Au diable la recommandation des Onze, au diable les inquiétudes de Luni ! Elle se leva d’un bond, affolée, confuse, éperdue. Dans l’impulsion, l’affichette voleta dans les airs et atterrit sur le parquet. Nephir souriait toujours, souriait à son public, souriait de sa traîtrise. Ses yeux noirs, vivants, flamboyants, transpercèrent la silfine. Les mots de Fiodor résonnèrent à son oreille : Crois-tu que ta famille est en sécurité ?
Amy, Livie… Elle devait retourner dans son monde, s’assurer de leur sécurité. Tremblante, elle enfila à la hâte une jupe de tweed, un corsage de lin blanc et un boléro, sous lequel elle prit soin de dissimuler une dague à la lame d’acier. Si Nephir tentait de s’en prendre à sa famille, elle saurait l’accueillir. Les Onze ne me maintiennent pas encore prisonnière, n’est-ce pas ? songea-t-elle en fermant la porte de ses appartements.
Mince silhouette incognito que le clair de lune prit un malin plaisir à souligner, Keina s’enfuit du Château. Les talons de ses bottines claquèrent – un peu trop fort à son goût – sur les pavés de la Voie Blanche. Autour d’elle, le Royaume se recroquevillait dans la nuit, engourdi par les frimas de novembre. La silfine murmura trois fois le nom de son elfide, et Lady apparut enfin, trottant à sa rencontre. Son pelage luisait d’une teinte turquoise qui fit naître un sourire sur les lèvres de sa maîtresse.
— Tu sais, Lady, lui susurra-t-elle à l’oreille en flattant son encolure, je doute que l’on passe inaperçues dans Londres avec cette couleur. Dans mon monde, les chevaux bleus ne courent pas les rues !
L’elfide cligna de ses longs cils et sa robe se métamorphosa pour arborer une couleur isabelle. Keina hocha le menton, grimpa sur la jument et lui intima un ordre mental qu’elle mit aussitôt en action.
Le vent sifflait à ses oreilles. Les portes du Royaume fermaient l’horizon, tâches de ténèbres qui avalaient les rayons de lune. La Rivière du Milieu, si calme lorsqu’elle sinuait entre les deux voies principales, lâchait ses eaux furieuses contre le basalte de la montagne avant de se perdre dans les profondeurs. Le hurlement des flots rompait la paix nocturne, comme si le diable lui-même lançait un avertissement à quiconque voulait s’esquiver.
Dès qu’elle fut proche de la Trouée, Lady ralentit. Keina sentit son cœur tambouriner contre sa poitrine. Tout était perdu ! Les portes refuseraient de la laisser passer, et la malice de Nephir l’emporterait ! Elle retint sa respiration, puis expira en douceur lorsque les gonds se mirent en branle, étouffé par le tumulte des courants qui s’enfonçaient dans l’abîme. Peu à peu, la Traverse se révéla à elle, scintillant dans la nuit comme un éperon d’émeraude. L’autre extrémité lui dévoila un amalgame de magie pure qui palpitait dans l’obscurité. Le Passage.
Derrière se trouvait sa bonne et vieille Londres, le district de Camden, Russell Square Garden et ses élégantes du dimanche, la douillette maison de ville qui se dressait au 22, Bloomsbury Square, et en son sein, sa propre famille. Amy qui l’avait élevée comme sa fille, Edward son frère d’adoption, Mary la domestique, Martha, Joanna et William, ses trois adorables élèves, et même ce vieux hibou de Georgianna !
Elle inspira de nouveau. Six mois plus tôt elle avait emprunté cette route, la peur au ventre. Aujourd’hui, les sentiments qui l’animaient n’avaient plus rien à voir avec l’appréhension d’une nouvelle vie. De l’autre côté l’attendait son véritable foyer. Chez soi, c’est là où on se sent bien. C’est là où notre cœur a chaud.
Les mots résonnèrent à son oreille, lointains, presque effacés. Réussirait-elle à réchauffer son cœur frigorifié ? Ou bien rencontrerait-elle Nephir sur son chemin ? Peu importe ! hurla sa conscience. Tu dois t’assurer de la sécurité des êtres qui te sont chers. Si Nephir te poursuit jusque chez toi, alors tu l’affronteras.
