Chapitre 21 :
Gabrielle s’était installée près de Marguerite; comme souvent, les deux femmes discutaient de tout et de rien, tout en reprisant des chaussettes, des bas de robes ou encore pendant que Marguerite repassait le linge.
Sauf qu’aujourd’hui était une journée très différente, l'ambiance n’avait rien d’agréable. Gabrielle était rentrée la veille en quatrième vitesse pour s’enfermer dans sa chambre: évitant que Pierre, Armand ou qui que ce soit qui aurait eu l’idée de venir la déranger. Étonnement, elle avait trouvé le sommeil assez vite et n’avait ouvert les yeux que vers 9h du matin. Pleine d’une énergie peu habituelle pour ces derniers temps, elle avait rapidement déjeuner et demandé à ce qu’on lui ramène les journaux du jour, les plus gros tirages.
Une demie-heure plus tard, elles s’étaient retrouvées dans le petit salon pour feuilleter ensemble les quotidiens. Plus rien n’allait, et Gabrielle n’eut même pas besoin de lire les titres pour s’en rendre compte. Dans la rue, elle voyait passer les voitures, les fiacres, les brouettes pleines à craquer de valises, de malles… Les gens fuyaient Paris. L’angoisse générale était palpable.
Depuis le petit matin, vers 5h, les gens avaient commencé à se rassembler devant le Palais de Justice de Paris, sur l'île de la Cité. Le mot d’ordre semblait simple et clair: livrer le vampire et le faire exécuter. La foule exigeait une vengeance, et surtout des explications.
« Ils semblent peu enclins à la discussion… remarqua Gabrielle avec ironie, lisant les articles à haute voix.
Marguerite acquiesça, soulevant ses sourcils en ailes d’oiseau.
— Ce n’est rien de le dire, ce matin en allant au marché avec la cuisinière, les gens ne faisaient que parler de ça. Ils sont si en colère, si effrayés… J’ai peur que les choses ne dégénèrent. On m’a rapporté que certains commençaient à monter des barricades et que la population se faisait de plus en plus insistante.
Gabrielle baissa son journal.
— Des barricades, vraiment?
— Oui, et que l’accès à Notre Dame est très compliquée, l'île de la Cité est comme en état de siège.
Le mot de siège la fit frissonner, elle avait beau être née une dizaine d’années après le siège de Paris, son oncle en avait toujours beaucoup parlé…
— Et les gens commencent à fuir la ville… ajouta Gabrielle.
— Je crois qu’ils ont raison, la rébellion monte.
— J’aimerais que tu aies tort, mais je n’y crois pas beaucoup.
Gabrielle le pensait plus que sincèrement, la peur de voir la ville se soulever était ingérable pour elle. Perdue dans ses pensées, elle revint sur terre quand Marguerite toucha sa joue, l’inspectant.
— Il vous a frappé? demanda t-elle de but en blanc.
Gabrielle baissa la tête.
— Ce n'est rien.
— Vous n’avez rien dit quant à la soirée d' hier. Je vous ai entendu rentrer relativement tôt.
— Ce fut … Je ne sais pas comment te l'expliquer.
Gabrielle reposa ses journaux et prit une gorgée de thé avant de raconter les événements de la veille. Marguerite s’était assise, écoutant attentivement, puis quand Gabrielle raconta l'échange houleux qu'elle avait eu avec Armand suite à la dispute entre Pierre et eux, la femme de chambre l’interrompit.
— Et monsieur de l’Estoile n’a rien dit suite à cela? s’étonna t-elle.
— Je n’ai pas eu le temps de le laisser parler, et je n’ai même pas tourné la tête pour le regarder.
— Je comprends votre conviction. Vous le connaissez bien mieux que moi, mais j’avoue avoir du mal à imaginer comment sa main pouvait ne pas être froide… réfléchit Marguerite.
