Chapitre 20
Il était à peine 10h du matin lorsque Gabrielle sortit de l'église, gelée jusqu’à l’os. Dehors il s’était, de nouveau, mit à pleuvoir abondamment. Elle ouvrit alors son parapluie pour rentrer à pied jusqu’à chez elle. Deux jours s’étaient passés depuis sa confrontation avec Ellias et Pierre n’était toujours pas rentré. Elle aurait tant voulu savoir qu’il s’y passait. Dans sa tête, elle avait préparé de nombreux scénarios pour essayer de retourner là bas. Mais elle avait bien trop peur, se retrouver de nouveau face à lui était insupportable. Dans ses cauchemars, elle visualisait parfaitement maintenant le vampire fondre sur ses victimes pour les égorger ou se nourrir de leur sang. Son esprit recréait de façon bien trop réaliste les cris, les visages tordus de douleur et de terreur. Gabrielle peinait à se souvenir de la dernière fois qu'elle avait pu passer une nuit correcte...
Soudainement, elle releva la tête vers un attroupement. Sur la place, de nombreuses personnes s’étaient regroupées, s’exclamant, criant parfois. Gabrielle ne voulait pas jouer les badauds, mais elle voulait au moins savoir s’il ne se passait pas quelque chose de grave. Ses chaussures à présent trempées dans les flaques d’eau, elle avança pour écouter. Au milieu de la foule, se tenaient deux vendeurs de journaux qui distribuaient leurs exemplaires au pied même des bureaux du quotidien. Quelques personnes repartaient chez elle, leur précieux bien sous le bras. Une intuition se réveilla chez Gabrielle, et elle priait de toutes ses forces pour que cela ne se réalise pas.
« Tu te rends compte?! C’est un scandale, si ça se trouve on nous cache ça depuis des années! dit une femme à son époux.
— Je comprends pas ce qu’il va se passer maintenant? On va le garder en prison ?
— Il a l’air horrible… »
Gabrielle tenta d'apercevoir une couverture, mais rien. Même pas le titre. Alors elle fit comme tout le monde, elle se rapprocha encore plus pour acheter le sien.
« Venez ! Venez ! Exemplaire exceptionnel! Un VAMPIRE dans les caves de PARIS! La police a découvert que le TUEUR nocturne qui sévissait ces derniers temps se trouve être une créature monstrueuse ! Exemplaire EXCEPTIONNEL! Achetez le votre pour découvrir le visage du monstre!»
Gabrielle serra les dents, se retenant de trembler. L’information avait donc percée… Quelqu’un avait dû vendre la mèche à la police, ou alors une annonce officielle avait été faite? Depuis deux jours, tellement de choses avaient pu se produire. Après avoir bataillé comme elle pouvait, Gabrielle pu enfin attraper un journal. Autour d’elle, les gens se bousculaient, donnaient des coups de coude pour être sur d’avoir le leur, elle avait entendu des insultes, des hommes à la limite de se battre. Elle pouvait ressentir la peur autour d’elle. Tous se comportaient de manière désordonnée, sans politesse, juste à vouloir absolument arriver à leur but. Et une fois que cela était fait, ils s’éloignaient, lisant tout en marchant, parfois s’arrêtant et regardant autour d’eux, comme s’ils cherchaient à se raccrocher à quelque chose, à quelqu’un.
Gabrielle fit de même et marcha rapidement pour rentrer chez elle et lire le journal à l'abri. Le pas rapide, elle rejoignit sa maison et une fois de plus s’enferma à double tour. Le manteau toujours sur le dos et les pieds trempés, elle traversa la maison pour aller en cuisine chercher Marguerite.
« Rejoins moi dans le petit salon… »
***
A 13h, la porte d’entrée s’ouvrit de nouveau, pour laisser rentrer Pierre. Cette fois, Gabrielle descendit le rejoindre tout de suite. Depuis le haut des escaliers, elle comprit immédiatement que la situation était bien plus grave qu'elle ne pouvait l’imaginer.
« C’est une catastrophe, grogna Pierre, retirant sa veste.
— J’ai lu le journal ce matin, comment est-ce que cela est possible? Ils parlent d’un informateur anonyme.
Gabrielle le suivait maintenant pour rejoindre le salon. Elle s’installa dans le canapé alors que Pierre se servait un long, très long whisky.