L’injonction qu’elle donna à Lady était irrévocable. Elle ne ferait pas marche arrière.
De l’autre côté, le fog londonien n’avait guère changé. Keina prit une longue inspiration et sourit pour elle-même. Enfin, elle était chez elle. Le visage qui l’avait conduit jusqu’ici flottait, presque insignifiant, dans un recoin de son cerveau. L’air qui lui piquait les poumons, les relents des égouts, la fumée des usines, la boue crasseuse qui maculait les pavés… eux étaient palpables, concrets !
La silfine toussa, désaccoutumée de cette atmosphère lourde qui contrastait avec le souffle magique des montagnes du Royaume. Six mois… six mois seulement lui avaient suffi pour perdre ses repères.
Elle sauta au bas de son elfide et fit un tour sur elle-même pour apprécier l’endroit. Après avoir hésité à l’entrée du Passage, Lady, nerveuse, l’avait finalement emmenée dans un cul de sac tranquille, éclairé par un unique gaslight. Keina caressa ses naseaux pour calmer l’inquiétude qui agitait encore son épiderme.
— Rassure-toi, Lady, tu ne t’es pas trompée. Je suis chez moi ! (La jument hennit doucement.) Je vais m’assurer qu’Amy se porte bien et prendre des nouvelles de Livie. Et quand je reviendrai, tu seras là, n’est-ce pas ?
Un second hennissement. Keina effleura son pelage du bout des lèvres et courut à l’autre bout de l’impasse. La rue bouillonnait d’une agitation nocturne qu’elle reconnaissait entre mille. Hauts-de-forme en goguette et melons égrillards naviguaient joyeusement de pub en pub, la démarche houleuse guidée par l’écho des pintes. Parfois un groupe harponnait une femme en cheveux dont les gloussements espiègles répondaient au tohu-bohu des salles enfumées. Soho !
Elle se pinça une lèvre, le cœur battant. À quelques rues de là seulement, sa maison l’attendait. Sans réfléchir, elle héla un fiacre vide qui passait. Elle piocha dans sa bourse quelques shillings inutilisés au Royaume et grimpa dans l’habitacle.
Lorsque l’élégante façade de briques se profila dans le halo des lampadaires, la jeune fille sentit son cœur lui manquer. La voiture eut à peine le loisir de marquer l’arrêt : Keina s’était déjà précipitée sur les marches du perron.
Elle agrippa le heurtoir et toqua à tout rompre. Les fenêtres du rez-de-chaussée projetaient à travers les rideaux une luminosité diffuse. Amy veillait certainement, dévorant quelque traité sur la condition féminine. La porte s’ouvrit à demi, révélant à la lueur d’une lampe à pétrole le visage circonspect de Mary. Une surprise mêlée d’un soupçon de frayeur s’y imprima lorsque la domestique reconnut Keina.
— Oh ! Mademoiselle Nana, c’est vous ?
Elle fit glisser le taquet et lui céda le passage.
— Mrs Richardson est dans le salon, elle sera ravie de vous revoir, dit-elle d’une toute petite voix en la débarrassant de son manteau.
Aucune question, aucune remarque, sur cette arrivée tardive et impromptue. La discrétion de Mary Cooper ne s’était pas dissipée au fil du temps. A contrario, les cris d’Amy retentirent si fort dans la maisonnée qu’ils éveillèrent en sursaut Georgianna, que la migraine tenait au lit. Flanquée de ses enfants encore ensommeillés, elle fit irruption dans le salon en chemise et bonnet de nuit, la mine effarée et la tresse de travers. Quelle était cette catastrophe ? Le feu, l’inondation, un accident ? Rien de tout cela, lui répondit la mine réjouie de sa belle-mère : simplement le retour de Nana.
Dès qu’ils la virent, Martha, Joanna et William se ruèrent dans ses jupons. Keina les enlaça en riant, puis leva son regard sur Georgianna. La mine qu’elle allongeait aurait pu illustrer le plus dévastateur des cataclysmes, et procura assez de bonheur à Keina pour lui retourner un sourire triomphant.
