Chapitre 20 : Il s’appelait Ollie.
Thibault avisa immédiatement le cercueil de bois brun au centre de la pièce. Il n’y avait qu’une dizaine de personnes présentes. Il leva les yeux vers les deux silhouettes les plus proches du cercueil, et un frémissement le parcourut quand il croisa le regard de Lison. Elle ne laissait pas l’émotion transparaître. Que pouvait-elle ressentir ? Derrière elle, le garçon qui se tenait là tourna à son tour la tête vers lui.
Donovan.
Thibault détourna aussitôt le regard. Son cœur battait furieusement dans sa poitrine. Il ressentait une brutale envie de hurler, quand le silence était de mise. Il s’efforça de rester muet. C’était pour Margot qu’il était là, pas pour Donovan, ni même pour Lison.
Il approcha le cercueil à la suite de Zoë, et effleura le bois brun de ses doigts. La surface était lisse, lustrée. C’était un bel objet. En pensant aux flammes qui le dévoreraient bientôt, Thibault fut pris d’un sanglot qu’il essaya de masquer en toussant. Zoë attrapa le bout de ses doigts et les serra dans sa main. Il refusa de croiser son regard. Il ne voulait pas voir ni le sien, ni celui des deux autres. Il aurait en revanche voulu revoir les yeux bleus de Margot.
Le recueillement fut silencieux.
— Allez-y, finit par dire Lison d’une voix un peu éteinte.
Des hommes approchèrent et la table sur laquelle était déposée le cercueil roula doucement vers un four ronronnant. Thibault réprima un nouveau sanglot. Il sentait une panique subite et incontrôlable lui serrer la poitrine, tandis que Margot s’en allait vers le prochain monde. Zoë laissa s’échapper ses doigts, et ses mains, retenues par les menottes, retombèrent devant lui. Du coin de l’œil, il aperçut sa cadette qui avait parcouru l’espace vide, maintenant que le cercueil était parti, pour rejoindre les bras de son frère aîné. Il refusa d’affronter une telle vision. Il préféra fixer les hommes qui ouvraient la porte de fer, laquelle laissa s’échapper fumée et flammes, et le dernier voyage de Margot débuta. Quand ils refermèrent la porte derrière elle, les yeux de Thibault retrouvèrent la photo qu’il avait emportée avec lui. Elle était vraiment adorable à cet âge-là… Il ferma les yeux, tentant de retenir de nouvelles larmes.
— Thibault…
Son rythme cardiaque s’accéléra brusquement. Il fit mine d’ignorer Donovan, mais ne put complètement occulter le bruit de ses pas approchant. Il regarda de biais le corps de son frère. Tant qu’il ne croiserait pas son regard de chien battu, ça irait.
— Thibault, je… C’est bien que tu sois là.
Thibault leva un peu plus les yeux. Au niveau de son cou. Ils faisaient à peu près la même taille, désormais, son frère et lui.
— Merci d’être allé la voir… Zoë nous a dit et…
Thibault renifla avec dédain et fit volte-face.
— Ramenez-moi, demanda-t-il à un des gardes qui l’encadraient toujours.
L’homme hocha la tête et fit signe à Thibault d’avancer, ce qu’il fit promptement. Il n’avait pas besoin de la gratitude de Donovan. Il refusait de l’entendre s’excuser. N’avait-il pas changé du tout ? Était-il toujours ce même héros immaculé ? Rien que l’idée d’affronter son regard l’écœurait. Il ne le laisserait pas rentrer dans sa tête comme il avait permis à Zoë de le faire.
Il était allongé sur son lit, le fer à la cheville, quand on toqua à la porte. Alerté, il quitta des yeux la photo de Margot, et releva la tête. Les autres fois, Zoë n’avait pas frappé. Était-ce Tobias ? Il aurait aimé le voir.
— Entrez… lança-t-il d’une voix mal assurée.
