Chapitre 2 - Vivre (2/3)

Notes de l’auteur : TW · mort, drogues.

Nous arrivâmes de longues minutes plus tard à destina­tion. Une voiture aux vitres fumées stationnait. Et, devant elle, mon père. J’attendis. Quelques secondes… ou plus, peut-être. Seuls les mots de mon ami bougon me donnèrent la force de le re­joindre.

Louis Starck passait une main dans ses cheveux bruns, qui ten­daient vers le gris au niveau des tempes. Visage an­guleux, sourcils froncés, il m’attendait comme s’il ne m’avait pas vue. Cette sensation de n’être sa fille que de manière administrative avait fini par ne plus me blesser, mais bizarrement, j’espérais que les événements récents avaient brisé sa carapace.

Peine perdue.

— Jules n’a rien dit ?

— Non.

Il me sourit tout de même et se dirigea vers le bâtiment.

Nous entrâmes dans la brigade. Là, en cos­tume, attendaient quatre – que dis-je : cinq – visiteurs à qui il serra la main. Une femme et quatre hommes d’une qua­rantaine d’années, botoxés pour en paraître trente, armés de dossiers sous les bras. On ne s’arrêta qu’aux côtés de deux d’entre eux. Ils avaient l’air si tristes…

— Mia, je te présente messieurs Necker et Degrand. Des col­lègues de ta mère.

Je les saluai poliment. Maman ne parlait que peu de son travail, et leurs noms ne me disaient rien. Elle était chercheuse pour un labo­ratoire affilié au LEM3, le pôle de Génie Industriel du Grand-Est français. Parfois en ville, souvent à l’autre bout de la région. Cela dé­pendait de ce sur quoi elle planchait.

Une porte s’ouvrit ; mon père et moi étions appelés. Necker et De­grand furent demandés dans la salle voisine un instant plus tard.

***

— Capitaine Garlet, se présenta l’un des trois hommes. Voici l’of­ficier Miller, et notre F.R.A.D. le lieutenant Aubert.

— Louis Starck, continua mon père en leur serrant la main.

« F.R.A.D. » ?

Garlet me tendit sa grosse patte. Je l’empoignai sans grande joie, on nous fit signe de nous asseoir, et il s’instal­la lourdement derrière le bureau. Son fauteuil soupira en même temps que lui :

— Pardonnez-nous cette nouvelle entrevue, monsieur, nous nous doutons que vous avez fort à faire ces temps-ci.

Mon paternel opina. En quelques jours, ces locaux étaient devenus son deuxième chez-lui. Même Raymond avait été convoqué.

— Vous n’avez pas eu de problème particulier ?

— Non, répondit-il.

— Pas même hier à l’enterrement, avec les médias lo­caux ?

— Non, la majorité a été tenue à l’écart.

Garlet eut l’air satisfait.

— Bien. Nous avons d’autres questions à vous poser, à vous et à votre fille. Ce ne devrait pas être long.

Des questions. Élisabeth m’avait dit de m’y attendre. Il s’éclaircit la gorge :

— Mademoiselle Starck, que faisiez-vous le mardi premier juin deux mille dix, dans la soirée ?

Il y avait un nœud au fond de ma gorge. Un nœud qui, alors que j’essayais de respirer le plus doucement possible, commençait à m’as­phyxier.

Mardi…

— J’étais en cours.

— Le soir ?

— Oh, non… le soir, j’étais chez moi. À la maison.

— Je vois. N’ayez pas d’inquiétude, nous voulons juste valider certaines informations.

« N’ayez pas d’inquiétude ». Facile à dire.

J’essuyai mes paumes sur mes genoux. Face à moi, l’of­ficier Miller tapotait sur son clavier. Reprenait-il la conversation sur ordinateur ?

— Avez-vous une quelconque idée de ce que faisait votre mère, cette nuit-là ?

— Pas vraiment.

— C’est-à-dire ?

— Elle travaillait. Soit sur Metz, soit au laboratoire de la ville, je ne sais pas exactement. Sur Metz, je pense. Elle était censée rentrer en milieu de semaine. Peut-être comptait-elle dormir à la maison, ce soir-là.

