Cela faisait maintenant trois jours qu’Aria était arrivée à Théris. Après son face-à-face des plus surprenants avec Orel III, elle s’était laissée tomber dans le sommeil, épuisée, dans le confort de la chambre qu’il lui avait fait préparer.La longue chevauchée de Doréval à Théris l’avait vidée de ses forces, et pour une fois, elle avait accueilli sans résistance l’obscurité réparatrice du sommeil. Orel III était un homme occupé. En tant qu’Empereur, il était difficile pour elle de le voir souvent, mais il prenait toujours soin de lui réserver un peu de temps pour discuter avec elle. Pourtant, il n’était pas encore revenu sur cette folle suggestion qui hantait ses pensées : faire d’elle son Impératrice.
Alors qu’Aria errait dans les vastes couloirs du palais impérial, telle une âme en peine, elle tentait de démêler les paroles d’Orel, aussi confuse qu’un chaton pris dans une pelote de laine.
Loin de chez elle, dans une contrée inconnue, on venait soudainement de lui proposer un rôle qu’elle n’aurait jamais imaginé : celui d’Impératrice.
Le lendemain, lors de sa visite quotidienne, Dorian Varos lui avait expliqué que ce titre, à Geloria, signifiait bien plus qu’un simple ornement.
“Les époux impériaux étaient égaux en tous points. Chacun porte des responsabilités lourdes, et en l’absence de l’un, l’autre pouvait gouverner pleinement en tant que monarque, non comme un simple régent.”
Et cela l’avait grandement étonnée.
Car à Lysdor, seul le Roi gouvernait. La Reine n’était qu’un rôle décoratif -un « ventre » à la nation, comme on disait, chargée d’assurer la descendance royale et, au mieux, d’accomplir quelques représentations publiques.
Jamais elle n’aurait eu le moindre pouvoir de gouverner aux côtés du Roi, et encore moins de le remplacer. Cette différence frappante entre les deux royaumes faisait naître en Aria un mélange d’étonnement, de frustration, et d’un certain vertige face à l’immense responsabilité que Geloria lui proposait. Et elle ne savait pas si elle était prête à endosser un tel rôle aux côtés d’un homme dont elle avait à la fois si peu confiance mais qui venait de la sauver d’un destin tragique. De plus, sa montée sur le trône ferait définitivement du bruit. Sur son front était collé l’étiquette de meurtrière et pour l’opinion publique, cela pouvait entacher la réputation d’Orel III - et, à travers lui, jeter une ombre sur tout l’Empire. Évidemment, ce n’était pas ce qu’elle souhaitait. Son inquiétude grandissante ne s’était encore moins calmée lorsque Dorian ajouta:
“De toute manière, Sa Majesté Impériale n’a que faire des ragots et de ce que racontent les étrangers,” avait-il lâché avec une nonchalance presque insolente.
Depuis son arrivée, Dorian n’avait cessé de la scruter. Et à ses yeux, il semblait évident qu’il ne comprenait pas - ni n’acceptait - pourquoi son ami l’Empereur avait jugé bon de sauver une femme manifestement hantée par son passé et, selon lui, incapable d’endosser une telle responsabilité. Il ne s’en cacha pas.
“Je vais être franc avec vous : je ne pense pas que vous soyez faite pour ce rôle. Sa Majesté se trompe rarement, mais cette fois… je ne vois pas ce qu’il vous trouve.”
Aria aurait pu s’en vexer. Elle n’en fit rien. En vérité, elle partageait son avis.
“Il faut vraiment être fou pour couronner une femme accusée de meurtre”, songea-t-elle. Mais presque aussitôt, une autre pensée s’imposa, plus froide, plus stratégique : “Ce rôle pourrait me donner du poids. Orel semble disposer d’un vaste réseau d’espions… Peut-être pourrais-je m’en servir pour garder un œil sur Lysdor ?”
Comme s’il lisait en elle, Dorian poussa un soupir las et passa une main dans ses cheveux indisciplinés.
“Je crois deviner à quoi vous pensez. Honnêtement, je ne dirais pas que vous avez l’air d’une meurtrière. Et oui, devenir Impératrice pourrait vous donner les moyens de faire éclater la vérité. Mais ce ne sera pas sans obstacles.”