La porte s’ouvrit, et Thibault se redressa immédiatement en apercevant la silhouette de son aîné. Derrière lui se trouvait Zoë. Le cœur du jeune homme battit furieusement.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Il avait voulu paraître froid, mais le tremblement dans sa voix le contredisait.
— Don voudrait te parler, Thibault…
Il jeta un regard plein de hargne à Zoë. Il commençait à peine à accepter sa présence à elle. Allait-elle déjà le trahir ?
— Je m’en moque.
Il se recoucha et tourna le dos à ses visiteurs.
— Tu n’as pas changé d’un iota, lança Donovan de sa voix grave.
Thibault sentit la fureur lui contracter l’estomac. Il continua de fixer le mur devant lui, refusant de donner à son frère la satisfaction de constater à quel point ses paroles le blessaient.
— Thibault…
Il s’était approché et s’assit sur le lit. Au contact du genou de Donovan contre ses reins, Thibault frissonna. L’instant d’après, sa main se posait sur son épaule, le forçant à se tourner pour lui faire face.
— Ne sois pas comme ça.
— Qu’est-ce que tu veux ? Mon absolution ? Allez, va, je t’absous. Dégage maintenant.
Donovan eut un sourire triste.
— Je sais que tu estimes que c’est moi qui aurais dû partir…
— Pas du tout ! le coupa férocement Thibault.
Il se redressa, une colère sourde lui ravageant les entrailles. Donovan entrouvrit la bouche, l’air surpris.
— Qu’est-ce que tu crois ?! s’écria son petit frère. Que je t’en veux parce que je suis parti à ta place ? Tu crois que j’aurais trouvé ça plus juste, que ce soit toi qui partes ? Tu crois que je t’en veux parce que… VOUS M’AVEZ LAISSÉ PARTIR SANS ME DIRE LE MOINDRE MOT ! VOUS N’EN AVIEZ RIEN À FAIRE, DE CE QUI ALLAIT M’ARRIVER ! AUCUN D’ENTRE VOUS !
Thibault avait hurlé, et il en fut le premier surpris. Il resta là, pantelant, devant l’expression dévastée de Donovan. Ses sourcils retombaient sur ses yeux sombres. Sa bouche était toujours légèrement entrouverte.
Thibault l’avait toujours su au fond, mais le dire à voix haute rendait la douleur plus réelle. C’était ça, qui avait été le plus difficile à digérer. En vérité, il aurait détesté que son frère parte. Il savait qu’il méritait sûrement davantage d’être vendu comme esclave. Donovan avait tout fait pour leur famille, contrairement à lui, et il en était conscient même s’il n’avait jamais voulu l’admettre. Mais parce qu’aucun membre de sa famille n’avait montré le moindre remord, ce jour-là, pendant qu’il gisait pitoyablement sur la table de la cuisine, c’était trop dur, d’admettre qu’il le méritait. Il croisa le regard de son frère, lequel ne cherchait pas à dissimuler sa culpabilité.
— Tu n’es même pas venu me voir depuis que je suis arrivé ici, ajouta Thibault d’une voix faible.
Donovan baissa les yeux.
— Je savais que tu m’en voulais. Je ne voulais pas que tu sois encore plus en colère.
— Peu importe. J’ai une autre famille, maintenant. Je ne veux pas… Vous êtes tous là à me… Je vais devenir fou, vraiment, si vous ne me laissez pas repartir.
— Thibault, ne crois pas qu’on n’éprouve aucun remord pour ce qu’il s’est passé ce jour-là. On a regretté dans l’heure même… On aurait voulu pouvoir te rattraper, mais…
— Laisse tomber. Ça n’a plus d’importance maintenant.
— Oh, mais je crois que ça en a…
Thibault se figea. La ride sur le front de Donovan, celle qui marquait ses traits quand il était inquiet, s’était creusée plus encore avec les années.
— Alors tu as une « autre famille » à présent ? Est-ce que tu as été heureux, là-haut ?