Après avoir demandé du thé, Amy s’installa aux côtés de sa petite protégée. Les enfants étaient repartis se coucher avec la promesse de la retrouver au réveil, et les époux Richardson attendaient l’explication que leur devait Keina. La maîtresse de maison les congédia aimablement. La jeune fille avait fait un long voyage, et souhaitait sans doute se reposer.
Dès qu’elles furent seules, Keina put enfin se confier à sa protectrice. Amy l’écouta religieusement. Elle ne connaissait pas toute l’histoire du Royaume, mais en savait suffisamment pour comprendre les frayeurs de la silfine. Un froncement de sourcils accueillit la nouvelle de son évasion. Légèrement honteuse, Keina voulut la rassurer en lui affirmant qu’elle avait laissé un message à l’attention de ses amis. Après tout, se justifia-t-elle mentalement, son anxiété légitimait bien un petit mensonge.
La vieille dame exerça une pression chaude sur le dos de ses mains. Pour changer le tour de la conversation, elle lui annonça que son fils venait de faire installer le téléphone dans la maisonnée.
— Si tu avais pu voir la tête de Georgianna ! Je ne comprends pas pourquoi elle est à ce point réfractaire à toute forme de progrès. Quel dommage qu’Olivia en soit privée ! Le Hampshire est si loin de Londres. Oh, sais-tu que j’ai reçu une lettre de sa part, il y a deux jours ? Elle vient pour la saison avec les enfants. Le presbytère ne peut pas se passer longtemps de mon beau-fils, mais il nous rejoindra dès qu’il en aura l’occasion. Si tu me promets de prévenir tes tuteurs, peut-être pourras-tu profiter de sa présence. Oh ! Ne serait-ce pas formidable ? Comme au bon vieux temps ! Tu seras notre invitée. À ce propos, je suis persuadée que tu détesteras la nouvelle gouvernante. Georgianna l’a recrutée sans aucun doute pour se venger de moi. Va, ne t’en fais pas. Ce que tu as cru voir sur cette vieille affiche n’était probablement qu’un tour de passe-passe, une mauvaise plaisanterie. Au diable le Royaume Caché, au diable ses intrigues qui me dépassent ! Pour l’heure, je suis bien aise qu’elles t’aient ramenée à nous.
Tandis qu’elle l’écoutait, Keina la revit, l’affiche et son anomalie, ce visage glacé qui semblait la poursuivre où qu’elle se trouve. Alors qu’elle contemplait les flammes d’une bougie qui achevait de se consumer sur le piano, la terreur se lova au creux de son ventre, remonta jusqu’à son œsophage, noua ses cordes vocales.
Tout doucement, la vieille dame passa ses mains autour des épaules de sa protégée et la guida contre sa gorge généreuse, tandis que ses lèvres entamaient une berceuse aux intonations douces. Keina ferma les yeux et se concentra sur ses propres battements de cœur. Le geste, si souvent exécuté lorsque, enfant, elle était prise de terreurs nocturnes qui la tétanisaient, réchauffa la jeune fille. Tout allait bien. Elle était chez elle maintenant.
Keina se laissa convaincre de rester quelques jours de plus. Chaque matin, elle se promettait d’envoyer un message au Château afin de rassurer Luni, Lynn et ses tuteurs, mais repoussait sans cesse son devoir. Sans qu’elle s’en rendît compte, le tourbillon de la vie mondaine l’avait déjà entraînée loin des turpitudes du Royaume.
Elles sortirent au théâtre, sillonnèrent les cercles et les salons. Amy persuada Keina de l’accompagner à plusieurs réunions de suffragettes. Car l’Histoire était en marche ! Du National Union of Woman’s Suffrage Society, un nouveau courant avait émergé à Manchester.