Il marqua une pause, son regard s’assombrissant de gravité.
“Si vous acceptez, sachez-le : le premier défi sera de convaincre. Il vous faudra prouver au peuple que vous méritez leur confiance, que vous êtes digne de porter ce titre. Je ne parlerais pas de mission suicide… mais vos chances sont faibles, très faibles à l’heure actuelle.”
Il n’avait pas tort.
Pour les Geloriens, elle n’était rien d’autre qu’une criminelle, une empoisonneuse sans scrupules qui aurait séduit leur Empereur pour s’élever au sommet.
L’idée d’être, une fois encore, la risée d’un peuple tout entier, lui serra la gorge. Elle déglutit difficilement.
“Et le second obstacle ?” demanda-t-elle d’une voix prudente.
Dorian esquissa un sourire sans joie.
“Ah… Je pense que ce sera le plus difficile : convaincre l’Impératrice Mère.”
“L’Impératrice Mère ? Vous parlez de la mère d’Orel III ?”
“Tout à fait,” répondit-il en soupirant longuement. “Méfiez-vous d’elle. Elle est aussi fière qu’un lion, aussi précise qu’un aigle. Amarielle n’a rien d’une belle-mère de contes : c’est une impératrice dans l’âme, et elle n’aime ni les intruses, ni les faiblesses.”
Parfait. Comme si elle n’avait pas déjà assez de problèmes, il fallait en plus que sa future belle-mère soit probablement la pire chose qui puisse lui arriver. Voilà qui promettait.
Aria promena son regard sur le jardin qui les entourait. L’endroit était paisible, presque hors du temps, en contraste total avec le tumulte qui régnait en elle.
Malgré le cynisme apparent de son interlocuteur, elle devait reconnaître que Dorian était un excellent pédagogue. Et soudain, une idée germa dans son esprit. Une idée folle, peut-être, mais porteuse d’espoir.
Une lueur s’alluma dans ses yeux, et sans réfléchir aux convenances, elle saisit les mains de Dorian entre les siennes.
“Monsieur, j’ai un service à vous demander.”
Pris au dépourvu, Dorian écarquilla les yeux. Gêné par la soudaine proximité, il se racla la gorge et repoussa doucement ses mains.
“Qu’est-ce donc ?” demanda-t-il avec une prudence mêlée de curiosité.
Aria inspira profondément, puis planta son regard dans le sien avec une détermination nouvelle.
“Apprenez-moi tout ce qu’il y a à savoir sur Geloria.”
Dorian arqua un sourcil, déjà prêt à dégainer une de ses répliques cinglantes. Mais il s’interrompit. Pour la première fois depuis son arrivée, il vit dans les yeux d’Aria quelque chose qu’il n’avait encore jamais remarqué : du courage.
Il resta silencieux un instant, presque pensif, puis esquissa un léger sourire en coin.
“Je ne suis pas un bon professeur,” dit-il enfin, “mais j’imagine que je peux bien faire ça.”
Dès lors, quelque chose s’était mis en marche. Ce n’était pas une révolution - pas encore - mais un frémissement, une direction.
Aria était prête à tout apprendre avant de donner sa réponse à Orel.
Elle qui, jusqu’ici, s’effaçait dans les couloirs du palais, devint peu à peu une présence plus tangible. Elle se rendit aux Archives Impériales, fréquenta assidûment la grande bibliothèque, et échangea régulièrement avec Dorian.
Chaque jour, chaque heure, elle en apprenait un peu plus. Sur Geloria, sur l’Empire, sur ceux qui le gouvernaient - et, sans doute, sur elle-même.
“Très bien, une dernière question, je vous la donne : qui était le père de l’Empereur Orel III ?” demanda Dorian en la scrutant par-dessus ses bras croisés.
“Feu l’Empereur Iryon VII. Né à Théris et mort dans cette même ville, à la suite d’un problème cardiaque.” répondit Aria, sans la moindre hésitation.
Dorian hocha lentement la tête. C’était déjà leur quatrième séance de la semaine. Et s’il y avait bien une chose qu’il ne pouvait nier, c’était son intelligence.
