Chapitre 2 - Vivre (3/3)

Notes de l’auteur : TW · mort, maladie.

Le soleil avait disparu. Le ciel se limitait à un amas sombre der­rière le pare-brise, un amas cotonneux mais guère sympathique. La pluie allait sans doute revenir…

— … Mia ?

Je calai une paume sous ma joue. Le temps était vraiment pourri.

— Il faudra que tu penses à réviser.

Décidément, mon père avait toujours de bonnes idées pour enta­mer la conversation – ou dans ce cas précis, pour changer de sujet. Toutefois, cela partait d’une gentille at­tention, alors j’acquies­çai.

— Quand sont tes épreuves ?

— Dans une semaine… et demie.

À peu près. Le baccalauréat le stressait plus que moi. Je n’avais jamais craché sur mes révisions, il le savait. Mes notes ne faisaient pas bondir mes profs de joie, mais elles satisfaisaient les moins exigeants. Fut un temps, j’avais été bonne élève. Et puis j’avais choisi la filière scientifique, et les félicitations du conseil de classe m’avaient tendu un bras d’honneur.

Je n’aimais pas les maths. J’aimais les langues, les sciences et les tables près des fenêtres. J’écoutais en philo­sophie, gardais les yeux ouverts en Histoire, participais parfois pour prouver mon intérêt lors­qu’il était réel et ça ne se pas­sait pas trop mal. En général.

— Si tu as besoin d’aide, je pense que tes professeurs seront tout ouïe.

Il empoigna le volant à deux mains avant de poursuivre :

— Ils comprendront.

— Je n’ai pas besoin d’aide, pas plus que je n’ai besoin d’un traite­ment de faveur. J’irai les voir si j’ai une question, mais je ne vois pas ce qu’ils pourraient faire de plus.

— Tu réussiras à travailler ?

— Bien sûr.

Il secoua la tête. Vraisemblablement, il savait que non.

Je profitai de sa préoccupation pour l’examiner. Les enquêteurs l’avaient épuisé. En quelques jours, il avait fait face au meurtre de sa femme, préparé son enter­rement, admis l’idée qu’une autopsie com­plète avait eu lieu, géré une montagne de formalités et… et dès lors, après que toute notre routine fut démolie, après que la dou­leur fut profondément ancrée en lui, on entachait la mémoire de celle qu’il n’avait pas vue partir.

Tout était allé si vite.

Malgré ce que je pouvais reprocher à mon père, j’avais beaucoup de peine pour lui. Son âme devait être un champ de bataille. Un No man’s land ravagé.

— Je vais annuler mon départ pour Francfort, dit-il.

Il ne lâcha pas la route du regard.

— Mais, papa, tu n’as rien à te reprocher…

— Je le sais, et ils le savent. Seulement je dois rester dispo­nible. Je ne peux pas me permettre de partir, pas en ce moment.

Ma ceinture se tordit entre mes doigts. Francfort. Cela faisait si longtemps qu’il préparait la mise en place de la filiale allemande…

— Ton patron va grogner.

— D’autres se bousculeront pour me remplacer ; ce n’est pas la concurrence qui manque.

— Et tu réussiras à reprendre la tête du projet ?

Il carra la mâchoire. Ses lèvres étaient crispées.

— Ne t’en fais pas, murmura-t-il.

Le reste du trajet fut silencieux.

 

La maison était bâtie dans les hauteurs de la ville, uniquement ac­cessible par le chemin des mines. Elle surplombait les alentours : il nous fallut quelques minutes supplémentaires pour y parvenir. Mon père ne descendit pas de voiture.

— J’ai encore du travail, précisa-t-il alors que je sor­tais. Occupez Jules tant que vous le pouvez. Il retourne à l’école demain, sans faute. Élisabeth devrait être là pour le lever à sept heures trente, mais si ce n’est pas le cas, je compte sur toi pour t’en charger. Je serai de retour en fin de soirée si…

— Papa ?

Il se tut. Je pris une inspiration :

— Je sais qu’ils se trompent.

Nous nous regardâmes. Longtemps.

— Prends soin de ton frère.

Je fermai la portière sur ces mots.

 

 

 

Lundi 7 juin 2010, 7h43

 

— Dis Mia, elle rentre quand maman ?