Le WSPU, las de discussions fertiles, préconisait des actions plus offensives à l’égard du gouvernement. Menées par Emmeline Pankhurst qu’Amy connaissait de longue date – leurs défunts maris avaient fréquenté ensemble les bancs de l’université, les suffragettes étaient nées. Et elles comptaient bien se faire entendre ! Après d’interminables échanges téléphoniques, la veuve s’était proposé de recruter des adeptes à Londres. De la Chambre des Communes aux rues de la City, les dames en colères s’apprêtaient à scander à la face du monde leur cri de guerre : Deeds, not words !
Keina était ravie de se consacrer à une cause qui n’incluait ni sombre complot ni magie capricieuse. Cependant, le retour dans ce monde la fatiguait plus que de raison. Elle devait fournir un effort constant pour canaliser la magie qui s’échappait sans cesse de son corps. Les résidents qui sortaient du Royaume emmenaient avec eux une quantité limitée de magie dont ils devaient disposer avec parcimonie. Dans son cas, le réservoir ne semblait vouloir se tarir, et contenir ce flot inextinguible la laissait à la limite de ses forces. Au fil des jours, son teint pâlissait.
— L’temps de Londres n’vous convient plus ben, mam’zelle Nana, commenta un jour la cuisinière, alors que la jeune fille était venue chaparder quelques pommes. Ah ça, les Amériques doivent vous manquer, pas vrai ?
Ce matin-là, la neige avait saupoudré la ville d’une fine couche de neige, et un parfum de fête se répandait par les rues. Dans le courant de l’après-midi, un fiacre en provenance de la gare devait déposer Livie et ses deux enfants devant la porte. Pour l’heure, la maison somnolait.
Edward s’était rendu à la banque, Georgianna ruminait ses humeurs dans le salon, la gouvernante promenait les enfants au parc et Amy bataillait au téléphone pour obtenir une communication avec Edith Stewart, une jeune suffragette qui avait entamé une grève de la faim.
Keina lui retourna un sourire las. Alors qu’elle s’apprêtait à répondre une banalité, Mary fit irruption dans la cuisine, un plateau en main.
— Du thé pour Mrs Richardson, claironna-t-elle d’une voix fluette en déposant son fardeau sur un coin de la table.
Elle remarqua la présence de Keina et lui lança un regard dans lequel palpitait une étrange lueur teintée d’angoisse.
— Partez d’ici, susurra-t-elle, avant qu’il ne soit trop tard !
Keina sursauta. Un froid polaire l’environna soudain. Une seconde, puis tout revint à la normale. La cuisinière se tourna vers Mary et lui raconta les derniers ragots. Sur le feu, la bouilloire sifflait. Le cœur de Keina battait la chamade. Machinalement, elle enroula ses bras autour d’elle, comme pour se protéger d’un péril venu de nulle part et partout à la fois. La fatigue la maintenait dans un brouillard confus. Les mots de Dora résonnèrent dans un coin de son esprit. Tu dois t’en aller…
Mais elle était partie. Elle avait quitté le Royaume et ses menaces perpétuelles, elle était retournée chez elle ! Devait-elle fuir à nouveau ? N’y avait-il aucun lieu dans l’univers où elle trouverait sa place ?
L’arrivée d’Olivia chassa l’incident de son esprit. Alors que la jeune femme descendait du fiacre, un bébé endormi entre ses bras et une fillette haute comme trois pommes accrochée à ses jupes, Keina apparut dans l’entrée, un sourire radieux épinglé sur ses lèvres. La surprise de Livie fut telle qu’elle faillit lâcher son petit dernier. Les embrassades durèrent un peu plus que ce que la convenance exigeait. Les enfants furent confiés à la gouvernante, et les deux amies s’enfermèrent dans une chambre pour y converser en paix.
Une main devant la bouche et les yeux en soucoupe, Livie s'ébahissait, s’indignait, s’émerveillait à mesure que Keina déroulait le récit de ses aventures. Affalées comme deux adolescentes sur son ancien lit, elles rattrapaient six mois de séparation.
— Je m’étonne que tu n’aies pas reçu mes courriers, fit remarquer Keina en croquant dans une pomme. Comme tu as dû me trouver ingrate ! Pourtant le service postal du Royaume fonctionne à merveille.
— Oh, tu sais, le presbytère est vraiment loin de tout. N’en parlons plus ! Ça me rappelle que demain, maman tient un meeting auquel nous sommes invitées.