Il n’avait jamais été passionné par l’Histoire ou les lettres, préférant la tactique et le concret, mais il devait reconnaître qu’Aria absorbait les connaissances avec une facilité déconcertante. Elle maîtrisait désormais les règles fondamentales de Geloria, ses structures de pouvoir, ses codes implicites… et les grandes lignes de son histoire.
“Pas mal pour une prétendue criminelle”, songea-t-il sans le dire.
Puis il esquissa un sourire presque fier avant de dire:
“Contre toute attente, vous m’avez dépassé. J’en conclus que je suis officiellement inutile.”
Aria se sentit tout aussi fière. Son esprit, son côté intellectuel, venait de la sauver pour la première fois. À Lysdor, cette qualité était restée invisible, ignorée, voire moquée. Mais ici, elle en percevait enfin la valeur. Sa soif de connaissance comptait plus qu’elle ne l’avait cru.
“Eh bien… merci d’avoir consacré du temps à m’inculquer tout cela”, dit-elle avec un léger sourire.
“Inutile de me remercier. Cependant je pense que l’Empereur sera impressionné par votre évolution pour le moins…fulgurante.”
“Vraiment ?”
Dorian hocha la tête, un léger sourire aux lèvres.
“Vraiment. Qui d’autre serait assez intelligent pour mémoriser près de trois mille ans d’Histoire et citer presque trois dynasties en si peu de temps ?”
Aria esquissa un sourire, mêlant fierté et pudeur.
Peut-être que cette connaissance, ce poids d’histoire maîtrisé, pourrait enfin impressionner l’Impératrice Mère ? Car l’ombre d’Amarielle planait déjà au-dessus d’elle, telle une menace sourde, un nuage noir prêt à déverser sa colère.
Dorian la scruta encore avant de suggérer:
“Que diriez-vous d’aller vous dégourdir les jambes en ville ? Vous êtes restée cloîtrée bien trop longtemps dans le Palais.”
“Je peux ?” s’étonna-t-elle alors que Dorian éclata de rire.
“Bien sûr que vous pouvez, vous n’êtes pas en prison. Néanmoins je vous accompagnerai, je n’ai nullement envie qu’il vous arrive malheur. Sinon c’est à moi que cela causerait des ennuis.”
C’est ainsi que Dorian l’embarqua pour une virée en ville. Il serait mentir de dire qu’elle ne repensait pas souvent à la ville qu’elle avait aperçue à son arrivée. Dorian, vêtu d’habits simples -sûrement pour se fondre dans la masse- lui intima de faire de même. Traversant les jardins, les deux jeunes gens franchirent les grilles Sud du palais, les moins utilisées.
Théris était une ville fantastique. Des odeurs, des couleurs, des sons qui la façonnaient - autant de sensations qu’Aria prenait plaisir à découvrir, cette fois avec le luxe du temps.
Dorian en profita pour lui montrer les lieux les plus fréquentés : le parc Impérial, où les habitants pouvaient se promener gratuitement, un havre de verdure au cœur de la ville ; puis la grande rue commerçante, tracée en axe droit jusqu’au palais, qui donnait à l’ensemble une impression de grandeur majestueuse et mettait en valeur la silhouette imposante du Palais. Aria remarqua aussi que les habitants semblaient à la fois disciplinés et chaleureux, comme animés par une énergie commune qu’elle ne savait pas encore nommer. Cette harmonie étrange mais palpable lui plaisait, comme un souffle discret qui faisait battre le cœur même de la ville.
Pendant ce temps-là au Palais Impérial, Orel III était attelé à ses tâches administratives. Dans le silence studieux du bureau impérial, rythmé uniquement par le froissement du papier et le grattement de la plume, la porte s’ouvrit brusquement, sans prévenir.
Orel releva les yeux, et vit sa mère qui entrait d’un pas décidé.
“Mère, je vous salue”, dit-il en esquissant un sourire, bien qu’il connaissait déjà la raison de cette visite impromptue.
L’Impératrice Mère Amarielle fronça les sourcils, indifférente aux salutations de son fils. Elle s’avança fermement, plantant son regard dans le sien.