Il hocha longuement la tête… un peu à la manière d’un chien méca­nique sur la banquette arrière d’une voiture. Ça ne me détendit pas pour autant.

— Vous avait-elle contactée dans la journée ?

— Non.

— Et les jours précédents ?

— Oui, mais il n’y avait rien de spécial. Enfin, je ne crois pas. Elle prenait souvent de nos nouvelles.

Il fronça un sourcil.

— Était-ce spécifique de ces derniers temps ?

— Non, elle a toujours fait ça.

— D’accord. Et, dernièrement, vous a-t-elle paru dif­férente ? Anxieuse, déprimée, sur les nerfs ?

— Non.

— Avait-elle des problèmes qu’elle vous aurait confiés ?

— Des problèmes ?

— Oui, d’ordre personnel, professionnel, financier, ou de santé peut-être ?

Je répondis encore par la négative. Mon père avait été entendu plusieurs fois : ils devaient être désespérés pour me questionner à mon tour. Après qu’il eut sans doute épuisé son stock de ques­tions, Garlet laissa sa place au lieutenant Aubert. Celui-ci s’empara d’un dossier.

AFFAIRE SONIA STARCK

Il en sortit une feuille et prit la parole :

— Comme vous le savez déjà, Madame Starck a été retrouvée dans l’ancienne usine textile, au quartier de la Mouline. C’est un rive­rain qui a appelé après y avoir vu de la lumière. Or, le courant y est coupé depuis des années. Avez-vous une idée de ce qui l’a amenée là-bas ? Avait-elle pour habitude de s’y rendre ?

Ses yeux s’appuyèrent sur mon voisin.

— Non, répondit mon père, je l’ai dit à vos collègues. Je n’en sais rien.

Le lieutenant me frôla ensuite du regard. Chose inutile ; je n’en sa­vais pas plus. Et personne n’allait plus là-bas, si ce n’étaient les toxicomanes en quête de discrétion.

— Comme on vous l’a sans doute expliqué, poursuivit Aubert, les légistes ont noté une plaie par balle dans le bas-ventre, une seconde au niveau du cœur – celle-ci, in­fligée à bout portant – et une troi­sième à la tête. Contrairement à nos premières suppositions, la thèse de la mau­vaise rencontre est aujourd’hui écartée. Nous envi­sageons celle du rè­glement de compte.

Un silence.

Pesant.

— Cette hypothèse a été renforcée ce vendredi. Nous avons re­trouvé son sac – celui que vous aviez décrit, mon­sieur. Il contenait non seulement ses papiers, mais aussi et surtout de nombreuses traces de produits illicites. Il m’est inutile de préciser ce que font les gens qui fré­quentent un tel lieu. Ce n’est pas la première fois qu’on y clôt des différends, entre trafiquants.

— Entre trafiquants ? frémit mon père. Vous êtes sérieux ?

Miller cessa de parcourir son clavier.

— Vous êtes en train d’accuser ma femme de trafic de drogue ?

— De simples dettes suffisent à lever la colère des dealers.

— Trois balles, vous appelez ça de la colère, vous ? Est-ce courant dans un pays comme le nôtre, dans une ville comme la nôtre, de trou­ver une femme sans histoire transpercée de trois balles ? Ce sont des jeunes qui se planquent là-bas, des gamins, pas des tueurs fous armés jusqu’aux dents !

— S’il vous plaît…

— Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

Mon cœur voulait exploser ma poitrine pour en sortir et les frap­per – j’étais, néanmoins, trop atterrée pour esquisser un geste. Je ne pus que verrouiller mes doigts sur le poignet de mon père – mais il les repoussa une seconde plus tard.

— Je croyais que vous aviez pratiqué des examens cli­niques, re­prit-il plus bas. Y avez-vous trouvé ne serait-ce qu’une trace de stupé­fiants ?

— Nous ne sommes pas en mesure de…

— Non, vous n’en avez pas trouvé et vous n’en trouve­rez pas. So­nia n’a jamais touché à ces merdes, jamais. Ni de près, ni de loin.

Le lieutenant se tut. Je crus tout d’abord qu’il cherchait ses mots. Ou alors, qu’il atten­dait que mon père se calme. Il prenait juste le temps de rouvrir le dossier :

— Malheureusement, nous avons de quoi en douter.