— Crois-le ou non, mais oui, j’ai été très heureux.
— Raconte-moi… Je veux savoir ce que tu as vécu pendant toutes ces années…
— Pour que tu puisses le raconter à Lison ? s’emporta aussitôt Thibault.
Donovan fronça les sourcils, puis lança un regard interloqué vers Zoë. Elle s’approcha à son tour du lit, hésitante, et s’assit également.
— Pourquoi tu parles de Lison ? demanda-t-elle.
Thibault se pencha et saisit le poignet gauche de son frère, puis lui braqua son propre tatouage sous les yeux. Il lâcha ensuite furieusement son bras.
— Ne me prenez pas pour un idiot, elle m’a dit elle-même qu’elle voulait s’en prendre à l’impératrice ! Je ne vous dirai rien. Solène est quelqu’un de bien !
De nouveau, son frère et sa sœur échangèrent un regard étonné.
— Que t’a-t-elle dit exactement ? demanda Donovan.
— Comme si tu l’ignorais…
Il y eut un silence, pendant lequel Thibault observa l’expression de leurs visages. À la réflexion… Peut-être leur air surpris était-il en partie sincère. Personne n’était si bon comédien.
— Lison est beaucoup plus haut placée que nous, dans l’organisation, finit par dire Donovan. Bien sûr, on sait que le but de Diane, en définitive, c’est de renverser le pouvoir en place, mais je suis surpris qu’elle t’ait dit ça. De nombreux membres de Diane ne souhaitent pas particulièrement la mort de l’impératrice Solène. Seulement la destituer. Il y a de gros débats à ce sujet et…
— Lison est plutôt extrême ceci dit, indiqua Zoë d’un ton acéré. Ça ne me surprend qu’à moitié qu’elle fasse partie de ceux qui veulent la mort de l’impératrice.
Donovan lui fit les gros yeux et se tourna vers Thibault.
— Elle nous a fait venir ici quand maman est morte, parce qu’elle y avait des contacts, mais on n’est pas vraiment très actifs au sein de Diane, Zoë et moi.
Thibault continua de les fixer, interdit. Alors comme ça, eux deux n’avaient qu’un rôle mineur ici ? Surprenant. Donovan avait toujours été le meneur de la fratrie.
— Vous allez me faire croire que vous êtes ici contre votre gré ? C’est marrant, parce que je ne vois pas de chaînes à vos chevilles, et on ne vous menotte pas à chaque déplacement… !
— On était contre ça ! rétorqua Zoë avec véhémence. On lui a dit que c’était idiot !
Thibault haussa les sourcils. Alors c’était l’idée de Lison ?
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda-t-il d’un ton mesuré, mais empreint d’une curiosité certaine.
Mieux valait parler de sa jumelle, de toute manière. Si c’était eux qui lui racontaient des choses, il pourrait éviter d’en dire trop au sujet de sa vie au Sommet.
— C’est une sale histoire, répondit Zoë.
Elle affichait une mine grave, mais avait très vite répondu. Elle semblait plutôt contente de pouvoir instaurer le dialogue.
— Mais ça n’est pas vraiment à nous de la raconter, indiqua cependant Donovan.
Ils échangèrent un long regard. C’était comme une bataille silencieuse, et Zoë finit par l’emporter. Thibault se retint de mimer l’envie de vomir. Ça le révoltait, qu’ils affichent ainsi leur éternelle complicité devant lui.
— Fais comme tu veux, lança Donovan d’un ton cinglant.
Zoë lui adressa un sourire, puis se pencha vers Thibault, la mine de nouveau grave.
— Pas longtemps après que tu as été parti, Lison a commencé à aller vraiment mal. Elle en voulait beaucoup à maman pour ce qu’elle t’avait fait. Elle était en colère contre tout le monde en fait… Elle a commencé à chercher à entrer en contact avec des gens… Elle traînait dans des endroits qui avaient une sale réputation, puis elle a fini par rencontrer un garçon. Il s’appelait Ollie.
