeux sombres, impénétrables, mais étrangement attentifs. Un mince rictus finit par étirer ses lèvres avant qu’il ne se lève lentement, dans un geste empreint de calme autorité.

Aria, prise de court, s’inclina aussitôt. Très bas. Trop bas peut-être. Son souffle s’était coupé — elle n’imaginait pas qu’il serait déjà dans la pièce.

Un léger rire — discret, à peine moqueur — s’éleva dans la salle.

“Inutile de ployer si bas, Aria. Nous ne sommes pas au tribunal. “

Sa voix était grave, posée, presque chaleureuse. Lorsqu’elle releva timidement les yeux, il s’était avancé de quelques pas, les mains dans le dos, l’allure tranquille. Son regard n’avait rien de menaçant. Plutôt… curieux.

“Venez. Asseyez-vous. J’ai ordonné ce repas pour vous. Ou plutôt… pour nous. “

Il fit un geste vers la table.

Aria hésita, puis acquiesça d’un léger hochement de tête avant de s’installer à l’endroit indiqué. Elle avait l’impression d’être entrée dans un rêve trop réel pour être confortable.

Orel laissa s’écouler quelques secondes de silence, le temps de s’asseoir à son tour.

Puis, avec un sourire qui adoucissait les lignes de son visage :
“ Je suppose que vous avez beaucoup de questions. “

Aria baissa les yeux sur son assiette avant d’avouer, à mi-voix :
“Beaucoup trop.”

“Nous avons tout le temps du monde pour y répondre” répondit-il en rapprochant les plats devant elle, l’air tranquille.

La première question fut la plus évidente :
“Pourquoi m’avez-vous aidée ? Comment saviez-vous où je me trouverais ?”

Orel porta sa tasse de thé à ses lèvres. Il écouta patiemment, sans précipiter sa réponse.
“J’ai vu en vous un immense potentiel, dès notre première rencontre.”

Il marqua une pause, le regard devenu plus grave.
“Évidemment, la mort du prince Adrian est des plus regrettables... bien que je ne l’aie jamais vraiment porté en estime.”

Il haussa légèrement les épaules, puis pointa un doigt vers elle, son regard plongé dans le sien.
  “Vous... Vous êtes un diamant brut.”

Cet homme… Que voulait-il dire par là ? Son incrédulité devait être évidente, car Orel III enchaîna aussitôt :
“Vous êtes bien plus forte que vous ne le croyez. Mais votre force n’aurait jamais pu éclore à Lysdor.”

Il laissa planer un silence, comme s’il mesurait ses mots.
“ Je suppose que Dorian vous a parlé de ce qu’il appelle mon talent pour repérer les qualités inexploitées chez les autres ?”

Aria hocha lentement la tête, avant de porter sa tasse de thé à ses lèvres.
Comme si, en même temps que l’infusion chaude, elle buvait ses paroles.

“Eh bien le vôtre m’a tout de suite sauté aux yeux. Il était évident que le Prince Adrian n’aurait jamais su l’entretenir correctement”

Aria posa sa tasse de thé encore fumante, mais avant même qu’elle n’eût le temps de formuler une nouvelle question, Orel reprit, de plus belle :

“ J’ai des yeux et des oreilles partout, Mademoiselle Vanthorn. Votre audience n’est pas passée inaperçue — même ici, à Geloria, et jusque dans le Grand-Duché de Zakar.”

Il marqua une légère pause, le ton calme mais sans appel.
“Et d’après ce que j’ai vu… vous n’avez en rien l’étoffe d’une meurtrière. Je ne pouvais pas vous laisser livrée à vous-même.”

Il s’interrompit à peine, puis ajouta, presque avec un brin d’ironie :
“ De plus… Lysdor a cette fâcheuse habitude de relâcher ses exilés dans la nature, non loin de la frontière. J’ai donc pensé que vous seriez, vous aussi, amenée dans cette zone.”