— Je ne comprends pas non plus, mais au fond de moi je le sais. Il n’a pas touché à son assiette, à passer la soirée à remuer la nourriture dans celle-ci, portant sa fourchette à sa bouche, sans jamais l’y mettre. Et ce qu’il se passe quand il touche les gens, et ses dents… Je .. Je ne comprends seulement pas que je sois la seule à le voir! Comment cela se fait-il? Comment les gens ne peuvent-ils pas le voir?
Elle fixait le vide, les sourcils froncés, presque en colère.
— Je l’ignore, Madame… Peut-être a-t-il manipulé beaucoup plus de personnes que nous ne pourrions l'imaginer?
— Je ne vois que cette solution. Alors, pourquoi n’y suis-je pas réceptive?
Un bruit énorme les interrompit. Comme une explosion.
— Qu’est-ce que c’était? s’exclama Marguerite.
Gabrielle s'était levée en vitesse pour regarder à la fenêtre, au loin s’élevait une fumée noire.
— Rien de bon…
— Je commence à avoir peur… fit Marguerite, d’une petite voix.
Gabrielle se retourna pour rejoindre son amie, posant ses mains sur ses épaules avec douceur.
— Ne t’en fais pas. Nous allons faire en sorte d’être en sécurité ici. Je te promets. Je ferais ce qu’il faut.
Les deux femmes se sourirent. Puis Gabrielle changea de sujet, elle avait besoin de vérifier une chose.
— J’aimerai que tu viennes avec moi; tu as bien toutes les clefs de la maison n’est-ce pas? demanda la maîtresse de maison.
— Oui, bien sûr… »
Le pas décidé, Gabrielle s’en alla vers l’escalier, pour rejoindre le bureau de Pierre, accompagnée de sa femme de chambre. Son époux n’était pas rentré de la soirée, ni même au petit matin, il ne faisait aucun doute que celui-ci avait dormi chez Armand, trop ivre pour aller ailleurs.
« Je voudrais profiter de l’absence de Pierre. Il ne rentrera pas aujourd’hui, je pense. Armand et lui ont dû discuter pour mettre les choses au clair hier soir, ou encore que Armand l’a fait changer d’avis. Cependant, comme je te le disais, il a malgré tout agit comme s’il se souvenait de ce qu’il s’était passé… Donne-moi les clefs s’il te plait.
Marguerite s'exécuta alors qu’elles se trouvaient devant la porte du bureau. Fermée à double tour.
— Sûrement. Que faites-vous?
— Je veux fouiller dans ses papiers.
La jeune femme s’agita, regardant autour d’elle que personne ne vienne.
— Cherchez-vous quelque chose en particulier?
— Je ne sais pas… De précis, non. Mais j’ai la sensation que je vais trouver quelque chose.»
Les clefs se succédaient pour tenter d’ouvrir la porte, mais en vain. Gabrielle commença à s’agacer; elle recommença une seconde fois à tester chacune d’entre elles. Aucune n’était la bonne. Pierre devait garder avec lui l’unique modèle qui permettait d'accéder à la pièce. Gabrielle ne pouvait même pas aller et venir comme bon lui semblait dans sa propre maison, par la faute de cet homme… Mais soudain, Marguerite retira une épingle de son chignon et demanda à Gabrielle de s’écarter. Après quelques manipulations, le verrou céda.
« Où as-tu appris cela? sourit Gabrielle soulagée.
— Je préfère ne pas vous répondre.
La jeune femme eut un petit rire avant de rentrer dans le bureau.
— Surtout si tu entends le moindre bruit en bas, il faut que l’on sorte, je ne pense pas que Monsieur apprécierait. Même si je ne pense pas qu’il rentre aujourd’hui.»
Marguerite acquiesça et les deux femmes se mirent à fouiller. Gabrielle ne savait pas exactement ce qu'elle voulait y trouver, mais elle avait une idée... un pressentiment. Il fallait qu'elle vienne ici, et les mots de Pierre résonnaient dans sa tête d'une façon bien étrange. Il avait été sérieux. L'alcool et la fatigue pouvaient avoir bien des effets, déliants les langues, mais là. « Cela peut s'arranger... ». Personne ne répondait cela à « plutôt mourir ».