— C’est Courtois, qui veux-tu que ce soit? pesta t-il. Nous avons passé la journée à nous disputer à ce sujet, puis le soir, il a voulu rentrer chez lui. Il est allé parler à la presse. Eux avaient déjà des photos, mais sans légende: voilà qui est fait. On avait fait venir le préfet de Seine, le préfet Lépine, le Ministre de l’intérieur Waldeck-Rousseau… L’ordre était de surtout, surtout ne pas ébruiter tout cela. Tout était très clair, ils allaient prendre un bagnard et lui faire endosser le rôle du tueur. Il aurait été présenté à la justice et exécuté. Les gens auraient eu ce qu’ils voulaient et nous aurions pu garder tout cela secret pour mieux nous organiser.
— Les gens étaient en panique juste à la lecture du journal.
— Comment leur en vouloir? Ils vont croire tout et n’importe quoi, les journaux vont inventer des inepties pour faire les gros titres et plus de ventes encore. Cela va les paniquer, et la peur … Pierre soupira en se laissant tomber dans son fauteuil. Ils ont raison d’avoir peur.
Les deux époux se regardèrent, l’air entendu. Ils avaient réellement de quoi… eux avaient vu de quoi ce vampire était capable.
— Les vampires ne nous veulent peut-être rien? tenta Gabrielle.
— Honnêtement, je peine à croire que tout ceci soit réel, que des vampires soient présents jusque dans les gouvernements et les instances de justice.
— Pourquoi cela?
— Comment ne les aurions-nous pas remarqué? Tu as vu celui-là? brailla Pierre, tendant la main pour montrer devant lui.
— Il a dit qu’il devenait fou… C’est peut-être pour cela? Lui est facilement identifiable, mais peut—être pas les autres?
— C’est sûr qu’il n’a plus toute sa tête. Après ton départ, il n’a rien dit pendant des heures, puis s’est mit à geindre encore et encore… c’était insupportable. Il était impossible à assommer. Les hommes n’en pouvaient plus. Ses joues se creusaient comme si on le voyait maigrir à vue d'œil.
— Et ensuite?
— Ensuite, il a fini par s'effondrer tout seul et il dort toujours à l'heure qu’il est je pense. Les hommes ont commencé par voir s’il était possible de le réveiller: rien à faire. Ils en ont profité pour le remettre dans une cellule qu’ils ont renforcée et ils ont pu rentrer chez eux, expliqua Pierre.
— Plus personne ne le surveille? paniqua Gabrielle.
— Pas en bas. On a fait venir d’autres policiers, mais ils sont à l’étage, avec l’ordre de ne pas descendre à la cave. On leur a laissé de quoi le brûler au cas où.
— Penses-tu réellement qu’ils n’iront pas voir?
— Nous avons fermé les portes à clef. Et à moins que l’un d’entre soit un vampire, personne ne passera ces portes.
Gabrielle et Pierre échangèrent un regard inquiet, c'était une possibilité après tout. Enfin, Pierre poussa un long soupir.
— Bon, je vais aller prendre un bain et dormir. Ce soir nous allons chez Armand, il est donné une réception pour la bonne conduite de l’enquête. Il y aura beaucoup de beau monde, Gaby.
— Vraiment? Une soirée? Avec tout ce qu’il se passe?
L’angoisse remontait à nouveau fortement en elle, rendant ses mains moites et tremblantes. Revoir Armand, après tout cela? Après les soupçons qu’elle nourrissait bien malgré elle?
— Nous avons tous besoin d’un moment de calme, les prochains jours vont être compliqués, il va falloir organiser un procès rapidement et je n’aurais sûrement plus le temps de rien avec un long moment… Et s’il n’y avait que moi… »
Pierre vida son verre d’une traite, puis il regarda Gabrielle. Fixement. Puis secoua doucement la tête avant de sortir.
Gabrielle se rendit compte qu'elle était en train d’enfoncer les pierres de sa bague de fiançailles dans le creux de sa main. La secouant, elle se leva pour aller rejoindre sa chambre. Il fallait qu’elle se prépare elle aussi.