Aria resta bouche bée.
Cet homme… il était décidément plus rusé qu’elle ne l’avait imaginé.
Elle devait l’admettre : désormais, elle avait une dette envers lui. Il l’avait tirée d’un destin incertain, peut-être même tragique. Un frisson la parcourut à l’idée qu’à cette heure, sans son intervention, elle serait sans doute encore à Lysdor, recluse dans quelque village perdu, à se morfondre sur son sort.

Orel poursuivit, comme s’il devinait le fil de ses pensées :
“Je sais bien que le voyage a dû être rude. Veuillez me pardonner de ne pas avoir déployé davantage de moyens pour vous ramener.”

Il croisa les mains devant lui, le regard posé, mesuré.
“Mais vous comprendrez que, diplomatiquement parlant, j’ai tout de même fait entrer une "criminelle" à Geloria. Et je doute que cela soit une affaire à exposer au reste du Continent.”

Un silence confortable s’installa entre eux deux. Ni pesant ni gênant, juste nécessaire.

 Orel l’observa avant d’esquisser un autre sourire en coin et dit:

“Mangez. Vous devez être affamée.”

Aria en avait presque oublié à quel point elle avait faim, et ne tarda pas à entamer son repas.
Orel, amusé, ne put s’empêcher de sourire en la regardant.

Mais Aria n’en avait pas fini avec ses questions.
“Alors… que comptez-vous faire de moi, désormais ?” demanda-t-elle avec prudence, après s’être essuyé la bouche avec une élégance naturelle.

Orel se redressa contre le dossier de son fauteuil, croisa les bras, et la fixa avec un éclat joueur dans les yeux.
“Très bonne question.”
Il laissa planer un court silence, puis ajouta avec un sourire espiègle :
“Vous avez trois choix. Essayez de deviner lequel est le bon.”

Orel croisa les doigts devant lui, un sourire en coin flottant sur ses lèvres.
“ Trois choix s’offrent à vous, Aria. Un seul est vrai.”

Il leva un premier doigt, le regard distant :

“Option une : je vous livre aux autorités de Lysdor. Cela aurait le mérite d’être propre, diplomatiquement acceptable… et terriblement ennuyeux.”

Il leva un second doigt, plus lentement :

“Option deux : je vous garde à mes côtés comme conseillère officieuse. Une voix indépendante dans un monde de courtisans serviles. C’est rare, et précieux.”

Enfin, il leva le troisième doigt, et son ton changea légèrement — moins léger, plus percutant :

“Option trois : je vous fais impératrice. Pas un titre de parade. Une vraie couronne. Un vrai pouvoir. Avec tout ce que cela implique.”

Il se pencha légèrement vers elle, comme s’il voulait observer chaque réaction, chaque battement de cil :

“ Alors, Aria… laquelle vous semble la plus crédible ?”

Aria resta un instant silencieuse, ses yeux fixant tour à tour les doigts levés d’Orel, comme si elle pesait le poids de chaque option.
Puis, un sourire en coin se dessina sur ses lèvres, teinté d’un scepticisme mêlé d’amusement.
“Vous jouez bien votre rôle, je vous l’accorde.”

Elle haussa les épaules, un soupir traversant ses lèvres.
“Mais honnêtement ? Toutes ces options me semblent sorties d’un conte ou d’un rêve trop fou pour être vrai.”

Elle planta son regard dans le sien, son ton un peu plus sérieux.
“Alors, si je devais parier, je dirais que l’impératrice est la plus absurde de vos propositions.”

Orel ricanna, comme s’il s’attendait à cette réponse.

“Si la réponse trois vous semble le plus absurde, je vous assure que c’est l’option que je vous réserve”.

Aria eut l'impression qu’une tonne de briques venait de tomber sur ses épaules. Les yeux écarquillés, elle en oublia presque sa tasse de thé avant de balbutier:

“P-Pardon ? Moi ? Impératrice ? Sans vouloir vous offenser vous êtes fou ?”