Alors elle brassa, remettant au fur et à mesure les documents à leur place, cherchant, lisant, … Là des factures, des contrats d’assurance, d’emprunts bancaires, de titres de propriété, de correspondance personnelle. Tout autant d’informations aussi inutiles qu’abondantes. Son amie, lui montrait au fur et à mesure ses trouvailles; la jeune femme ne sachant pas lire, elle cherchait seulement si certains documents étaient dissimulés.
Gabrielle regarda dans la poubelle, assise à même le sol, des piles de feuillets tout autour d’elle. Rien d'autre que des brouillons raturés de lettres à l’attention de son banquier ou encore des collègues. A nouveau, elle inspecta le livre où Pierre tenait ses comptes, il y avait un dossier complet regroupant les dettes de jeu de son oncle. Gabrielle en avait la gorge serrée. Le livret de comptes démarrait à peine, s'ouvrant à la date de leur mariage. Les dépenses étaient toutes bien consignées, de même que les entrées d’argent. Il n’y avait rien qui ne semblait attirer l'attention. Il y avait seulement des dépenses en espèces sans ordre, sans justifications. Mais de petites sommes. Pas plus d’une dizaine de francs.
« Madame, regardez… »
Marguerite l'interrompit dans sa lecture, lui tendant un livre. La jeune femme leva la tête et attrapa l’ouvrage d'un air interrogatif. Son amie lui montra, ouvrant la couverture. Il était creux et à l’intérieur il y avait quelques courriers, non cachetés. Son cœur s'emballa, voilà, c'était quelque chose de cet ordre là qu'elle avait en tête. Gabrielle déplia une lettre sans attendre. Marguerite s’assit près d’elle.
« Qu'est-ce que ça dit ?
Gabrielle lut rapidement, c’était une lettre écrite sur un papier très fin, de mauvaise qualité, l’écriture était erratique et pleine de fautes. A mesure que les mots défilaient devant ses yeux, elle sentait la tension monter en elle.
— C’est une femme nommé Jeanne qui écrit à Pierre pour lui dire que l’enfant est de lui… souffla Gabrielle, un peu bouleversée.
— Un enfant?
— Sûrement un bâtard qu’il lui a fait. Un petit garçon nommé Pierre. Elle lui demande de l’aide financière, de l'indulgence, expliqua-t-elle en terminant le document.
— C’est à peine croyable! S'exclama Marguerite, à voix basse.
Gabrielle finit par rire légèrement.
— Tu trouves? Pas moi. Je ne serais même pas étonnée qu’il y en ai un autre.
— Cela ne vous blesse pas? s’étonna Marguerite.
— Pas vraiment… c’est un homme à femme, une petite partie de moi se disait qu’il devait avoir une maitresse, une régulière qui devait sûrement être amoureuse de lui et pourquoi pas lui d’elle. Mais sa condition l’empêchant de vouloir l’épouser. Alors un enfant illégitime qu’il entretient ne m’étonne guère.
— Je comprends cela… Mais si cette femme veut plus? Vous ne pouvez plus avoir d’enfant, et elle en a eu un …
— Les médecins n'ont pas été si catégoriques. Je pourrais peut-être en avoir plus tard. Mais actuellement c'est impossible. Si mon état s’améliorait, mon corps se remettrait peut-être en route. Ils ne savent pas vraiment, mais ne semblent pas avoir d'espoir.
Marguerite la regarda, l’air inquiet. Mais Gabrielle ne sut quoi lui répondre, alors elle évita son regard. Elle avait l'impression que son amie savait bien qu'elle enjolivait et peut-être, déformait un peu ce qu'on lui avait dit...