***
Gabrielle restait immobile, agrippée à son verre de champagne. Elle n’avait pas soif, elle n’avait pas envie de boire d’alcool, elle n’avait pas envie de parler. Cette soirée était déjà bien trop longue et bien trop superficielle. Rien n’allait: de hauts commissaires, des avocats, des préfets, des conseillers, des policiers étaient là avec leurs épouses. Un comité à la fois réduit, par rapport à ce que l’enquête avait mobilisé en effectif, et bien trop gros … Ils étaient tous là, à se congratuler, se jeter des fleurs pour la bonne réussite de l’enquête, alors que dehors l’information se diffusait comme une traînée de poudre. Ce n’était pas bien, les gens étaient sûrement en train de paniquer, de préparer peut-être leur fuite de la ville, et voilà qu’ici, on fumait des cigares et buvait du champagne à grosses gorgées....
Armand avait fait mettre les petits plats dans les grands, tout était parfait. Comme à son habitude. Sauf que pour le moment, il ne s’était montré qu’une seule fois, le temps de saluer ses convives et était parti s’enfermer avec le commissaire Taylor en privé. Ils étaient dans la plus grande salle de réception, une table d’environ 30 personnes avait été dressée, service en porcelaine, fleurs fraîches, tout était là. La cheminée avait été allumée pour une ambiance plus douce, et un phonographe diffusait de la musique. Dans chaque coin de la pièce, des domestiques attendaient avec des petits fours et des verres de champagnes.
Alors Gabrielle attendait que le temps passe, elle écoutait d’une oreille distraite les conversations de Pierre avec les différents invités. Tout y passait, de l’enquête à des emprunts bancaires pour l’agrandissement de l’empire familial de certains, pour l'amélioration de la maison de l’autre, ou bien l’achat d’une voiture. Ce genre de sujet était encore assez agréable, mais de façon quasi systématique, quelqu’un arrivait et relançait le sujet, félicitant Pierre, et lui félicitant son vis à vis. La barbe. Les femmes discutaient entre elles, mais le plus souvent, restaient près de leur époux, attendant sagement... à l’image de Gabrielle. Pourtant, elle se sentait à l’aise dans cette maison, elle connaissait les domestiques, les pièces non ouvertes au tout venant. Pour un peu, elle se serait éclipsée pour aller dans la bibliothèque lire au calme.
Bloquée dans un corset, Gabrielle tentait de se tenir le plus droite possible pour ne pas souffrir. Elle avait évité de trop le serrer, demandant à Marguerite d’y aller doucement. Heureusement, parce qu’elle sentait déjà ses hanches lui faire mal. Ce n’était pas de bonne augure. Pour l’occasion, elle avait mis une robe de soie blanche et bleue, avec des imprimés de fleurs très délicats. Une de ses préférées. Et sans trop savoir pourquoi, elle avait assorti cela à la broche d’Armand, qu'elle portait. Une partie d’elle aurait aimé se convaincre que ce n’était que par coquetterie…
Après presque deux heures d'apéritif, de petits fours et de champagne, on installa tout le monde à table. Armand n’arriva qu’après l’entrée et prit place à la dernière chaise disponible. A côté de Gabrielle. La jeune femme n’osa pas le regarder, ni lui parler. Elle feignit d’être intéressée par la discussion de Pierre et de l’homme en face de lui: un certain Achille, conseiller municipal à la ville de Paris. Il devait avoir une petite cinquantaine d'années, des lèvres fines cachées par une barbe grisonnante bien entretenue.
« Je n’arrive pas à y croire moi. Le docteur Courtois était quelqu’un de bien, il a travaillé avec nous sur les autopsies, et même quand personne ne croyait ses élucubrations, il n’a jamais été malveillant, ou méchant. Il comprenait que nous n’étions pas de son point de vue. Mais là, prendre une décision comme cela?
— Sa carrière est terminée, personne ne l’embauchera plus nulle part. Il a trahit non seulement son rôle de médecin, le secret professionnel auquel il devait se tenir, mais également sa patrie, ajouta Pierre, buvant du vin.
Gabrielle remarqua que ses joues et son nez commençaient à devenir rouges, Pierre atteignait sa limite de consommation d’alcool.
— Il doit sûrement penser que ce qu’il fait est juste, et serait mortifié de vous voir tous ici à festoyer, lâcha Gabrielle.
Pierre lui donna un coup de pied sous la table.
— C’est probable, tout le monde prêche pour sa paroisse. C’est un homme qui défend ses valeurs.
Comme cela Pierre ne voulait même pas qu’elle prenne part à la conversation?
— Quand on est médecin, on est un humaniste, un homme de raison, de science. En laissant l’information fuiter sur les vampires, il doit vouloir que les gens se protègent. Pensant que le gouvernement ne le fera pas, renchérit-elle.