Lundi. Le rythme reprenait. À peine levé et déjà en forme, Jules finissait son bol de céréales. S’il s’amusait à remuer le lait du bout de sa cuillère, une ri­dule apparut entre ses sourcils car ma réponse tardait.

— Je ne sais pas si elle rentrera…

— On peut l’appeler ?

Beth, qui s’activait dans la cuisine, bredouilla à son tour. J’hési­tai, mais me résignai :

— Mange. Tu vas être en retard à l’école.

L’atmosphère, sans surprise, se fit lourde. Ce n’était pas la première fois qu’il ré­clamait un appel. Plus le temps passait et plus il insistait, tandis que, de mon côté, je ne disposais d’aucune réponse convenable. Étais-je seulement à la hauteur, dans mon rôle de grande sœur ?

Une voix enrouée résonna soudain. Elle provenait du garage :

— Jules ?

— Quoi ?

Il ne pouvait s’agir que de Raymond. Ce dernier laissa une oreille en coton dépasser de l’encadrement de la porte – le lapin en peluche de mon frère. Ses yeux s’écarquillèrent :

— Oh, Petit Sim !

Jules courut le presser contre lui avec toute la tendresse du monde. Puis, voyant Beth et moi en mauvaise posture, le vieil homme tendit sa main à mon frère :

— Tu viens, maintenant ? On va s’habiller.

— Mais je ne me suis pas brossé les dents !

— Alors faisons ça vite.

D’un simple regard, je re­merciai Ray pour avoir une fois encore retourné la situa­tion.

***

Notre ami nous conduisit en ville. Il me laissa accompagner Jules à l’école avant de me déposer à mon tour.

La troupe de fumeurs gangrenait déjà les entrées. Un peu à l’écart, sur un banc, deux silhouettes familières patien­taient. Sam dessinait, et re­poussait de temps à autre ses boucles rousses derrière ses oreilles. Quant à Chloé, l’allure de ses cheveux prouvait qu’elle s’était levée il y a moins de vingt minutes. Et, visible­ment, elle n’avait pas prévu de les coiffer : elle était bien trop occu­pée à retourner son sac – avait-t-elle encore oublié ses clés ? – pour dompter une crinière aussi emberlificotée que la sienne.

Un matin comme les autres, en somme. Mes lèvres s’étirèrent en les voyant.

Elles, ne me virent que bien plus tard. Je devinai sur leur visage cette expression compatissante que je re­doutais. Leur bouche s’apprê­tait à lâcher les mêmes mots que ceux que j’entendais depuis bientôt une semaine, et l’envie de couper court à tout ça me secoua :

— Vous avez cours ?

Question bête si l’on n’avait pas été au mois de juin. Elles échan­gèrent un regard et Chloé prit la parole :

— Avec le bac la semaine prochaine, de toute ma­nière, personne n’a vraiment cours.

— Mis à part les profs de maths, compléta Sam, les autres sont juste là pour répondre à nos questions. Qu’on soit là ou pas, ils s’en foutent.

— Et toi, ça va ?

Je répondis positivement par un mouvement de tête et un sourire enthousiaste. Une main frappa soudain mon épaule. Celle de Basile.

— Salut les feignasses !

Avant même que je croise son regard, il envoyait voler son sac et s’affalait sur le banc. Grâce à sa petite taille, il put caler sa tête sur le sac de Chloé, et ses pieds sous le nez de la jeune rousse. Cette dernière paraissait… ravie.

— Vous faites quoi aujourd’hui ?

— Physique, gronda son porte-pieds.

— Je pense réviser les maths, murmura sa voisine.

— Oh, vous me fatiguez déjà.

— Tiens donc, s’amusa Sam, que compte faire notre ami le L ?

— Philo si j’ai du courage, dormir s’il fait trop chaud.

Je ris. À l’approche des épreuves, chacun revoyait ses priorités. Cela me per­mettait, par la même occasion, de souffler loin de la maison, auprès de mes amis. Eux trois, et…

— Théo n’est pas là ?

— Bah ! Ça ne sert à rien de le chercher, ricana Sam, il a ar­rêté de ve­nir. Il faut croire qu’il préfère se planquer dans les gradins au lieu de réviser.

— Ouais, il doit être au stade, hasarda Basile.

— Comme d’hab.

— En même temps, il a bien besoin de décompresser, avec la mère qu’il a.