Orel laissa échapper un rire bref, presque étouffé, nullement vexé par cette légère insulte avant de répondre avec un mélange de douceur et de fermeté :
“ Fou, peut-être. Mais c’est un fou qui croit en vous, Aria.”

Il s’appuya un peu plus en avant, ses yeux perçants scrutant chaque nuance de son expression.
“Vous n’êtes pas une femme ordinaire, et le trône ne peut plus être occupé par des gens ordinaires.” Un silence s’installa, lourd et chargé d’attente.
“Je ne vous demande pas d’accepter cette charge sur un coup de tête. Je vous demande seulement de réfléchir à ce que vous pourriez devenir.”

Puis, son ton s’adoucit, presque encourageant :
“Vous avez un potentiel que personne d’autre ici ne possède. Et je serais prêt à tout pour que vous le réalisiez.”

Il posa sa tasse, son regard empreint d’une sincérité qui ne laissait plus de place au doute.
“ Alors, Aria… qu’en dites-vous ?”

Pendant ce temps-là, à des lieues de Théris et de Geloria, le royaume de Lysdor venait tout juste d'enterrer son Prince héritier.
Le deuil était encore frais, les bannières toujours en berne, mais l’heure n’était plus aux lamentations. Le Roi Elias Ier, malgré la peine sourde qui le rongeait, devait se ressaisir. Un choix crucial s’imposait à lui : reprendre le trône qu’il avait abandonné, ou nommer un nouveau souverain.

Le dilemme fut bref.
Lucas, le frère cadet d’Adrian, s’imposait comme une évidence.

Il avait le sang, le nom, l’héritage.
Mais ce qu’il n’avait pas — ce qu’il n’avait jamais eu — c’était la volonté de régner.

Lorsque la nouvelle de la mort de son frère lui parvint, il sut immédiatement ce qui allait suivre. Il n’y eut ni surprise, ni protestation.
Ce n’était pas dans le tempérament de Lucas de se rebeller.

Et encore moins de contredire son père, surtout en ce moment-là.
Car Elias Ier venait de perdre un héritier, certes, mais avant tout un fils. Et Lucas, avec son calme habituel, n’était pas homme à enfoncer davantage un cœur déjà brisé. Et puisque le vide laissé par Adrian devait être comblé, il en allait de même pour celui d’Aria Vanthorn.
Exilée, déclarée indigne, elle n’existait plus aux yeux de la cour. Son nom, rayé des registres officiels, n’était plus qu’un murmure gênant dans les couloirs du palais.

Mais le trône n’attendait pas.

Le roi Elias Ier, dans un souci d’image et de continuité, prit une décision qui glaça plus d’un conseiller : remplacer Aria… par sa propre sœur.

Juliana Vanthorn.
Douce, irréprochable, parfaitement éduquée — et surtout, restée loyale au royaume. Elle représentait tout ce que la cour souhaitait montrer au peuple : une femme sans scandale, sans ombre.

Le Conseil fut surpris, mais n’osa rien dire. Et Elias, droit et sec, trancha sans appel :
“Juliana sera la nouvelle fiancée royale. Il faut tourner la page.”

Dans les Salons des Dames, ces dernières  masquaient leur trouble par des sourires figés.
Et dans les rangs inférieurs du palais, le murmure se propageait :
Remplacer la sœur tombée en disgrâce par sa cadette ?
Est-ce justice, ou stratégie ?
Ou bien un aveu silencieux de culpabilité ?

Mais personne, pas même Juliana, n’avait osé dire non.

Car Juliana ne s’en trouvait ni troublée, ni coupable. Depuis toujours, elle avait vécu dans l’ombre d’Aria, la brillante, l’indocile, celle dont les regards se détournaient pour revenir plus fort. Aujourd’hui, cette ombre s’était dissipée.