Armand n’avait toujours rien dit, elle tourna les yeux vers lui.
— Qu’en penses-tu, Armand? demanda-t-elle, ostensiblement provocante.
— J’ai du mal à avoir un avis tranché pour le moment. Je comprends les deux partis; il est en effet compréhensible que l’on veuille informer le peuple, mais dans quelles conditions? Et de l’autre côté, ce qu’ils ne savent pas ne peut pas leur faire de mal…
Armand jouait avec sa fourchette, jetant un œil à Pierre puis Gabrielle.
— Vous pensez ça? se mit à rire Achille face à eux.
Le jeune commissaire, aux cheveux bien lustrés et crantés, lança un regard un peu suspect à Armand.
— Tout à fait. Les choses ne sont jamais ni toutes noires, ni toutes blanches.
— Certes, mais une position comme la vôtre est dangereuse, lâcha Achille, acide.
— Cela tombe bien, je ne suis pas en charge des affaires du gouvernement. Mon avis n’a donc que peu d’importance, précisa Armand.
Gabrielle avait envie de sourire, Armand ne se contentait jamais de prendre le dessus dans une conversation, il pouvait, elle savait très bien car elle en avait fait les frais. Il la ferma rapidement, sans offenser son invité.
— A votre guise. Mais on serait tenté de vous accuser de ne pas prendre parti pour cacher votre ascendance.
— Ce n’est pas parce que mon avis diffère du vôtre, qu’il est mauvais. Et, en l'occurrence, je n’en ai pas.»
Armand commença à soupirer, mais ce fut Pierre qui mit un terme à l’échange compliqué, changeant rapidement de sujet. Gabrielle resta à y penser encore un moment, la non prise de position d’Armand était étonnante, il était censé avoir un avis sur tout et son hésitation ne lui ressemblait pas. Cela venait alimenter sa théorie … Armand n’avait aucun intérêt à se positionner de façon très arrêtée car les deux seraient révélatrices.
Puis, à la droite d’Achille, il y avait une femme, sûrement l’épouse de l’homme assis à coté de Pierre. Gabrielle avait remarqué que celle-ci la fixait, mais ne savait pas si elle devait engager la discussion. La réponse arriva plus rapidement qu’elle ne l’aurait pensé.
« Excusez moi, vous êtes bien Mademoiselle Deslante? demanda-t-elle.
Étant légèrement éloignées, elles étaient obligées de parler un peu fort.
— Oui, enfin madame Loiseau à présent, sourit-elle faussement en montrant son alliance.
— Oh excusez moi, je n’avais pas vu. Félicitations pour votre mariage.
Pierre remercia la femme, qui se présenta comme étant Marie Bohier, l’épouse d’un policier haut gradé, qui avait été présent pendant l’arrestation du vampire et sa torture. Gabrielle n’aurait pas été en mesure de reconnaître l’homme, car durant les évènements, elle n’en avait regardé aucun. Marie était une femme élégante et raffinée avec un visage d’une grande douceur encadré par des cheveux blond.
— Je suis désolée si je parais trop curieuse, mais mon époux m’a raconté ce qu’il s’est passé dans cette cave quand le vampire à voulu vous parler à vous et rien qu’à vous. Et je n’ai rien entendu de plus excitant depuis des années.
— Les femmes… soupira son mari.
Pierre rit un peu, accompagné d’Achille. Les deux femmes échangèrent un regard plein de sous—entendus agacés.
— Je peux vous assurer que c’était plutôt déplaisant… sourit Gabrielle, fermée.
— Je n’en doute aucunement! Regarder le mal dans les yeux, cela doit être perturbant.
— Ce n’est rien de le dire.
Gabrielle prit le temps de boire un peu de vin puis joua avec son alliance.
— Que voulait-il de vous? fini par demander Marie Bohier, suspendue à ses lèvres.
— Il voulait, a priori, me sentir… avoua Gabrielle, gênée.
— Vraiment? Quel drôle de personnage…
— Oui, et puis il m’a parlé plusieurs fois de quelqu’un qui tentait de me cacher, d’un maître… Je n’ai pas tout compris.
A côté d’elle, Armand eut une petite toux, celle que l’on a quand on avale de travers. Elle tourna alors la tête vers lui, sa serviette devant la bouche, il la regarda d’une façon… Gabrielle ne savait pas pourquoi, mais cela ne lui plaisait pas du tout. Elle jeta un petit coup d'œil à son assiette à peine entamée.