“Est-il vrai que tu as fait entrer la criminelle de Lysdor ici ?”
Orel déposa calmement sa plume sur le bureau, puis répondit avec sérénité :
“ C’est vrai. J’ai recueilli Aria Vanthorn de Lysdor.”
Amarielle pinça les lèvres, ses yeux lançant des éclairs et visiblement insatisfaite voire désapprobatrice de cette réponse.
“Tu ne peux pas être sérieux, Orel. Cette femme est une menace pour l’Empire. Une meurtrière, marquée du sceau de la honte !”
Elle fit quelques pas dans la pièce, ses talons claquant sur le sol avec autorité telle une lionne en cage.
“Accueillir une criminelle étrangère dans tes murs, c’est ouvrir la porte à la discorde, au mépris de notre peuple. Que comptes-tu faire si la colère du peuple gronde ? Ou si nos alliés se détournent de nous ?”
Orel, imperturbable, la regarda droit dans les yeux.
“Je ne l’ai pas recueillie par faiblesse, mais parce que je crois en sa valeur. Et parce qu’ensemble, nous avons une chance de bâtir quelque chose de plus grand pour Geloria. J’ai confiance en ses capacités et je sais que le peuple l’acceptera.”
Amarielle éclata d’un rire amer, peu convaincue par la réponse de son fils.
“Tu as toujours eu la tête pleine de rêves, mon fils. Mais le rêve ne gouverne pas un empire. C’est la réalité, le pouvoir, la loyauté envers notre peuple qui comptent. Et tu ne dois pas l’oublier au mépris d’une femme comme elle.”
Elle s’arrêta devant la fenêtre, regardant au-delà des murailles du palais, comme pour chercher un avenir qu’elle ne voulait pas accepter. Et après un silence lourd, elle finit par soupirer:
“Très bien, Orel. Si tu tiens à elle, alors qu’elle prouve sa valeur. Mais sache que je serai là, vigilante, et que je n’hésiterai pas à protéger cet empire, coûte que coûte.”
A leur retour de leur escapade, Orel attendait le duo à l’entrée Sud du Palais, là où ils étaient partis. Son regard s’adoucit légèrement lorsqu’il remarqua qu’Aria semblait plus légère et même heureuse. Dorian remarqua la présence de son Empereur et fit la révérence, sobre tandis qu’Aria l’imita également.
“Bien, je vois que vous vous êtes bien amusés.” dit-il avec un sourire en coin.
Aria sentit ses joues se teinter de rose et esquissa un sourire timide mais sincère:
“Oui, c’était très rafraîchissant et instructif. Heureusement que Monsieur Varos était avec moi, sinon je me serais sûrement perdue.”
Dorian à ses côtés hocha la tête.
“Alors peut-être que ce n’est pas une si mauvaise idée, cette immersion dans le peuple. Cela pourrait vous aider à gagner leur confiance dans un avenir proche.” songea Orel en se frottant le menton.
Aria posa son regard sur Orel avec plus d’insistance cette fois. Elle remarqua son expression fatiguée et ses cheveux habituellement nettement coiffés étaient légèrement décoiffés. Rude journée ? Sûrement, mais ce n’était pas là sa place de le soulever.
“Entrez donc vous deux. Dorian, reste pour le dîner.” dit-il à l’intention de son meilleur ami.
Dorian arqua un sourcil mais n’osa pas contester l’invitation ou plutôt l’ordre d’Orel.
“J’accepte volontiers” dit-il avant d’échanger un regard avec Aria.
Orel les laissa entrer dans le Palais, mais lorsqu’Aria passa près de lui, il se pencha pour murmurer à son intention seule:
“Je suis heureux de voir que vous souriez à nouveau.”
Ce fut bref, les mots simples mais assez pour déclencher une arythmie au cœur d’Aria. Cet homme savait décidément s’y prendre avec les femmes ! Essayant de masquer sa gêne, Aria accéléra le pas, dépassant même Dorian qui, même s’il n’avait pas entendu, lâcha un regard lourd de sens à Orel.