À l’emploi du passé dans la dernière phrase de Zoë, Thibault devina sombrement qu’Ollie n’était probablement plus aux côtés de Lison à ce jour. Mais il s’abstint de tout commentaire et attendit que sa petite sœur reprenne.
— Elle le côtoyait déjà depuis un moment quand on a enfin appris où tu étais. On t’a vu à la télévision, quand ils ont diffusé les images de l’anniversaire de l’impératrice.
Les joues de Thibault s’embrasèrent au souvenir de cette soirée. Il lui semblait que c’était dans une autre vie. Cela faisait donc huit ans que sa famille savait où il se trouvait…
— Ça a été tellement bizarre, de te voir comme ça. Mais tu n’avais pas l’air d’aller trop mal… Lison pensait que c’était une façade, mais je reconnais que Donovan, Margot, et moi, on s’est dit qu’au moins tu avais l’air d’être bien traité. C’était le cas, n’est-ce pas ?
Thibault lui lança un regard plein de hargne, mais il n’eut pas cœur à mentir. Il aurait presque voulu pouvoir dire que non, juste pour qu’ils culpabilisent un peu plus, mais il ne pousserait pas le vice à cracher sur ceux qui comptaient pour lui.
— Bon, reprit Zoë devant son absence de réponse. Quoiqu’il en soit, ça a été encore pire après ça, pour Lison. Elle ne rentrait presque plus à la maison, elle…
— Pourquoi vous n’êtes pas remontés après mon départ ? la coupa brusquement Thibault.
— Lison s’y est opposée, répondit cette fois Donovan. Elle a dit qu’après ce qu’on t’avait fait, la moindre des choses, c’était de payer un peu en retour. Qu’on aurait été de sacrés hypocrites de profiter de l’argent de ta vente pour vivre mieux, alors que toi, tu étais on ne savait où… Maman a été difficile à convaincre, mais Margot et moi, on était d’accords. Zoë était un peu jeune, elle ne comprenait pas bien…
— M’est avis qu’elle comprenait bien assez de choses, cingla Thibault en jetant un regard oblique à sa plus jeune sœur.
Zoë soupira.
— Ne lui en veux pas, Thibault… la défendit Donovan en posant une main protectrice sur celle de sa sœur. C’était une gamine quand tu es parti, tu le sais.
— Je vous trouve bien exigeants avec moi… « N’en veux pas à Margot, elle est malade », « N’en veux pas à Zoë, elle était jeune », « N’en veux pas à maman, elle est morte ». « N’en veux à personne Thibault ! » … pourquoi vous vous acharnez ?!
— On ne te dit pas de n’en vouloir à personne, Thibault… Mais on n’a pas créé le système. On n’a pas instauré l’esclavage.
— Ah, donc j’ai le droit d’en vouloir au système, alors ? jeta-t-il, la voix chargée d’ironie. Bref. Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ? Pour Lison ?