— Il y en aurait donc d’autres, réellement!
— Je pense que nous n’en sommes plus à ces spéculations, la coupa son mari.
— Non, en effet, il n’y a que peu de raison que cela soit le cas, ajouta Pierre, la voix forte d’agacement.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela? demanda Marie.
— Excusez-moi de vous couper dans votre émerveillement Madame, mais pour le moment ces choses sont gardées secrètes et mettraient en péril la sécurité de beaucoup de monde… »
Gabrielle n’ajouta plus rien, sentant que Pierre commençait à monter en pression. Les sujets de discussions ne tournaient plus que sur l’affaire et les esprits s’échauffaient un peu. L’alcool avait coulé en quantité, et même si le repas en cours épongeait un peu les excès de certains, chez d’autres cela commençait à déborder. Marie Bohier et son époux ne relancèrent aucune conversation en rapport avec l’affaire, et parlèrent encore moins du côté de Gabrielle et Pierre. Voilà qu’il avait fait une impression fantastique une fois de plus.
Les heures passèrent, et minuit était déjà dépassé de plusieurs minutes quand le repas fut enfin terminé. De nombreux convives avaient décidés de prendre un digestif dans le salon de musique, ou de sortir prendre l’air. On avait ouvert les boîtes de cigares et l’ambiance s’était étonnement apaisée pour le moment.
Gabrielle se rendit compte que maintenant, il n’y avait plus personne autour d'elle, sauf Armand, qui regardait d’un air distrait la petite assemblée profiter de la soirée et trois personnes à l'autre bout. Plusieurs fois, Armand s’était levé pour aller toucher un mot ou deux aux domestiques, ou bien à Pierre, mais il revenait systématiquement s’asseoir à côté de Gabrielle. Elle se redressa, sentant son estomac se vriller. Une idée lui passa par la tête, une idée qui avait la voix de Marguerite. Il fallait qu’elle le fasse.
Alors doucement, Gabrielle passa ses mains sous la table et changea de position, se rapprochant légèrement d’Armand. Discrètement, elle avança vers lui, plus précisément, vers sa main gantée. Elle devait savoir. En retirant son gant, elle pourrait toucher sa main et elle serait froide. Pourquoi est—ce qu'elle osait cela? Parce qu’au fond d’elle, elle savait, elle en était convaincue. Les mots d’Ellias lui revenaient en mémoire et en tout point cela collait, il n’y avait aucune faute. Encore une fois, pendant le repas, Armand n’avait presque pas mangé… Il était réellement pâle et sa peau… commençant à toucher le gant, elle vit que Armand réagissait, jetant un coup d'œil vers elle. Mais il ne dit rien. Gabrielle se dépêcha et attrapa le bout des doigts du gants et tira dessus. Armand s’était raidit et essayait de l’en empêcher, mais il ne voulait pas attirer le regard non plus, car leur attitude pouvait sous-entendre bien d’autres choses.
« Gabrielle… murmura Armand. Qu’est-ce que tu fais?»
Elle ne répondit rien et avait réussi à retirer la moitié du gant, mais Armand luttait. Puis dans un mouvement maladroit, il libéra son poignet et le gant avec lui. Gabrielle, le cœur au bord des lèvres, attrapa sa main. Et alors qu’elle s’attendait à sursauter, alors qu’elle était prête à fuir… La main s’avéra tiède, pas franchement chaude, mais à la température attendue pour quelqu’un qui serait inactif depuis un moment. Une sensation étrange s’empara d'elle car maintenant, elle se retrouvait avec la main d’Armand dans la sienne, sans qu’il ne sache pourquoi parce que .. parce que ce n’était pas un vampire. Il n’était pas froid comme la mort, en aucun cas.
La gêne l’envahit, comment avait-elle pu se tromper à ce point? Comment avait-elle réussi à se mettre dans une situation comme celle-ci? Au bout de deux longues secondes, elle se rendit compte qu’Armand n’avait pas tenté de retirer sa main, mais au contraire. Sans un mot, sans un bruit, il avait glissé ses doigts le long des siens, caressant doucement. Gabrielle se sentit rougir. Elle n’osait plus bouger, plus rien dire, coupée de tout, comme si elle se retrouvait hors de la réalité. Armand changea de position, lâchant sa main pour passer son bras derrière elle. Toujours dans des mouvements calmes, tentant de ne pas attirer l’attention.