Gabrielle replia la lettre dans ses plis et la remit soigneusement dans son enveloppe. Puis elle prit le document suivant. Cette fois-ci le papier était épais, très qualitatif, c'était une lettre manuscrite d'une main qu'elle ne connaissait pas, mais également un autre feuillet portant l'écriture de Pierre cette fois-ci. La première portait un cachet, qu'elle reconnu. Un frisson d'horreur lui traversa le corps.
— Je reconnais ce cachet... c'est la pitié salpêtrière, n'est-ce pas ? Que dit la lettre ? Embraya Marguerite d'une voix un peu plus forte.
— C'est un ordre d'internement, venant d'un neurologue, souffla Gabrielle, alors qu'elle parcourait la lettre des yeux.
Elle avait froid. Froid et mal. Qu'est-ce que c'était comme sentiment ?
En voyant ses mains trembler, elle comprit.
— Quoi ? Mais pourqu...
— Pour moi, souffla Gabrielle.
Un silence affreux se fit entre les deux femmes, Marguerite était livide. Gabrielle compulsa la seconde lettre.
— Et celle-ci vient de Pierre, c'est un ajout au dossier. Une lettre pour confirmer mon état hystérique et dépressif. Pour demander des soins, mais en me cachant sous un faux nom pour épargner les rumeurs.
— Pour vous faire interner ? Mais … je ne comprends pas...
— Il veut me faire passer pour folle et m'envoyer là-bas.
La jeune femme était paniquée, toujours plus blanche.
Gabrielle tentait de se l'expliquer, c'était sûrement le seul moyen pour lui de conserver tout ce qu'il voulait... Son nom, la maison, l'officine. Sans nuire à sa réputation. Il se débarrassait d'elle, sans traces. Et il dirait sûrement qu'elle était retournée en cure au bord de la mer, ou en sanatorium, au vu de son état... C'était le plan parfait. Gabrielle devait bien le reconnaître. Pas de divorce et une vengeance magnifique pour lui. Pierre avait trouvé le meilleur moyen de contourner toutes les failles.
Alors que Marguerite voulait poser une question, une idée traversa Gabrielle et elle attrapa le livre creux contenant la correspondance de sa maitresse et son bâtard. Elle ouvrit cette fois toutes les lettres, les parcourant rapidement.
Gabrielle exhala, comprenant enfin l'intégralité de ses intentions.
— Il veut faire passer l'enfant pour le mien. Le bébé n'a que quelques mois. Il va m'enfermer là-bas le temps d'une grossesse et un peu plus, que personne ne puisse me voir. La femme ne dit pas tout clairement, Pierre a du mieux lui expliquer les choses directement. Il la fera passer pour la nourrice...
Marguerite ressemblait à une statue de cire. A vrai dire, la réaction de sa femme de chambre lui faisait prendre la pleine mesure de la gravité de la situation.
— Mais...
— Je ne sais pas ce qu'il compte faire de moi après tout ça... Mais je ne pense pas qu'il me fera revenir.
— Il vous fera passer pour morte, sûrement en couche j'imagine, ajouta Marguerite.
— Oui... Et moi je serais enfermée là-bas pour toujours... »
Gabrielle replia le document et remit l'ensemble de preuves à leur place, en étant la plus soigneuse possible pour ne laisser aucune trace de son passage. Elle fit de même avoir tout le reste des affaires qu’elle avait dérangé sur le bureau de Pierre. Ni l'une ni l'autre n'ajouta quoique ce soit. Gabrielle se sentait totalement vide, comme si elle fonctionnait par automatisme.
Laissant Marguerite sortir en premier, elle resta un instant dans l’encadrement de la porte pour prendre soin de n’avoir rien oublié. Pas de traces sur le plancher, pas d’odeur de parfum, pas une feuille qui dépasse… très bien. Elle referma alors la porte et se sentit un peu faiblir pendant que Marguerite crochetait la serrure pour la refermer.
Les deux femmes retournèrent au salon: les journaux toujours ouverts et le thé de Gabrielle, maintenant froid, attendaient. Elle n’avait plus du tout envie de boire, un nœud dans la gorge. A nouveau, une explosion se fit entendre au loin.