Alors que les trois dévalaient les couloirs luxueux du palais, Aria se rendit compte que ces lieux lui semblaient beaucoup plus accueillants, et qu’elle se sentait moins comme une étrangère. Il était peut-être beaucoup trop tôt pour l’affirmer, mais finalement la perspective de peut-être devenir Impératrice ne lui faisait plus vraiment peur.
Lors de ce dîner à huis clos, l'atmosphère était détendue. Comme d’habitude, les petits plats étaient mis dans les grands, mais c’était aussi l’occasion d’avoir des discussions plus légères. Aria conta ses découvertes sur Théris, et aussi comment Dorian l’avait gentiment instruite ses derniers jours.
Orel regarda son ami avec un certain sourire moqueur, visiblement amusé de voir que son ami habituellement plus manuel qu’intellectuel s’était exercé à la tâche de l’enseignement:
“Oh ? J’ignorais que tu étais devenu un professeur.”
“Ne vous moquez pas Majesté. Je n’ai fait que lui instruire ce que tout Gelorien doit savoir” siffla Dorian en retour, visiblement gêné par autant de crédit.
Aria observait leur mécanique. Il était évident que ces deux hommes avaient confiance l’un en l’autre et elle sentit un élan de curiosité la pousser à les questionner:
“Je ne l’ai jamais demandé, mais depuis combien de temps vous connaissez-vous ?”
Orel posa ses couverts avant de réfléchir.
“Eh bien…je dirais que cela fait maintenant vingt ans environ ? Dorian est le fils d’un des gardes du Palais. Il était l’un des rares enfants de mon âge à fréquenter le palais, alors il était naturel que nous nous rapprochions.” expliqua Orel alors que Dorian écoutait silencieusement en contemplant son assiette.
“Nous avons grandi ensemble” affirma Dorian.
Aria ne pouvait que faire le rapprochement entre ces deux compères et sa sœur. Depuis son départ, Juliana n’occupa que peu souvent ses pensées. Ce n’était pas par mépris, mais plutôt comme une réassurance. Elle savait que sa sœur était assez débrouillarde et entre de bonnes mains.
“Je comprends” dit-elle avec un air mélancolique qui n'échappa à personne dans la pièce.
“Vous pensez à votre sœur” dit Dorian. Ce n’était pas une question mais une affirmation qu’Aria reconnut.
“Oui. Juliana est vraiment différente de moi, mais cela ne change rien : elle reste ma petite sœur. J’ose espérer que, malgré tout… elle a encore toutes ses chances en société.”
Orel et Adrian échangèrent un regard qu’Aria ne sut déchiffrer. Un silence tendu s’installa, puis Orel soupira avant de révéler quelque chose:
“Votre soeur va bien. Je suppose que vous n’avez pas eu l’occasion de regarder les titres de journaux, mais je pense que vous êtes en droit de savoir que le Lys D’Or a annoncé ce matin que votre sœur est pressentie pour être la future reine.”
Aria écarquilla les yeux. C’était un choc de savoir que Juliana était sauve, mais aussi de savoir qu’elle allait prendre sa place ! Soudainement, le soulagement laissa place à de la rancœur. Il semblerait que le royaume ait tourné la page peut-être un peu trop vite à son goût. Ce n’était pas de l’égoïsme. Simplement, elle avait tout de même passé sa vie là-bas, son père n’était pas n’importe qui et maintenant, elle regardait de loin sa sœur monter les marches de la royauté. Sa gorge se noua et elle fut incapable de mettre des mots à la hauteur de ce qu’elle ressentait. Mais elle n’en avait pas besoin car Orel et Dorian comprenaient très bien ce qu’il se passait dans sa tête.
“Ne vous inquiétez pas.” finit par dire Orel, posant sa paume sur le dos de sa main. Elle sentit la chaleur de sa main se répandre dans la sienne, et cela lui apporta un sens de contentement malgré l’injustice qu’elle ressentait.
Dorian lâcha une espèce de grognement alors qu’il planta sa fourchette dans la pomme de terre qu’il n’avait pas touchée.
“Vous allez bientôt devenir Impératrice. C’est bien plus impressionnant que Reine si vous voulez mon humble avis.”