Remontant dans son dos, les doigts d’Armand se faisaient léger et délicat. Puis atteignant enfin sa nuque, juste au bord des petits cheveux, la pulpe de ses doigts caressaient. Des frissons la secouèrent. Cela dura quelques temps, merveilleux. Doux.
Et soudainement, Gabrielle sentit que quelque chose changea. Elle avala sa salive et tenta revenir sur terre. La musique lui revint, puis la luminosité ambiante, le brouhaha des convives discutants. Et face à elle, au fond de la pièce: Pierre. Les fixant.
Une sensation de froid glacial l’emplie toute entière. Gabrielle ne pouvait plus lâcher les yeux de Pierre, ce bleu si pâle semblait la pénétrer. S’étant raidie, Armand avait arrêté et s’était levé, remettant ses gants. Elle ne pouvait plus bouger, et pourtant elle aurait aimé pouvoir échanger un regard avec Armand, ne serait-ce que pour savoir s’il avait vu, ce qu’il allait faire… Mais non, elle resta fixe: assise sur sa chaise, toute seule. Armand passa devant elle, de l’autre côté de la table, rejoignant Pierre. Son mari attrapa le bras d’Armand et fit signe à Gabrielle de venir.
Tremblante, couverte de sueurs froides, Gabrielle se leva, mue par une force extérieure. L’air de rien, elle traversa à son tour la salle de réception pour sortir. Dans le couloir, une pièce était ouverte et la lumière allumée à l’intérieur. Le silence y régnait. Gabrielle passa la porte et la ferma derrière elle quand elle y vit Armand ainsi que Pierre.
« Très bien. Maintenant expliquez-moi, ordonna Pierre.
Gabrielle jeta un coup d'œil à Armand, qui semblait impassible. Pierre, lui, était sur le fil.
— Il n’y a rien à expliquer, dit Armand, commençant à se rapprocher de lui.
— Je vais me répéter mais : qu’est-ce qu’il y a entre vous deux? grinça Pierre, acide.
— Pierre, il n’y a rien entre Gabrielle et moi. Tu n’as rien vu de suspicieux.
Armand avait posé sa main sur le bras de Pierre. Mais celui-ci le repoussa.
— Tu m’insultes et tu te moques de moi.
Clairement, Gabrielle vit le visage d’Armand se fermer et douter. Comme un éclair, une suite d’idées fusa en elle.
— Je t’assure que ce n’est pas le cas.
— Alors explique moi ce que tu faisais à table. Fais-tu cela à toutes tes invitées?
— C’est ma faute, je lui ai demandé de remettre discrètement ma robe, dit Gabrielle soudainement, sans trop réfléchir.
Les deux hommes posèrent les yeux sur elle. Immédiatement, elle regretta son intervention, et pensa qu’elle aurait dû laisser Armand essayer de le convaincre.
— Ta robe? Tu me prends vraiment pour le dernier des imbéciles, Gabrielle. Je sais que vous vous tournez autour depuis un moment, j’avais des soupçons. Déjà, car votre comportement n’est pas celui que l’on attend de son associé, ami et de son épouse… À vous faire des messes basses, à vous tourner autour, discuter loin de moi, en privé. Et toi, tu me demandes de ne plus te toucher, alors que nous sommes mariés? Pour quoi? Profiter de ton amant?
Le ton était monté violemment et Gabrielle commençait à paniquer. Elle ne devait pas se laisser aller, ne surtout pas se laisser faire.
— Il n’y a rien entre Armand et moi, je te le jure. C’est toi qui insulte mon honneur! le brava t-elle.
Une gifle cingla si fort sur sa joue que son oreille se mit à siffler sur le champ. Gabrielle détourna les yeux, la main posée sur son visage.
— Ne me parle plus jamais comme cela. J’ai bien assez supporté tes caprices et tes attitudes. Tu me couvres de honte. Il est temps de remettre les choses à leur place. Si je ne peux pas t’avoir, tout le monde devrait pouvoir, non? Ça me semble être un bon compromis, non?
Pierre avait les yeux fous, les veines dans son cou et sur son front palpitaient tant la rage bouillonnait en lui.
— Pierre, laisse-la tranquille. Tu…
Armand avait à peine commencé à parler que Pierre pointa son doigt vers lui, lui ordonnant de se taire.