Et dans ce vide laissé par une sœur tombée en disgrâce, Juliana vit une chose que les autres n’osaient pas nommer : une opportunité.

Elle baissa les yeux avec toute la grâce attendue d’elle, hocha la tête comme on lui avait appris — mais dans son regard, une lueur s’était allumée.
Froide. Précise. Inarrêtable.

La couronne ne devait pas flotter longtemps.
Elle était prête à la saisir.

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adelys1778
Posté le 30/06/2025
Ok, c'est officiel, je suis accroc !!! L'entretien entre l'empereur et Aria m'a fait palpité pus d'une fois, mon cerveau était en ébullition et je méditais chaque parole et silence, quant à la fin, l'émergence de l'ambition (voilée) de Julianna est un petit bonheur pour tisser moultes péripéties à venir !!! J'attends la suite avec impatience (déjà dit ahaha)
Quant au chapitre, j'y ai senti plus de maîtrise et de fluidité qu'au premier (ce qui est normal, j'ai toujours trouvé que le premier chap était celui qui demandait le plus de travail ou retravail).
Bref ! Continueeee !!
Skywogor
Posté le 11/06/2025
Salut :)
C'est bon, je suis hype, je monte dans le train ! Vraiment hâte de lire la suite. J'aime beaucoup ta plume et la mise en place de l'intrigue :)
Théris
Posté le 11/06/2025
Bonjour Skywogor ! Merci beaucoup de ton commentaire et je suis contente de voir que mon histoire te plaît ^^ en espérant que tu le seras encore plus pour la suite
Jiannah Leylan
Posté le 11/06/2025
Un chapitre très riche en évènements. J'aime beaucoup la description de Théris ! C'est très bien représenté, notamment à travers le jeu de lumière avec l'aube.
Mais je me permets de relever certains points que je trouve qu'il faut améliorer (avis à prendre ou à laisser bien sûr). Je trouve qu'Aria est un peu trop complaisante quand Dorian vient la chercher. Elle a été accusée à tort et je pense que le sentiment qui devrait la dominer serait de la méfiance, même envers quelqu'un d'un empire voisin. Je pense que tu pourrais développer un monologue interne dans lequel l'idée de méfiance est accentuée, même si au bout du compte elle rejoint Dorian sans protester. Ce que j'aime particulièrement à travers le personnage d'Aria, c'est aussi le fait qu'elle ne cache pas sa vulnérabilité.
Un autre point que j'aimerais souligner concerne le mode de pensée du roi Elias quand il choisit la soeur d'Arya comme future reine. C'est une perspective qui peut marcher évidemment. Mais je trouve que la réputation de la famille d'Aria devrait être un peu entâchée et non pas seulement Aria en tant qu'individu. Je pense que le roi Elias ne devrait pas arriver à cette conclusion (la décision de sélectionner Juliana) trop rapidement mais qu'il devrait être un peu freiné, notamment si tu veux inculquer à ton univers des normes ou des conventions sociales relatives aux anciennes sociétés (dans lequel la réputation de l'individu pouvait très vite ruiner celle de la famille.)
En tout cas, j'ai vraiment envie de lire la suite ^^
Théris
Posté le 11/06/2025
Merci pour ce retour encore une fois très instructif ! Peut-être que je l'ai mal souligné ou montré, mais Aria est assez naïve finalement. Je devrais modifier un passage pour faire comprendre au lecteur qu'elle est méfiante mais à la fois elle n'a pas vraiment le choix. En effet, j'ai décidé qu'Aria ne soit pas une super héroïne dès le début sans faiblesses ou bien qui ne le montre jamais car après tout, tout le monde en a. Après c'est le côté "apprentissage de la vie" qui la façonne, elle n'est pas vouée à rester naïve et "faible" tout le long de l'histoire et heureusement car sinon elle ne serait pas le personnage principal :)
Je garde en tête ton retour et modifierai sûrement le chapitre.
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