Donovan baissa les yeux un instant, puis prit une grande inspiration avant de parler :
— Ollie lui a fait rejoindre Diane. Leur milice au Sixième. À l’époque on ne savait pas que c’était eux qu’elle avait rejoints. Mais on s’inquiétait. Elle devenait de plus en plus distante. Puis on a rencontré Ollie, deux ou trois fois, et il nous faisait un peu peur, je t’avoue. Il était toujours en colère, contre tout, et Lison buvait ses paroles… Elle a très vite adhéré à toutes ses idées. Puis est venu l’épisode de pollution en 2712, à la suite duquel maman est tombée malade… Et surtout pendant lequel Ollie est mort. Il était chargé d’escorter les sans-abris et ceux qui ne bénéficiaient d’aucun purificateur jusqu’aux avant-postes de Diane, au Sixième. Ils avaient mis la main sur des masques, pour pouvoir traverser les rues, mais le sien a dû se détraquer. Dès que ça a été un peu respirable à l’extérieur, Lison a rejoint les autres de Diane, et elle s’est mise à sa recherche. Il aurait dû nous rejoindre le soir, mais il n’est jamais venu et elle était morte d’inquiétude. C’est elle qui l’a trouvé. Tout seul, étendu en pleine ruelle… Ça a été la goutte d’eau pour elle, je crois. Après ça, on ne l’a presque plus revue, et les rares fois où elle rentrait, on se fâchait. Puis quand maman est morte, à peu près un an après cette sale histoire, elle est revenue une dernière fois. Elle nous a dit qu’elle descendait au Septième pour rejoindre le cœur de la résistance. Elle nous laissait un mois pour réfléchir à sa proposition de partir avec elle. Elle a pris à sa charge le loyer, afin de conserver l’appartement, mais elle ne voulait pas y rester. Après l’épisode de pollution, moi j’avais perdu mon travail. Le directeur était aussi tombé malade et l’usine a fermé ses portes. Même si Lison payait pour l’appartement, on n’avait plus d’argent… Elle a dit qu’elle couperait les abonnements et qu’on devrait se débrouiller pour les reprendre si on choisissait de rester là. Mais le nombre de chômeurs avait explosé et c’était presque impossible de retrouver du travail. Elle nous faisait déjà une fleur en payant le loyer, mais on s’est quand même senti le couteau sous la gorge. On a accepté de la suivre et c’est comme ça qu’on a atterri ici. Moi, de temps à autre, ils me demandent de participer à des missions ponctuelles, sans grande envergure. Ils ont aussi commencé à approcher Zoë, mais je pense qu’elle restera au même niveau que moi. Lison, elle, est très haut placée dans la hiérarchie de Diane. Ollie était une figure importante du mouvement, et elle a, semble-t-il, hérité de sa volonté.
— Et l’argent de ma vente alors ?
Donovan resta interdit.
— Quoi, l’argent de ta vente ?
— Eh bien il y a eu une plus-value. Vous avez reçu pas mal d’argent quand je suis parti, alors qu’est-ce que vous en avez fait ?
Donovan échangea un regard contrit avec Zoë.
— Tout est passé dans les soins pour maman et Margot, Thibault. Au début on l’a gardé, comme une réserve au cas où… Puis quand elles sont tombées malades, on a dû piocher dedans.
Thibault sentit son cœur se serrer. Il baissa les yeux, s’efforçant de ne pas succomber aux larmes qui menaçaient alors que le dernier visage de Margot lui revenait brutalement en tête.
— Quand est-ce qu’elle est tombée malade ? Margot ?
— Pas très longtemps après maman. Après le pic de pollution, énormément de gens sont tombés malades. Il y a eu beaucoup de morts ce jour-là, et plus encore dans les années qui ont suivi. Pour Margot, ça a traîné en longueur… Au début on pensait vraiment qu’elle s’en sortirait.
Il y eut un silence. Thibault s’efforça d’avaler l’air épais de sa cellule pour calmer ses nerfs. Un malaise grandissant l’assaillait. Il essaya de le chasser. Une image de ciel jaunâtre. Il cligna des yeux pour ne pas le voir. Gabriel qui pensait que Solène était supposée s’inquiéter. Les yeux bleus de Margot. C’était trop récent. Trop vif. Il se râcla la gorge :
— Et… Euh, Lison, qu’est-ce qu’elle fait, exactement ? Elle participe aux attentats ?
Sa voix lui avait paru faible, mais son frère et sa sœur ne semblaient pas s’en être aperçus.
— Elle ne nous dit jamais, répondit Zoë. Mais c’est possible.
Thibault resta silencieux une seconde. Puis il relança :
— Est-ce qu’elle a participé à celui du premier décembre en 2714 ?