Aria sentit enfin sa bonne humeur revenir malgré ce léger point noir.
“Je ne savais pas que tu avais un classement pour les têtes couronnées” ironisa Orel à l’intention de son ami, retirant sa main de celle d’Aria.
“Je n’ai aucun intérêt, je dis simplement qu’Impératrice sonne mieux que Reine” se justifia Dorian.
“Eh bien, votre promise doit être plutôt fière.” lâcha Aria, ce qui provoqua un autre silence plus gênant cette fois-ci. Orel se racla la gorge et jeta un regard à Dorian qui détourna le sien avant de marmonner un “dis lui”
“Dorian n’a pas de promise.” essaya de dire Orel mais Dorian, agacé par tant de mystère finit par avouer:
“Je ne suis pas intéressé par les femmes. Je…Je préfère les hommes.”
Un silence, puis un “Oh” de Aria suffit à détendre l’atmosphère.
“Je ne pensais pas que…enfin-”
“C’est bon, vous n’avez pas besoin de vous justifier. J’ai l’habitude.” grommela Dorian, bougon.
Orel croisa les doigts devant lui, calmement, avant d’ajouter:
“Sachez qu’être homosexuel à Geloria n’est pas mal vu, c’est juste que Dorian n’est pas très à l’aise à l’idée de le crier sur tous les toits.”
“Je vois. Je suis soulagée d’apprendre que ce n’est pas une situation délicate pour vous”
Dorian secoua la tête et posa sa fourchette.
“Je ne m’en plains pas. Je sais que cela peut déplaire à certains alors je préfère garder cela pour moi.”
Aria sourit et ajouta d’un ton joueur:
“Mais vous ne pouvez pas plaire à tout le monde… c’est ce qui vous rend unique Dorian.”
Malgré l’ambiance intime et agréable du moment, Aria se sentit obligée de revenir à un sujet pour le moins plus important: la suggestion d’Orel.
“J’ai bien réfléchi à votre proposition…” commença Aria avec prudence alors que les domestiques venaient d’apporter le dessert.
Les deux hommes levèrent les yeux et Orel esquissa un sourire en coin, soudainement plus intéressé par la conversation.
“Je vous écoute.”
“Votre proposition…Il s’agit bien de devenir Impératrice…Par le mariage ?” demanda-t-elle sans détour.
Orel ne détourna pas les yeux. Il posa lentement ses couverts et prit le temps de s’essuyer la bouche avec sa serviette avant de répondre:
“C’est bien cela. Je veux vous épouser, Aria.”
Dorian releva à peine les yeux, conscient que cet instant était crucial et qu’il ne valait mieux pas commenter quoi que ce soit. Tout dans l’air semblait suspendu, hors du temps.
“Ce n’est pas un arrangement que je vous propose à contrecœur ou pour des raisons purement politiques” reprit Orel. “C’est un choix dont j’assume l’entière responsabilité, le mien.”
Il marqua une pause, pensant qu’Aria réagirait mais comme elle restait interdite, il poursuivit:
“Vous êtes capable, intelligente et vous avez cette droiture que la cour a trop souvent perdue. Je ne veux pas vous offrir une cage dorée, je veux vous offrir un trône à mes côtés parce que je ne veux le partager avec quelqu’un d’autre.”
Aria baissa lentement les yeux, comme pour fuir l’espace d’un instant le poids du regard d’Orel. Ses doigts effleurèrent le rebord de son assiette encore pleine:
“Je…je ne m’attendais pas à ce que vous soyez si sérieux” confia-t-elle dans un souffle.
Elle releva les yeux vers lui. Dans son regard, il n’y avait ni colère ni rejet, mais une tempête d’émotions mêlées.
“Vous me surprenez…Il y a encore quelques jours, j’étais une vulgaire criminelle en exile et voilà que vous voulez m’offrir un trône.”
Elle hésita avant d’ajouter avec un sourire mélancolique:
“C’est vertigineux. Voilà ce que c’est”.
Orel, lui, ne bougea pas. Il avait fait cartes sur table, et maintenant il attendait tranquillement qu’elle fasse son choix.