Les paroles de Chloé retentirent. Puis, une gêne gâcha son visage. Peu m’importait. C’était la vérité ; notre ami vivait un calvaire avec une mère alcoolique, que j’aie perdu la mienne ou non. Basile enchaîna :

— Et toi, Mia, tu as prévu quoi ?

— Je vais aller le voir.

— Tu ne révises pas ?

— Plus tard, promis-je.

Je les quittai sans volonté aucune d’aborder d’autres su­jets. À peine m’étais-je éloignée que Sam sortait sa tablette tactile. Son trésor, comme elle l’appelait, et dont elle se servait parfois pour éplucher les tabloïds. Basile et Chloé se jetèrent dessus.

Ne sois pas paranoïaque. Ce n’est pas parce que des articles sur ta mère pullulent sur le net qu’ils vont les lire. Ils doivent regarder autre chose : un torchon sur la découverte d’un bébé au fond d’un congélo, ou sur la dernière rhinoplastie d’une star lambda.

N’y pense pas. N’y pense plus.

***

Théo Bensaïd était né sans thyroïde. Rythme cardiaque mal régulé, fatigue chronique, essoufflement : il suffisait d’un effort banal pour que sa vie soit en danger. Le sport lui était interdit, mais il aimait regarder les autres en faire. Pour s’imaginer à leur place, sans doute. Courir par procuration.

Je le retrouvai à l’endroit exact supposé par Basile : dans les gra­dins. Il avait les yeux rivés sur les cou­reuses, poings serrés, totalement absorbé par le trois fois cinq cents mètres qu’elles effec­tuaient.

Je lui tapotai l’épaule et m’assis à côté.

— Oh, sourit-il. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je veux une glace à la vanille, et tu es le seul à qui le glacier fait des ristournes. Alors je reste ici jusqu’à ce que tu daignes aller en acheter une avec moi.

Il pouffa. Ça m’avait manqué. Pourtant, son sourire s’évanouit. Il ne tarda pas à se frotter le visage :

— Les autres ont dû te bombarder de questions.

— Je ne leur en ai pas laissé le temps.

— Tu as eu mon message ?

— Je… désolée, je n’en ai lu aucun.

Sans détecter mon mensonge, Théo grimaça et replongea dans la course.

— Si jamais tu as envie d’en discuter…

— Oui, ne t’inquiète pas.

— C’est pas en t’enterrant dans ton silence que ça va passer. Le jour où tu auras besoin d’en parler…

— … tu en seras le premier informé, le coupai-je.

Il dressa le menton sans me quitter des yeux. Puis, il céda. Il bredouilla un « d’accord » qui me laissa perplexe.

— Et ton frère, hésita-t-il. Il va bien ?

— Pas vraiment.

Il passa encore une main sur son visage.

— J’imagine que ça ne doit pas être facile. Mais il s’en remettra, j’en suis sûr.

— Pour ça, grinçai-je, il faudrait qu’il l’accepte… Il est dans le déni complet. Il a été pris en charge par un genre de psy, là, mais il se braque. À ses yeux, un décès est anormal, contagieux et réversible. On n’y arrive pas.

— Mia, il est encore très petit, il faut le laisser digérer ça.

— Oui, mais…

— L’année dernière, il ne formulait pas une seule phrase correcte. Il est dans une phase d’apprentissage permanent. On ne peut pas lui en demander autant, pas si vite. C’est normal.

Je levai les yeux. Il n’avait pas tort.

— C’est vrai…

Je n’eus pas le temps de nuancer mon propos : sac en main, Théo s’éloignait.

— Où vas-tu ?

— Libre à toi de passer ta matinée ici ! Personnellement, je préfère les sièges du glacier à ces gradins de béton. Et puis sans toi, ça me fera une plus grande coupe de glace à la…

Il sourit. Je l’avais déjà doublé.

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Brook
Posté le 20/06/2022
J'ai commencé ton histoire depuis un moment déjà, mais je ne me suis décidé à lire ce dernier chapitre que maintenant. Chapitre qui est plutôt compliqué à comprendre au début, ce n'est pas évident de lier ce qui se passe ici et ce qui se passe au chapitre précédent. Mais sinon on capte très facilement l'ambiance générale. Il y a quand même beaucoup de zones d'ombre qui, j'espère seront éclairées plus tard. Hâte de lire la suite !
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