Donovan haussa les épaules, mais une nette image de malaise se peignait sur son visage. Il sembla à Thibault qu’il y entrevoyait un aveu et il se précipita dans la brèche :
— J’y étais, indiqua-t-il. Je suis passé à rien d’être asphyxié par vos gaz. Parce que le problème, quand on lâche des gaz mortels à tout bout de champ, c’est que c’est assez imprécis. Ça fait vite désordre.
Les traits du visage de son frère se firent plus douloureux encore.
— On a su qu’après l’attentat, nous autres, précisa Zoë. On a découvert les images à la télévision en même temps que tous les habitants de Délos.
Thibault leva les yeux au ciel, irrité. Elle avait réponse à tout… Si Donovan paraissait peiné, Zoë, en revanche, ne se laissait pas démonter.
— Il y a quand même une chose que je ne comprends pas, reprit Thibault. Comment vous pouvez douter du fait que Diane veut attenter à la vie de l’impératrice ? Ce jour-là, ils ont essayé de la tuer. Et ce n’était pas la première fois qu’ils s’en prenaient à la famille impériale. Ils ont tué ses parents en 2704.
Il avait ponctué ses paroles d’un regard accusateur. Encore une fois, Donovan se contenta de paraître contrit, alors que Zoë plissait les yeux, réfléchissant déjà à sa prochaine réplique.
— Peu importe, soupira Thibault sans leur laisser plus de temps. Je suis fatigué, laissez-moi.
Donovan se rapprocha un peu de lui.
— J’aimerais que tu puisses nous pardonner, un jour, Thibault.
Le jeune homme sentit son cœur manquer un battement. Il entrouvrit la bouche, pour répondre, mais son frère ne lui en laissa pas le temps.
— On est vraiment heureux de t’avoir retrouvé, même si tu es fâché contre nous. Tu nous as manqué plus que tu ne le crois. Te perdre, pas si longtemps après qu’on ait perdu papa, ça a été dur. Pas que ça soit comparable. Te perdre toi, c’était pire, j’espère que tu le sais.
L’émotion serra un peu la gorge de Thibault. Il s’en voulut aussitôt. Pourquoi fallait-il qu’il soit si sensible ? Pourquoi lui laissaient-ils si peu de temps pour digérer sa colère ?
— Je dis ça juste pour que tu comprennes… On attendait avec impatience que tu rentres. Et je sais que Lison est différente de ce dont tu te souviens, mais je suis certain qu’elle aussi, elle avait hâte de te revoir. Elle n’aurait pas pris le risque d’aller t’attendre à l’appartement, si ça n’avait pas été le cas.
— Elle n’est pas revenue me voir, depuis le jour où je me suis réveillé ici…
— Elle est très occupée. Elle viendra, quand elle pourra. Mais je lui en toucherai un mot, si c’est ce que tu veux.
— Qu’est-ce que tu crois qu’il en penserait, papa, s’il nous voyait maintenant ? Maman morte, Margot, morte. Lison révoltée. Vous deux… Je ne sais même pas trop… Et moi…
— Papa était un sale type, Thibault… répondit Donovan d’un ton acerbe. Pour ma part je me moque de savoir ce qu’il aurait pensé de tout ça. C’est sa faute si on en est arrivé là…
Thibault fronça les sourcils et releva lentement la tête vers son aîné. Il lui en voulait toujours pour la caution, alors ?
— Remarque, il t’a toujours adoré, toi, ajouta son frère avec l’ombre d’un sourire. Tu étais son petit préféré… Mais en vérité c’était vraiment un sale type.
— Pourquoi tu dis ça ?
Thibault se sentit très mal à l’aise. Il n’avait jamais entendu Donovan parler de cette manière de qui que ce soit. Pour une raison ou une autre, l’entendre mentionner leur père dans ces termes le blessait plus que tout le reste.
— Il frappait souvent maman, et moi aussi j’ai pris quelques coups. Toi il ne t’a jamais touché, ni les filles… Mais maman et moi on a morflé. Il était comme ça, c’est tout.
— Pourquoi il vous aurait frappé ?