Deux papiers furent posés devant nous. Des photos. Je me détour­nai sans attendre.

— Nous ne mettons pas votre honnêteté en cause, monsieur. Il est probable que votre femme vous ait caché son addiction, ainsi que le commerce qu’elle nourrissait…

Il continua de parler mais je ne l’écoutais plus. Je fixais leur mur moche, affreux, dégueulasse. Je le fixais si fort que je m’en faisais mal aux yeux. Je ne voulais plus l’en­tendre, plus le voir. J’enfonçai mes ongles dans mes paumes, serrai les dents aussi fort que j’en étais capable.

— Et cela coïncide avec vos déclarations, monsieur Starck.

Je me tournai soudain vers mon père. Il était mon miroir. Pétrifié.

— Qu’ai-je dit qui irait dans ce sens ?

— Lorsque vous avez reconnu son corps, vous auriez dit, je cite : « on aurait dû partir ». Fut-ce le cas ?

— C’est… oui, c’est possible.

— Puis, quand le capitaine Garlet ici présent vous a demandé à quoi vous faisiez allusion, vous avez déclaré : « Elle était très emballée par ma possible mutation en Allemagne. Elle vou­lait tout plaquer pour qu’on s’en aille, et elle a même songé à le faire sans délai malgré la scolarité des enfants et notre engage­ment dans la maison. J’ai pensé que c’était sur un coup de tête, mais elle m’en par­lait régulièrement. L’idée de rester ici la rendait malade. J’aurais dû comprendre qu’elle avait peut-être des problèmes ».

Et il se tut. Il se tut comme si sa phrase était logique, rationnelle, terminée. Comme si l’on pouvait désor­mais la comprendre. Je ne comprenais pas.

Mes yeux dévoraient mon voisin. J’essayais d’en tirer quelque chose, d’y lire des réponses. Des explications. J’essayais d’y trouver ce qui m’avait échappé, ce que je n’avais pas su déchiffrer derrière leur routine et leurs si­lences. De savoir pourquoi je n’avais rien vu, rien entendu, rien deviné.

« C’est vrai ? », voulus-je demander. « Papa, c’est vrai ? »

Il y eut une voix, tout proche. Celle de Miller.

— Vous voulez sortir un moment ?

Il aurait pu me proposer de partir par la fenêtre ou d’écouter de la musique, j’aurais répondu de la même ma­nière : au hasard des mou­vements de ma tête. Je me levai sans savoir comment, sentis plus puissamment le vide dans mes jambes et passai dans le couloir.

Il héla l’un de ses collègues. Une femme. Elle m’invita à la suivre. J’avais l’impression d’être une petite fille qui a besoin d’une nourrice et, franchement, j’aurais préféré que ce soit Beth. Ou personne. Je sou­haitais juste me mettre en pause et faire de l’ordre dans ma tête…

… sans qu’on me regarde.

Sans qu’on me parle.

La femme faisait les deux en même temps.

— Tu veux boire un truc ? On a du café, si ça te dit.

C’était au moins la deuxième fois qu’elle m’en proposait. Je ne voulais pas de café. Elle m’emmena finalement prendre l’air sur le parking, et nous nous assîmes sur une murette.

Je ne saurais dire combien de temps nous restèrent là, silen­cieuses. Le néant ne s’estompa que lorsque deux personnes quittèrent le bâtiment. Deux des collègues de ma mère. Ceux auprès de qui nous nous étions arrêtés. Le plus jeune, Necker, m’adressa un signe de la main. Alors qu’il partait, le ciel pleurait sur le goudron.

— Ce n’est pas toujours facile. Quand ça concerne des gens que l’on aime, on peut avoir besoin de temps pour entendre certaines choses.

Je consultai la femme à l’uniforme. Elle souriait :

— C’est normal.

Elle leva le nez vers les nuages et reçut une goutte sur le front. Je cessai de l’observer.

— Tu as quel âge ?

Encore une question. Ça doit être un réflexe, pour eux.

— Dix-sept ans.

— Et ton prénom c’est Mia, c’est ça ?

— Oui.

— C’est allemand ?