« Qu'allez-vous faire, madame? demanda Marguerite.
Pour seule réponse, Gabrielle soupira en hochant la tête. Pendant qu’elle parlait, elle replia ses journaux, tentant de se donner une contenance. Puis elle se surprit à gratter son bras au travers sa robe.
— Cela fait déjà plusieurs semaines que je fomente l'idée de m'enfuir. Peut-être prendre le bateau pour Londres, ou même l’Amérique? Personne ne me retrouvera là-bas, je paierai en espèce, donnerai un faux nom. Ou juste monter clandestinement.
— C’est.. très risqué… en plus dans votre état.
— Certes, mais moins que de rester ici.
Marguerite n’avait cessé de la fixer, la bouche crispée. Gabrielle ne put retenir les mots qui sortirent de sa bouche.
— Viendrais-tu avec moi? Demanda-t-elle d'une voix tremblante.
La jeune femme se mit soudainement à pleurer, souriant.
— J'avais peur que vous me laissiez ici avec lui...
Gabrielle la rejoint pour la prendre dans ses bras. La chaleur de son amie réconforta son cœur meurtri.
— Faisons cela alors. Je vais commencer à monter un plan, allons nous préparer, nous allons nous rendre à la gare pour consulter les tarifs et les trajets.»
Marguerite approuva alors qu’elle tentait de reprendre ses esprits. Il était temps d’agir.
***
Le ciel était parfaitement bleu et le vent soufflait avec tant de violence que Gabrielle peinait à rester en place. Pierre tenait sa main si fort qu’elle en avait presque mal, mais au fond d’elle, elle ne voulait surtout pas qu'il la lâche car la foule dans laquelle ils se déplaçaient était très dense. Les gens ne cessaient de hurler, de scander et de faire le plus de bruit possible se pressant pour s’approcher d’un point précis.
Sur la place, devant le Palais de Justice de Paris, il y avait en effet des barricades, des feux de joie, et surtout une foule débordante. Les murs des bâtiments avaient été peints, ou dégradés, à coup d'œufs, de légumes pourris… Et au milieu, devant la grille de l’entrée, une estrade de fortune avait été montée. L’odeur de brûlé, de sueur, d’urine était si puissante que Gabrielle en avait eu un haut-le-cœur en sortant de son fiacre. On avait pourtant été obligé de la déposer loin, une rue avant l’accès au Pont Neuf, car l’accès sur place était devenu impossible.
Les choses avaient débordées, et plus que largement. La foule, depuis deux jours, était devenue incontrôlable, On avait recensé des incendies devant les instances du gouvernement, mais aussi dans des maisons, des bâtiments abandonnés. Les raisons étaient multiples: souvent, elles faisaient office de menace, de moyen de pression sur le gouvernement qui gardait un silence insupportable au sujet de l’affaire des vampires. La colère, la révolte faisaient bien plus que gronder: elles avaient explosé. Car on commençait à dénombrer quelques actes de vandalismes gratuit, mais surtout des meurtres, des exécutions en public, des enlèvements, des incendies de bâtiments que l’on supposait abriter des vampires: sauf que personne n’en savait rien, les seules informations qui circulaient étaient véhiculées par les journaux, mais surtout le bouche à oreille. Tout se déformait, tout s'interprétait, et maintenant accuser son voisin d’être un vampire était devenu un sport local. Pierre lui avait même parlé de milices qui se montaient pour assurer la sécurité des citoyens. Gabrielle ne savait pas encore que l’armée avait été mobilisée et que certains accès de la ville commençaient à être bloqués.