— C’est MA femme, JE décide de son sort, martela-t-il avant de se retourner vers Gabrielle. Après tout, qui voudrait de toi… Une éclopée, frigide, stérile, ruinée.
Gabrielle releva la tête, le défiant du regard. Il la dévisageait, d'une façon... Il aurait pu tout aussi bien lui cracher dessus, cela aurait eu le même effet.. C’était le point de non retour.
— Et toi tu n’es qu’une brute sans esprit, un goujat, un coureur de jupon, un obsédé manipulateur et arriviste ! Maudit soit le jour où je t’ai rencontré, fulmina-t-elle.
Mais à peine eut-elle le temps de finir sa phrase que Pierre se précipita vers elle pour la frapper de nouveau. Gabrielle l'esquiva et se précipita vers la cheminée pour attraper le tisonnier. Sans hésiter une seule seconde, elle brandit l’objet, prête à frapper. Une quantité incroyable de peur et de colère coulait dans ses veines, lui donnant un courage qu’elle ne se connaissait pas.
Mais ce fut Armand qui arriva à sa hauteur pour lui prendre le tison des mains, s’interposant entre les deux époux.
— Ça suffit!
— Vas-y Gabrielle, frappe moi ! Je sais que tu en meurs d’envie, je le vois dans tes yeux.
— Cela serait m’abaisser à ton niveau siffla t-elle.
Pierre leur tourna le dos pour attraper un verre vide, à disposition sur un guéridon, avec une bouteille de cognac sûrement. Il s’en servit une rasade, qu’il descendit en une seconde. Gabrielle souffla, tremblante, la joue en feu. Armand retourna à la hauteur de son ami pour lui attraper le bras, le forçant à le regarder dans les yeux.
— Pierre, il n’y a rien entre Gabrielle et moi. Sors de ce bureau et retourne auprès des invités.
Pierre posa son verre et sortit sans rien dire d’autre de la pièce. Il venait de le refaire devant elle.
— Qu’est-ce que tu lui as fait? demanda t-elle.
— A ton avis? Je l’ai juste raisonné.
— En une phrase?
— Je connais bien, Pierre.
— Je sais que tu mens, affirma-t-elle.
— Gabrielle... soupira Armand, hochant la tête.
— Je sais que tu mens. Je sais ce que tu es. Tu masques très bien la vérité, mais je le sais au fond de moi.
Doucement, Gabrielle se rapprochait de la porte. Armand fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas ce que tu essayes de me faire dire, Gabrielle. Tu connais mes sentiments.
— Je ne parle pas de cela, et non, je ne les connais pas. Je ne veux pas les connaître. Ni maintenant, ni jamais. Je crois que je n’ai aucune idée de la personne que tu es réellement.
Armand baissa les yeux une demie seconde et soupira. Il fouilla dans sa veste pour en sortir sa montre à gousset et regarder l'heure rapidement.
— Je pense que tu ne sais plus ce que tu dis, tes émotions te submergent.» Dit-il d’une voix très calme.
Gabrielle se retenait comme elle pouvait de ne pas exploser. Il niait en bloc et pourtant elle était sûre d’elle : la façon qu'il avait de toucher les gens et de leur dire les choses qu’ils devaient faire, Armand les manipulaient mentalement. Elle n’avait bien aucune idée de la façon dont il faisait cela, mais supposait que les vampires avaient sûrement ce pouvoir. Rien de tout ceci n’était logique à ses yeux, mais pourtant elle avait vu faire Armand, plusieurs fois avec plusieurs personnes. De temps en temps, il posait sa main sur le bras de quelqu’un et disait à voix haute un ordre que la personne suivait sans rien dire. Comme là, Pierre était soudainement parti en pleine dispute, jamais il n’aurait fait cela; pas avec ce qu’il s’était passé. Mais juste avant il avait essayé et cela n’avait pas fonctionné, pour une raison qu’elle ignorait.
« Je ne crois pas. Mais regarde moi bien dans les yeux, car cette fois c’est à moi de te convaincre de force. Je sais que tu en es un. Aussi chaudes tes mains puissent-elles être. Je le sais au fond de moi. Et ce soir est la dernière fois où j’accepte de te voir, où je viens ici, où j’accepte de t’adresser la parole. Si tu manipules les pensées des gens, je n’ai aucune raison de te faire confiance, car tu as sûrement manipulé les miennes pour que j'oublie des choses que j’ai vu ou vécu.