— Pourquoi il nous a frappé ? rectifia Donovan, l’air plongé dans une grande réflexion. Maman, parce que sa tête ne lui revenait plus au bout d’un moment, sans doute. Moi, la première fois c’était parce que je l’ai trouvé au lit avec une de ses maîtresses.
— Une de ses maîtresses ? répéta Thibault d’une voix blanche.
— Comment tu crois qu’il s’est ruiné ? Maman m’a tout raconté…
— Oui, et elle était toujours digne de confiance, elle, rétorqua Thibault, agacé.
Donovan eut un petit rire.
— Écoute, j’ai vu papa la cogner de mes yeux… Elle n’aurait pas dû se venger sur toi, mais papa faisait de sa vie un enfer, et rien ne justifie de s’en prendre à plus faible que soit, juste parce qu’on est insatisfait de sa propre vie.
Thibault observa son frère. À ses yeux, il avait toujours été plus grand, et plus fort. Invincible en somme. Mais au fond, lui aussi, avait été un gamin à un moment. Il eut une pensée fugace pour Gabi, et son cœur se serra. Non, rien ne justifiait de s’en prendre à une personne fragile et sans défense.
— Il t’a vraiment frappé… ?
— Ouais… Jusqu’à ce que je sois trop grand et que je puisse me défendre.
— Je suis désolé pour ça.
Donovan haussa les sourcils. Thibault était sincère, et peut-être l’avait-il senti à l’intonation de sa voix.
— Ça n’est pas ta faute.
— Il était toujours gentil avec moi.
— Tu étais son préféré. Il se voyait un peu en toi, j’imagine.
— Je ne tabasserais jamais ma femme ou mon gosse ! se défendit Thibault avec fougue.
Cette fois, ce fut l’image de Solène, tenant Éos dans ses bras, qui s’était imposée à lui. Donovan haussa un sourcil surpris.
— Non, je veux bien te croire. Tu es caractériel, mais je ne pense pas que tu sois violent.
— « Caractériel », répéta Zoë, amusée. C’est le mot.
Ils échangèrent un nouveau sourire avec Donovan, ce qui irrita Thibault au plus haut point.
— Je voudrais vraiment dormir, maintenant, lança-t-il sans cacher l’agacement dans sa voix.
Donovan le fixa un moment, puis hocha la tête et se leva.
— Je pourrais revenir te voir ?
— Je vais rester là combien de temps ?
— Je demanderai à la patronne.
Thibault soupira, mais il acquiesça. Zoë posa la main une seconde sur sa jambe, la pressant doucement, puis ils quittèrent la cellule, laissant Thibault seul derrière eux.
Humm un chapitre vraiment intéressant. Un peu plus lent, moins dans l'émotion mais nécessaire pour mettre à place les choses entre Don, Zoë et Thibault. On découvre également un peu plus le personnage du père, qui semble effectivement à l'origine de tous les problèmes familiaux. Ca permet aussi de mieux comprendre le comportement de la mère avec Thibault. Tout ça est vraiment écrit avec beaucoup de justesse ! Même si on aurait pu s'attendre à une réaction plus violente de Thib en voyant la figure "sacrée" de son père s'effondrer. Peut-être a-t-il eu trop d'émotions pour réagir... J'imagine en tout cas que tu vas creuser ça dans les prochains chapitres.
Zoë est toujours top, finalement c'est plutôt elle la meneuse de la fratrie. Donovan est moins direct mais s'y prend pas trop maladroitement par rapport à ce que j'anticipais. On sent sa sincérité.
Maintenant que Thibaut a tous ses éléments, difficile de savoir comment il va réagir. Je pense quand même que l'attachement pour Solène et le sommet sera plus fort. Dans un premier temps...