Voilà qu’elle se retrouvait là, à suivre Pierre au travers de la foule pour rejoindre l’estrade. Sur le chemin, nombreux furent les gens à leurs manifester plus que de l’attention, certains acclamaient Pierre, lui tapaient sur l’épaule, sifflaient de joie et brandissaient des drapeaux français. Puis ce fut Gabrielle que l'on acclama, la touchant comme on aurait approché une sainte, l’appelant “martyr”, la soutenant. C’était à peine croyable; Pierre avait demandé à Gabrielle de se vêtir de noir pour sortir et de l’accompagner: il ne lui avait rien expliqué, avait seulement demandé à son épouse de ne rien dire, de ne surtout pas ouvrir la bouche. Voilà qu’il l’avait amené ici, et quand il monta sur l'estrade, certains hommes s’exclamèrent, demandant le silence. Pierre leva les bras et les applaudissement s’élevèrent puissamment.
Qu’est-ce qu’il était en train de se passer?
Il attrapa un porte-voix et se mit à y crier:
« Mes amis!! Nous sommes tous là pour demander justice ! Pour éradiquer la vermine de notre ville!
Les cris d’exultation lui coupèrent la parole un moment.
— Les autorités ne nous entendent pas, mais nous allons nous faire entendre! S’ils ne veulent pas nous aider, nous nous ferons justice nous-même !
Encore une fois, la foule s’embrasa, brandissant des drapeaux, mais aussi des torches, des armes. Gabrielle était glacée, exposée au vent puissant, se prenant dans le visage les fumées.
— Mon épouse a vu sa famille massacrée par ce monstre, et la justice ne veut plus rien nous dire? Le garde caché ? Nous exigeons un procès public et son exécution! Justice doit être faite! Et s’ils ne veulent pas, nous viendrons le chercher et nous le brûlerons sur cette même place !»
Nouvelle vague de cris et d'applaudissements, Gabrielle comprit alors la raison de sa présence: encore une fois, elle était la carte sympathique de Pierre. Mais pire encore, il se servait d’elle pour sa cause. Car de toute évidence, il semblait être devenu le leader d’un mouvement populaire. Elle resta debout sans rien dire, sans bouger pendant de longues minutes, pendant lesquelles la foule hurlait, transcendée à la moindre déclaration de Pierre.
Voilà donc ce que son époux faisait de ses journées depuis le début des évènements. Cela coulait de source, Pierre était quelqu’un qui avait la carrure pour s'ériger en porte-parole d’un mouvement tel que celui-ci, il défendait les victimes devant la justice pour cette affaire, son épouse avait été directement victime du tueur, et il n’aspirait qu’à une chose : la gloire. Elle pouvait presque entendre le bruit de ses dents rayant le plancher....
C’était donc chose faite, son nom était connu, et reconnu. Devant leur podium de fortune, il y avait même quelques photographes. L’idée de faire la couverture d’un journal ne l’enchantait guère, à vrai dire, c’était même bien pire que cela.
Dans un trou percé sur le côté de son matelas, sous les draps, elle avait dissimulé deux billets de train pour rejoindre Le Havre, puis deux autres, le même soir, pour embarquer à bord d’un paquebot qui les emmènerait à New-York. Les billets n'étaient pas nominatifs, il fallait seulement être en possession de ceux-ci pour monter dans le train et le bateau. Mais avoir sa photo sur tous les journaux pouvait potentiellement nuire à cette fuite...
Le départ était prévu pour dans une semaine, au 20 septembre.
Alors que Pierre terminait son discours visant à haranguer la foule, il aida Gabrielle à descendre pour rejoindre, avec d’autres personnes, un abri de fortune construit un peu à l’écart de la foule. On avait tendu des draps au-dessus de leurs têtes, entassées quelques chaises autour de deux tables collées l’une à l’autre. Sur celles-ci étaient étalés en vrac, des documents sous pochettes, des plans de la ville, de l’alcool avec plusieurs verres, un cendrier plein… Gabrielle se sentait bien mal à l’aise en arrivant là. Ses chaussures et le bas de sa robe étaient couverts de boue et sûrement d’autres choses qu’elle ne préférait pas essayer de deviner.
« Bravo Pierre! C’était un grand discours, la foule se presse vers l’Elysée! s’exclama un des hommes.