Si j’avais été d’humeur joueuse – et si elle n’avait pas été officier – je l’aurais fusillée du regard. Juste pour voir sa réaction. Ça aurait pu être drôle.

— À ce qu’on m’a dit, c’est danois. Mais aujourd’hui oui, c’est sur­tout répandu en Allemagne.

— Ah ! Je connais une Amélia qui se fait appeler Mia.

— Ça peut marcher comme diminutif.

J’aimais bien les diminutifs. Enfin, ça dépendait les­quels. Ray­mond, Élisabeth, beaucoup de gens connus dans mon enfance avaient vu leur nom se réduire à une syllabe. Je devais être flemmarde de naissance pour ne les prononcer qu’à moitié. Quoique, Raymond s’est toujours fait appe­ler Ray, je crois.

— Lucie ? Y’a le capitaine qui voudrait savoir si vous pouvez re­venir !

La dénommée Lucie pivota vers moi et fut presque surprise de me trouver debout.

Je n’étais pas mourante. Je n’aurais pas dû partir, de toute manière ; je n’aurais pas aimé être seule dans cette pièce, avec eux, face à leurs yeux qui tentent de lire jusqu’au fond de nos tripes. Ou du moins, qui font semblant. S’ils ne souhaitaient pas nous mettre mal à l’aise, ce n’était pas pour autant agréable, et je m’en voulais déjà d’avoir laissé mon père là-bas. Ma présence n’aurait pas changé grand-chose mais au moins, il n’au­rait pas été tout seul.

J’ignore ce qu’il aurait préféré. Moi, j’aurais préféré y être. Pour qu’il m’explique.

J’espérais qu’il m’expliquerait plus tard.

Lucie poussa la porte du bureau de Garlet et m’offrit un dernier sourire. Je m’installai sans un mot. Mon père se frottait le visage.

— Nous en avons fini, mademoiselle, souffla Aubert. Nous vou­lions simplement savoir si vous avez des questions.

Sa voix était moins rêche qu’auparavant. Je réussis à croiser ses yeux sans trop ressasser ses médisances.

— Non.

— Parfait.

Le lieutenant devait être de ceux qui, lorsqu’ils sont assis sur une chaise à quatre pieds, pensent qu’il suffit de la faire grincer contre le sol pour que des roulettes ap­paraissent. Ça ne marchait visiblement pas.

— Si vous avez un souci, soupira-t-il, une information, ou si quelque chose vous revient, n’hésitez surtout pas à…

— Oh, attends !

Miller avait ouvert la bouche. Il pianota sur son clavier, plissa les yeux, puis désigna le dossier que son col­lègue avait à la main.

— T’as oublié de parler du truc phosphorescent, là.

— Oh, oui !

Garlet se renfonça dans son fauteuil.

— Nous aurions voulu savoir : caché dans les vêtements de Ma­dame Starck, nous avons trouvé une sorte de… un objet qui res­semble vaguement à une perle de bain. Sauf que ce n’en est pas une.

Une perle de bain ? Qu’est-ce qu’il raconte ?

Je me tournai vers eux. Le lieutenant m’observait.

— Une perle de bain ? répétai-je comme si j’avais mal entendu.

— Oui, la ressemblance est frappante.

Miller saisit l’une des feuilles posées sur la table et me la fit passer.

La page était composée de deux photos : sur la pre­mière, je devi­nais quelques effets personnels de ma mère. Ses clés. Son téléphone. L’un des carnets malme­nés qu’elle emportait partout. Mais ce n’est pas cela qui attira mon attention : juste à côté trônait une boule bleue. Je consultai la seconde photographie. On y voyait la bulle étrange sur fond noir, encadrée par un L gradué. En effet, avec cet aspect et un diamètre d’environ trois centimètres, on aurait pu la confondre avec une perle de bain.

— Qu’est-ce que c’est, alors ?

— Il se pourrait que nous ayons là une drogue de syn­thèse, conservée dans un matériau assez fragile. Nous n’avons aucune préci­sion. L’analyse s’est révélée… compliquée, et les tests n’ont pas pu être menés à leur terme. Tout ce que nous savons, c’est que cette perle ne contient ni parfum, ni produit cosmétique.

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