La visite en question n’aurait pas pu être moins discrète ; deux gros SUV noirs s’arrêtèrent devant le portillon de chez Karima. Ils détonnaient violemment sur le fond de campagne et de ciel bleu, les oiseaux semblaient leur piailler dessus.
Les trois adultes s’étaient plantés devant la fenêtre de la cuisine, mais Fatou demeurait en retrait, ombre malingre avalée dans un pull trop grand et un short qui lui tombait aux genoux.
— On fait quoi ? lui demanda Sofiane.
Il lut sa réponse dans le regard grave qu’elle posa sur lui. Ça ne lui plaisait pas.
— Je vais aller avec eux, formula-t-elle sous l’air médusé des deux femmes. Je suis certaine qu’il s’agit de Nérée.
— Même s’il le confirme, c’est dangereux, s’opposa Sofiane. On a essayé de nous tuer, je te rappelle !
— Pour l’instant, ceux-là ont plutôt l’air de prendre racines, commenta Karima avec aigreur.
Personne n’était encore descendu des véhicules. Ils attenaient, ce qui mettait Sofiane encore plus mal à l’aise. Ça lui donnait le sentiment d’être prisonnier.
— Personne essayait de me tuer, répondit Fatou d’un air docte. On essayait de me ramener, de façon bizarrement insistante. Nérée peut mettre une idée fixe dans la tête de quelqu’un. Mais il n’aimait pas faire ça…
Sa phrase se suspendit dans une note triste, presque déçue. Elle serra les poings et reprit, le visage fermé :
— Quant à toi, ils ne savaient pas qui tu étais. Depuis, ils t’ont vu tomber d’un immeuble et t’en tirer sans blessures. Personne cherchera à te faire du mal, ils voudront que tu viennes aussi.
— De toute façon je n’allais pas te laisser seule ! s’offusqua Sofiane.
Il entendit sa déclaration grandiloquente et partagea un sourire avec Fatou.
— Nérée n’a jamais entendu parler de toi, dit-elle en plongeant ses yeux dans les siens, il n’était peut-être même pas sûr d’avoir réussi à te ramener contre ton gré. Moi, je suis née longtemps après lui, dans un autre pays. Il a été très seul trop longtemps. Il faut que ça cesse.
Un petit quelque chose remua au fond de Sofiane, mélange de peine et d’agacement, quelque chose de vieux et d’un peu familier. Il se figura ce type, Nérée, tout seul il-ne-savait-où, et l’idée le dérangea.
— Vous n’irez pas sans moi ! s’exclama Leïla d’un timbre suraiguë.
Avant que quiconque ne comprenne ce qui se passe, elle rejoignit la porte d’entrée à grandes enjambées, l’ouvrit et lança avec défi :
— Bonjour ?
Sa voix fut noyée dans un claquement de portière. Une femme vêtue d’un élégant imperméable était sortie de la première voiture en même temps qu’elle quittait la maison, et s’avança jusqu’au portillon sans le franchir. Sofiane rejoignit son amie sur le seuil avec l’intention de la retenir si elle décidait de la jouer frontale.
L’attention de la femme se fixa sur lui avec une intensité pesante.
— Êtes-vous Sofiane Benkraiem ?
— Êtes-vous envoyée par Nérée Huang ? renvoya Leïla.
Il admira son calme et son assurance, alors qu’elle se tenait en tong, jogging troué et t-shirt Nirvana dans le matin frais.
Un silence glacial s’étira entre les deux parties. Sofiane ne sentait plus ses orteils et prenait sur lui pour ne pas coincer ses mains sous ses aisselles. Leïla croisa les bras, frissonnant légèrement, une virgule inquiète entre ses sourcils froncés. Elle se tourna brièvement vers lui et il secoua la tête, quand la femme répéta :
— Êtes-vous Sofiane Benkraiem ?
La voix de Fatou résonna, basse, dans leur dos :
— Il lui a collé une idée fixe en tête. Réponds lui.
— Oui, c’est moi, déclara Sofiane.
La femme hocha la tête et perdit de cette fixité étrange qui, il réalisa, l’avait saisi jusqu’ici. Sa posture changea à peine – son poids bascula sur une jambe, son visage s’inclina, une mèche se libéra de derrière son oreille – mais la différence fut énorme. De statue, elle venait de redevenir humaine.
— Une enfant se trouve ici aussi, n’est-ce pas ? Monsieur Huang vous prie de le rejoindre, à Paris.
Elle désigna la voiture derrière elle comme si c’était une évidence.
— Et s’ils refusent ? questionna Leïla.
— Ils viendront quand même, dit la femme.
Elle mit la main dans la poche, en sortit un pistolet et, d’un geste nonchalant mais précis, visa Leïla.
Le sang de Sofiane ne fit qu’un tour et il se posta aussitôt devant elle. La femme rangea son arme.
— Je pense que vous m’avez comprise. Vous venez ?
Il avait beau avoir décidé d’accompagner Fatou – et ce sans hésitation –, se savoir soudain forcé le crispa.
— Y a qui, dans l’autre voiture ? s’enquit-il.
— D’autres personnes pour s’assurer que vous veniez sans difficultés, répondit-elle tranquillement.
— On pourrait appeler la police.
— On expliquerait que vous avez enlevé une petite fille, et ce en blessant plusieurs personnes, certaines gravement.
Il se souvint du tir porté à un soldat, quand il avait arrêté le fourgon, et des gens blessés par Fatou dans son appartement. Sa gorge s’assécha. Elle poursuivit, ennuyée :
— Vos antécédents ne jouent pas non plus en votre faveur. Monsieur Huang ne veut pas vous causer de tort, mais il a les moyens d’exercer une pression non-négligeable.
Il sentit Leïla prendre son souffle pour répliquer, mais il la fit taire d’un regard suppliant. Il n’y avait rien à argumenter.
Elle pinça les lèvres, serra brièvement sa main pour le rassurer et s’adressa à la femme d’un ton poliment autoritaire :
— Je viens avec eux.
C’était satisfaisant de voir ses certitudes flancher, un battement de cils de trop, une mine surprise qu’elle dissimula bien vite derrière un timbre froid.
— Monsieur Huang n’a demandé que…
— Monsieur Huang n’avait pas toutes les cartes en main, coupa-t-elle. Je viens avec eux.
Sofiane la vit hésiter à reprendre son arme, à tenter un tir alors qu’il se tenait encore entre elles. À quel point cette femme était-elle au courant de leurs capacités ? Savait-elle qu’il ne risquait rien si elle manquait Leïla ?
— Si mon amie viens, dit-il à contrecœur, nous ne ferons pas d’histoires.
— Merci, lui souffla Leïla.
S’il lui arrivait la moindre chose, il ne se le pardonnerait jamais.
Ce chapitre est plein de tension, mais on sent bien dès le départ que tout est joué et qu'ils vont finir dans la voiture. La surprise, c'est que leila y sera aussi. Et tant mieux, cela aurait été dommage de la laisser alors qu'on va sûrement rencontrer Nérée. ...
On est d'accord que laisser Leïla derrière, comme ça, ç'aurait été bête hehe