Armand écoutait, sans laisser paraître la moindre émotion, son visage parfaitement impassible. Mais Gabrielle, elle était trempée de sueurs froides, les mains tremblantes.
— Ta monstruosité ne vaut pas mieux que celle de Pierre...»
Sa voix avait chevroté en disant cela. Une seconde, elle se sentit en danger, alors elle attrapa la poignée de porte pour sortir en vitesse du petit salon pour rejoindre la réception. Elle était partie bien trop vite pour voir la réaction d’Armand, et c’était sûrement tant mieux. Car elle n’en aurait toléré aucune.
Le pas rapide, elle regagna la salle de réception et alla vers sa chaise, ou attendait son sac. Gabrielle voulait juste rentrer chez elle, les douleurs de son bassin étaient à peine supportables et elle ne voulait plus croiser ni Armand, ni Pierre.
A peine commença-t-elle à rassembler ses affaires qu’un homme vint l’aborder. C’était un monsieur d’une soixantaine d'années, les yeux marron, les cheveux poivre et sel.
« Madame Loiseau?
Gabrielle se retourna vers l’homme.
— Oui?
Elle se sentit immédiatement très mal à l’aise, car l’homme plongea ses yeux dans son décolleté.
— On m’a dit que ... l’homme hésita, tout en lui caressant le bras. Que je pourrais avoir un moment en privé avec vous.
— Je vous demande pardon? s’écria Gabrielle, se soustrayant à son contact.
— Hé bien votre époux m’a pourtant dit que vous étiez disponible pour passer un moment avec moi, je ne comprends pas.
L’homme sembla gêné, cherchant du regard dans la pièce quelqu’un ou quelque chose. Gabrielle en fut mortifiée, se sentant rougir alors qu'elle était transie de froid.
— Il s’est sûrement trompé.» chevreta-t-elle.
Gabrielle se crispa à son sac avant de s'échapper. En une seconde, elle retrouva Pierre au milieu de la foule qui la regardait en souriant, levant son verre à sa santé. Furieuse, Gabrielle hésitait maintenant à partir, une partie d’elle rêvait d’aller le voir, de le gifler devant tout le monde, de l’insulter. C’en était bien trop, et lui semblait si satisfait. Rapidement, Gabrielle comprit que Pierre se souvenait parfaitement de ce qu’il s’était passé, et que Armand n’avait pas du tout réussi à influencer ses pensées… Ou bien l'effet s’était-il estompé? Ou alors, se serait-elle trompée? Tout allait si vite dans sa tête, elle avait peur de s’être un peu trop avancée, à menacer Armand de cette façon… La panique commença à s’emparer d’elle.
Passant près de Pierre pour finalement partir d’ici, il l’attrapa par la main, serrant aussi fort qu’il pouvait.
« Si tu veux jouer on va jouer, Gaby, susurra-t-il à son oreille. Tu penses que je ne te sers plus à rien, tu ne peux pas avoir ton argent si ardûment attendu. Pas d'enfant non plus. Et tu veux rester près de moi pour pouvoir te faire sauter par Armand... Je devrais lui demander de faire ça devant moi, voire si ça pourrait t'exciter enfin..
— Tu es saoul et tu racontes n'importe quoi.
— Si je ne peux pas t’avoir. Tout le monde le pourra.
— Je préfère mourir plutôt que de te laisser me toucher à nouveau.
— Cela peut s’arranger.»
Gabrielle s’arracha à lui pour s’en aller, fuir son regard et ses mots.
Ce ne fut que lorsqu'elle s’assit dans le fiacre qu’elle put enfin se laisser aller. Pleurant comme un petit enfant, Gabrielle plongea sa tête dans ses mains, se retenant de crier, de hurler et s’arracher les cheveux. C’était trop. Trop.
La perspective d’aller se laisser glisser dans la Seine lui sembla pendant un moment une solution incroyablement libératrice. Il fallait qu'elle parte. Peu importe le moyen.
A suivre...
Oh la vache... Quand j'ai commencé à lire le chapitre, avec la réception et tout, je me suis dis "oh ça va, ça va être un chapitre calme hahaha"
hahaha... paaaaas du tout ! XD
Décidément, le Pierre s'enfonce de plus en plus dans la connerie-attitude ! J'ai une envie très très forte de le taper, puis de lui encastrer la tête dans un mur, puis de le faire passer par une fenêtre très très haute !
Je me demande bien comment ça va évoluer le trio Armand / Pierre / Gaby...