— La ligue n’a pas dit son dernier mot!» lança Pierre, tonitruant.
Gabrielle remarqua soudainement que Pierre semblait épuisé, il avait les traits tirés, des cernes fortement prononcées et sa voix était cassée. Depuis combien de temps était-il ici? Cela faisait trois jours qu’il n’était pas revenu dormir à la maison, il était seulement passé en coup de vent deux ou trois fois, pour prendre des vêtements. Évidemment, elle n’avait posé aucune question et Pierre n’était pas venu lui parler sauf pour lui demander de venir avec lui ce jour.
Les hommes autour d’eux s’agitaient, certains partaient rapidement rejoindre la manifestation.
« Amener ton épouse était une idée de génie! Les gens vont vouloir la voir plus souvent!
Pierre s’alluma un cigare.
— Il faudra que tu viennes avec moi, Gabrielle. Je dois rencontrer le ministère de l’intérieur demain, cette fois en tant que leader de la ligue contre les vampires.
— La ligue contre les vampires? répéta Gabrielle, un peu perplexe.
— C’est le mouvement qui s’est créé suite à l’arrestation d’Ellias. Les révélations de Courtois ont embrasé la foule, les gens veulent réparation, commença à expliquer Pierre.
— C’est une révolution! Les choses vont changer, et radicalement! ajouta l’homme.
— Je suis désolée, mais nous n’avons pas été présentés, Monsieur..? remarqua Gabrielle, une pointe d’agacement dans la voix.
— Masson, Marcel, fit l’homme en lui tendant la main.
Gabrielle lui serra la main, ce monsieur manquait de savoir vivre de toute évidence.
— C’est mon nouveau conseiller, précisa Pierre en feuilletant un livret.
— Conseiller? Armand n’occupe plus cette place? osa-t-elle demander.
— Armand a quitté la ville il y a deux jours.»
Pierre ne l’avait même pas regardé, les dents serrées. Gabrielle serra ses mains l’une contre l’autre, entortillant ses doigts. Armand était parti. Si cela n’était pas une preuve supplémentaire de son implication dans tout cela… A moins que les deux hommes n’aient eu une conversation qui avait mis un terme à leur coopération…
Gabrielle ne dit plus rien, espérant qu’elle pourrait rentrer se mettre rapidement à l’abri chez elle.
***
Il était presque minuit lorsque Gabrielle put enfin rentrer chez elle, c’était la troisième journée où Pierre lui infligeait cela. Jusque là, elle n’avait pu quitter le rassemblement avant la nuit, et avait même été forcée de dormir au nouveau quartier général de leur Ligue. On avait mit à leur disposition une maison, pour s'organiser, pour travailler. Pierre avait exigé sa présence pour le dîner avec le ministre de l'intérieur, puis une journée avec d’autres membres de la ligue pour analyser la teneur des échanges qu'ils avaient eut, ayant besoin de chaque personne pour retranscrire jusqu'au moindre sourire, mots de travers. Pierre était passé une fois chez eux pour récupérer des vêtements, la laissant sur place, prétextant sa sécurité, son état fragile pouvant la mettre en danger au moindre accrochage. Mais Gabrielle avait fini par craquer, elle avait imploré Pierre de la laisser rentrer, elle avait besoin d'un bain, de ses soins pour sa peau, de se réchauffer et dormir dans un endroit où l'on entendait pas toutes heures des explosions... Vers minuit, Pierre l'avait alors fait escorter et lui avait dit qu'il la rejoindrait le lendemain.
Alors qu’elle rejoignait sa chambre, Gabrielle remarqua que quelqu’un était dans la remise où était stocké le linge de maison. Doucement, elle s’approcha, et entendit des sanglots.
« Marguerite?
Gabrielle s’approcha de son amie qui tentait comme elle pouvait d’essuyer ses larmes et masquer sa tristesse, surprise par la présence de Gabrielle.
— Oh Madame Gabrielle, je suis désolée.