“Si cela est si vertigineux pour vous, alors sautons le pas ensemble” finit-il par articuler.
Aria laissa échapper un léger rire, un souffle presque nerveux. Ce n’était pas de la moquerie, mais un réflexe, comme pour alléger la pression qui lui écrasait soudain la poitrine.
“Vous avez toujours eu le don de me désarmer sans que je ne sache comment” murmura-t-elle.
Elle chercha son regard, cette fois sans détour, comme pour y lire la part de vérité qu’elle redoutait et espérait tout à la fois.
“Si je dis oui, ce n’est pas juste pour le trône, ni pour fuir mon passé… C’est parce que j’y crois. À vous. À ce que vous proposez.”
Un silence suivit. Ni solennel, ni gêné. Juste plein de cette promesse suspendue entre deux battements de cœur.
Dorian détourna les yeux, un discret sourire au coin des lèvres, puis leva silencieusement sa coupe de vin.
“Eh bien, murmura-t-il pour lui-même, le Continent n’est pas prêt pour ça.”
Aria échangea un regard amusé avec lui, puis leva sa propre coupe, sans dire un mot. Orel suivit le mouvement, un léger sourire au coin des lèvres. Ce moment était historique, dans l'intimité d'une table entre trois alliés.
Trois verres s’entrechoquèrent doucement, dans un tintement presque solennel.
Ce soir-là, autour d’un dessert à peine entamé, une alliance fut scellée - pas encore par serment, ni par couronne, mais par un choix partagé. Et pour la première fois depuis longtemps, Aria sentit que l’avenir ne lui faisait plus peur.
Maintenant qu’Aria avait accepté la proposition d’Orel, la machine était en marche.
Il fallut plusieurs semaines avant que l’annonce officielle ne paraisse. Les préparatifs diplomatiques et internes et surtout la méfiance d’Orel face aux retombées politiques ralentirent volontairement la déclaration. Mais une fois l’annonce rendue publique, elle se propagea dans tout l’Empire et au-delà de ses frontières telle une traînée de poudre.
Les Geloriens découvraient avec stupéfaction que leur souverain allait épouser une femme d’origine étrangère et qui plus est, une femme au statut déchu dans son propre pays. Cela souleva des questions: dans les salons nobles, on se questionnait, dans les tavernes, on débattait et enfin dans les rues on criait.
Certains voyaient ce mariage comme un mauvais augure, d’autres y voyaient une démarche peu conventionnelle mais rafraîchissante mais à Lysdor, l’annonce n’en était plus que fracassante.
Pour sa part, Aria avait une autre affaire inquiétante à gérer: L’Impératrice Mère Amarielle l’avait fait appeler dans ses appartements. Si ces derniers jours elle avait travaillé sur l’étiquette gelorienne et sur la manière de tomber sur les bons côtés de sa future belle-mère, Aria était anxieuse à propos de cette confrontation imminente. Elle savait pertinemment qu’Amarielle devait la détester. Néanmoins, lorsqu’elle arriva devant l’antichambre des appartements de l’Impératrice Mère, Aria prit une grande inspiration, et se donna un élan de courage en indiquant au valet qu’elle était prête:
“Mademoiselle Aria Vanthorn est arrivée votre Majesté Impériale” annonça le valet en frappant à la porte.
“Faîtes-la entrer” répondit la voix autoritaire d’Amarielle.
Le valet ouvrit la porte et se décala pour qu’Aria entre. Celle-ci prit une grande inspiration avant de se redresser, se tenant droite et d’entrer dans la pièce.
La lumière baignait la pièce d’une douceur incroyable. Pourtant l’atmosphère était aussi glaciale que les longues nuits d’hiver. L’Impératrice Mère, dans sa majestueuse robe verte émeraude était occupée à lire dans son élégant canapé d'apparat. Aria s’approcha d’elle avant de lui faire une basse révérence, comme on lui avait inculqué. Elle sentait son cœur battre à tout rompre sous le stress alors qu’elle attendait le signal d’Amarielle.
“Tu peux relever la tête.” dit Amarielle en lui accordant à peine un regard.