Mes remarques :
"Le recueillement fut silencieux." je trouve que c'est un peu synonyme ? je trouve que tu peux tourner un peu mieux ce passage
"Peut-être leur air surpris était-il en partie sincère." -> peut-être leur surprise était-elle... ? je trouve ça intéressant de plus centrer sur l'émotion que sa manifestation
Je continue !
"on aurait pu s'attendre à une réaction plus violente de Thib en voyant la figure "sacrée" de son père s'effondrer" -> c'est vrai que je suis passée assez vite sur le sujet. Mais il a tellement à affronter d'un coup que c'est difficile. Et sûrement que, mine de rien il était présent. Il a pu faire le lien entre des choses qu'il ne voulait pas voir mais qu'il ne peut pas nier en bloc à présent que Donovan lui dit tout.
"Maintenant que Thibaut a tous ses éléments, difficile de savoir comment il va réagir." -> Ça arrive, ça arrive :D
Le chapitre est globalement bien mené, j'ai noté une partie avec quelques faiblesses dans les notes détaillées.
Trucs pas nets :
Son cœur battait furieusement dans sa poitrine à présent. -> je ne suis pas fan de conclure la phrase par « à présent ». Je trouve que le sens s'oppose à la ponctuation.
Une brutale envie de hurler, quand le silence était de mise -> pourquoi une phrase nominale ? Ça fait bizarre de ne pas avoir de verbe dans le contexte. Il est bizarre, tout ce paragraphe.
la photo de Margot et lui, -> et de lui (sinon c'est dur à lire)
et le cœur du jeune -> je ne pense pas que « et » soit la bonne coordination. Un point-virgule, peut-être ?
leurs airs surpris étaient-ils -> singulier
tu as été parti -> du passé surcomposé ! Youhou ! Ça aussi, ça faisait longtemps que je n'en avais pas croisé, c'est chouette !
une grande inspiration avant de reprendre -> d'expliquer ? On a déjà reprendre quand c'est Zoé qui poursuit sa tirade
Je te remercie pour tes remarques, je vais reprendre tout ça :)
Je viens de finir la lecture de ce chapitre et comme d'habitude, j'ai pris beaucoup de plaisir à le lire.
Très content de l'entrée en scène de Donovan, les descriptions que tu en fais et sa manière d'être sont fidèle au personnage que j'imaginais. C'est aussi très chouette d'apprendre l'histoire de Lison et celle d'Eric par sa bouche ca rajoute du poids au personnage et à leur famille !
J'imagine qu'au bout d'un moment Lison va finir par apprendre que Thibault a un fils avec Solène, je me délecte déjà. =)
Je n'ai pas vraiment de remarque à faire le chapitre se lit tout seul et c'est très agréable.
Juste une petite chose. On se rend compte avec les minis chapitres que Gabriel et Thibault ont une relation amoureuse. Je trouve cela un peu bizarre que cela soit présenté comme ca ( par le point de vue de Gabriel et de manière très rapide) Attention je ne dis pas que c'est une mauvaise chose, je trouve juste ce choix surprenant. Je pensais que leur histoire aurait une place plus grande dans l'histoire.
Je lierais la suite très vite.
Bonne journée et à bientôt !
Contente que les retrouvailles Thibault-Donovan t'ait plu !
Je reviens sur ta remarque sur la relation Gabriel-Thibault. Tu veux dire que ça n'était pas assez clair avant ce point ? Que j'aurais dû le développer davantage en première partie ? Que c'était trop court pour le reprendre sur le pdv de Gabriel de manière naturelle ?
Merci, à bientôt ! ^^
Après je comprends l'idée, je trouve aussi ca normal de pas la décrire du point de vue de Thibault, mais je sais pas j'ai l'impression que c'est dit sans trop être important.
Je sais pas si tu vois ce que je veux dire.
Si ce n'est toujours pas claire n'hésites pas. ;)
Je suis sur une troisième réécriture là, où j'essaye d'aller un peu plus dans les émotions de Thibault notamment, du coup j'essayerai d'y accorder davantage d'importance !
Merci de ton retour ^^