— Pourquoi t’excuses-tu? Que se passe-t-il? Que fais-tu ici à cette heure-là?
Gabrielle sentit que Marguerite s’était tendue et elle-même se mit à paniquer de son voir son amie dans un état pareil. Car elle n’était clairement pas en train de pleurer depuis seulement une ou deux minutes, ses yeux étaient rouges, tout comme son nez et sa lèvre supérieure.
— Je n’arriverais pas à dormir alors je m'occupais
— A trier le linge à minuit?
— Je suis désolée…
— Mais ne t’excuse pas pour cela! Explique-moi ce qui ne va pas? Est-ce notre départ qui te pose problème?
— Oh non Madame, elle se mit à pleurer de plus belle.
— Alors que se passe-t-il?
— J'ai juré de ne rien dire... je ...
La jeune femme hésita, fuyant un peu le regard de Gabrielle. Les larmes remontèrent à ses yeux, les faisant rougir et trembler sa bouche.
— Marguerite, dis-moi!
— Pierre a trouvé nos billets, explosa la jeune femme. Il .. Je suis désolée je n'ai rien pu faire, il...
Doucement, hésitante, Marguerite remonta sa manche, puis la seconde. Sur ses deux bras, il y avait des traces de mains, comme si quelqu’un avait tenté de la retenir, des bleus et des griffures. Gabrielle avait l'impression que son estomac s'était transformé en plomb. C'était un cauchemar et elle allait se réveiller...
— Comment a-t-il su ?
— J'avais mal refermé la porte de son bureau... je.. Je suis tellement désolée Madame, je vous jure que je ne voulais pas, je …
Mais Gabrielle la fit taire en la prenant dans ses bras. Marguerite s'accrocha à elle, tremblante comme une enfant.
— Ce n'est pas ta faute. Ce n'est pas ta faute, répéta-t-elle en boucle.
Non, car elle savait très bien que tout ceci était la sienne, que Marguerite avait mise en danger par son unique faute.
— Je ne voulais pas lui donner, je ne voulais rien dire... Mais il m'a attrapé et …
— Tu es blessée ailleurs ? Demanda rapidement Gabrielle, prenant son visage entre ses mains pour l'examiner.
Marguerite détourna le regard. Ce geste donna la nausée à Gabrielle.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait ?
— Je... souffla Marguerite incapable de laisser le moindre son sortir de sa bouche.
Gabrielle se mit à trembler de rage.
— Il t'a forcé ? »
Ses pleurs redoublèrent et Marguerite acquiesça, les dents serrées.
La colère qui grondait en Gabrielle était si forte qu'elle peinait à se retenir de hurler. Une tempête de rage, de haine, d'injustice avait éclaté en elle. Pierre avait leurs billets, il savait qu'elles comptaient partir, il avait touché à Marguerite et avait ces documents qui pouvait la condamner d'une minute à l'autre à l'internement.
Le compte à rebours était lancé. Pierre allait finir par rentrer et il allait la confronter. Il devait penser que Marguerite serait suffisamment influençable pour qu'elle ne dise rien à Gabrielle. Mais aussi que dès demain, une ambulance pourrait très bien se trouver devant chez elle pour l'emmener... Gabrielle devait prendre les devants.
Elle entendit presque la voix de Pierre lui parler à l’oreille, ses menaces.
« Cela peut s’arranger… » souffla-t-elle avant de sortir du placard avec son amie.
A suivre....
Ouah nom d'un chien, mais ce chapiiiiiitre !
Ce maudit Pierre là qui se prépare à l'interner, mais qui profite bien aussi de sa présence pour la balader partout pour se faire remarquer ! Vil gredin !
Et Armand qui est parti ?! J'ose espérer qu'il n'est pas allé bien loin, le coco.
Pauvre Marguerite ! J'apprécie vraiment le personnage et le soutien qu'elle apporte à Gabrielle... J'espère qu'elles vont réussir à s'en sortir, toutes les deux. (croise les doigts)