Aria leva les yeux et se redressa, la gorge nouée.
“Votre Majesté Impériale, veuillez m’excuser de ne pas avoir pu vous saluer plus tôt.” commença-t-elle alors qu’Amarielle la coupa dans son élan.
“Je sais, tu étais occupée à t’éduquer sur notre pays.” dit-elle sans grand étonnement avant de fermer sèchement son bouquin.
Les yeux de l’Impératrice, semblables à ceux d’Orel la scrutaient et Aria se sentait prise au piège, comme si elle était mise à nu. Amarielle se leva sans décrocher son regard d’elle avant de l’observer de plus près, tournant autour d’elle telle un fauve observant sa proie. Aria n’osa pas bouger, comme si le simple fait de respirer pouvait déclencher la colère de l’Impératrice Mère..
“Je te voyais beaucoup plus chétive.” finit par dire l’Impératrice Mère d’un ton quelque peu réprobateur. “Enfin…tu es assez grande, mince, mais tu as l’air d’avoir ce qu’il faut pour mettre au monde des enfants.”
Aria fut déroutée par les paroles de l’Impératrice Mère. Elle s’était préparée à être chassée, à se voir ordonner de quitter Geloria et de renoncer à épouser Orel. Mais rien de tel ne vint.
À la place, Amarielle se rassit avec une lenteur souveraine, lui faisant signe de s’installer à son tour. Aria obéit, s’asseyant sur le fauteuil en face d’elle, les muscles tendus sous la tension. À peine installées, deux servantes apparurent, silencieuses, et commencèrent à servir le thé.
Aria resta droite, muette, le cœur au bord des lèvres.
Amarielle l’observa encore un instant, puis saisit sa tasse avec grâce.
“Tu es donc cette fameuse empoisonneuse…” dit-elle d’un ton presque désinvolte.
Le mot claqua dans l’air comme un fouet, et un frisson remonta le long de la nuque d’Aria.
“C’est ce dont on m’accuse, mais… je n’ai jamais empoisonné qui que ce soit” couina-t-elle malgré elle.
Amarielle fronça les sourcils.
“Affirme-toi quand tu parles” corrigea-t-elle sèchement.
Aria déglutit, crispée.
“Bien sûr que tu n’as empoisonné personne” ajouta l’Impératrice Mère après une gorgée de thé.” Maintenant que je t’ai devant les yeux, il suffit d’un regard pour le savoir.”
Elle marqua une pause.
“À moins que tu ne caches très bien ton jeu. C’est ici l’objet de ta visite.”
Aria comprit qu’Amarielle avait pour but de déceler chez elle quelconque jeu d’ombre mais visiblement, l’Impératrice Mère était déjà persuadée de son innocence.
“En toute honnêteté, j’étais farouchement opposée à l’idée que mon fils épouse une femme dont le statut social est…pour rester polie: flou.” continua-t-elle en posant sa tasse de thé dans un geste mesuré. “Cependant, j’ai appris que tu as énormément étudié ces derniers jours. Cela, je ne peux l’ignorer.”
Aria sentit une brève bouffée de soulagement, mais elle ne s’y abandonna pas pour autant. Elle savait qu’il fallait beaucoup plus que quelques efforts récents pour que sa future belle-mère lui fasse confiance.
Amarielle plongea ses yeux dans ceux d’Aria. Il n’y avait ni menace, ni chaleur dans son regard. Sérieuse, la maîtresse des lieux lui dit ces mots qu’elle garda en tête:
“De nombreux obstacles vous attendent. Croyez moi, être Impératrice a ses avantages mais surtout beaucoup d’inconvénients.. Chaque mot que vous prononcerez, chaque geste que vous ferez sera scruté, décortiqué, jugé. Et on ne vous pardonnera rien, pas même la moindre hésitation.”
Sa tasse de thé terminée, Amarielle se leva. C’était le signe que l’audience était finie.
La porte se referma derrière elle. Aria se força à respirer lentement, très lentement. Peut-être qu’Amarielle ne la détestait pas. Peut-être même qu’elle la testait pour la protéger. Mais dans ce monde de jeux de pouvoir, même la bonté avait un goût d’épée.