— Ah, ça ! Je crois qu’elle veut nous voir hurler des obscénités aux aimables policemen pour être fière de nous. Amy a parfois de drôles d’idées.
— Maman a toujours des drôles d’idées. Bah, ça peut être amusant, non ? Alors, ce Luni, que t’a-t-il répondu ? Qu’il était un mufle et qu’il voulait t’épouser sur le champ ? Si c’est le cas, j’espère que tu as rejeté sa demande. Il faut leur apprendre un peu, à ces hommes ! Maman te sera de très bons conseils à ce sujet.
Le nez dans son fruit, Keina manqua de s’étouffer de rire. Elles discutèrent de tout et de rien jusqu’à l’irruption d’Amy qui les requérait pour le souper.
Le lendemain, la journée s’annonça aussi belle que la veille. La neige étincelait sous l’azur. Réunies dans le salon – Georgianna s’y était opposée farouchement, mais avait dû s’incliner devant la détermination de sa belle-mère, les suffragettes se disputaient pour convenir des meilleures méthodes à adopter face au gouvernement. Chaque décision demandait au préalable l’accord d’Emeline Pankhurst qui menait le mouvement depuis Manchester. Devaient-elles entamer une grève de la faim, organiser un sitting dans Hyde Park, investir les bancs du Parlement ?
Assise au fond de la pièce sur une chaise de paille inconfortable, Keina se frotta le front. Le bruit martelait ses tympans. Trop de monde, trop de chaleur. Elle adressa un sourire d’excuse à Olivia qui s’efforçait sans grande conviction de suivre la polémique, et se leva pour prendre un bol d’air.
Le froid piquant de l’extérieur l’apaisa légèrement. Elle descendit les marches du perron et s’installa sur la première d’entre elles, frictionnant ses mains pour les réchauffer. Sur le trottoir, un groupe d’enfants s’activait autour d’une masse de neige et de boue qui ressemblait vaguement à un bonhomme. Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’elle se remémorait les œuvres calamiteuses qu’elle et Livie confectionnaient chaque hiver.
Égarée dans ses souvenirs, elle vit trop tard la volute de magie qui s’était échappée de sa paume et voltigeait dans les airs. Elle se dressa d’un bond et tenta de la dissiper du dos de la main. Une petite fille s’approcha d’elle, contemplant avec de grands yeux étonnés la spirale de jade. Elle leva un gant hésitant vers les particules en suspension dans l’atmosphère.
— Qu’est-ce que c’est ? De la neige ? demanda-t-elle d’une minuscule voix.
À peine eut-elle touché la magie qu’elle poussa un cri aigu. Horrifiée, Keina plaqua une main devant sa bouche, une exclamation sourde coincée au fond de sa gorge. Au bout du bras tendu, la mitaine s’était dissipée, laissant apparaître derrière elle le métal d’un réverbère. Les particules s’agitèrent un instant, puis, mues par un sortilège inconnu, fusèrent dans l’ouverture béante de la manche. Muette, la petite leva vers la silfine un regard où la tristesse le disputait à une pointe de curiosité, puis elle cligna des yeux, une fois, avant de s’évaporer.
Keina resta tétanisée quelques secondes, le cerveau asséché. La fillette avait disparu. Disparu ! Comment ? Le danger rôdait autour d’elle, et elle qui n’était pas prête… Elle s’engouffra dans la maison. Escalada quatre à quatre les escaliers du vestibule. Sa dague ! Elle l’avait soigneusement camouflée sous un oreiller, dans sa chambre.
— Nana ! Que se passe-t-il ? Je sais que cette assemblée n’a rien de passionnant, mais maman s’inquiète de ne plus t’y voir.
Elle s’arrêta net au milieu des marches et se retourna vers Olivia. Le froid paralysait son cœur. Son corps entier refusait d’obéir. Une drôle de sensation comprima sa poitrine. Du déjà-vu…
Keina ouvrit la bouche, voulut murmurer une excuse et sentit ses jambes s’affaisser sous ses tremblements nerveux. Elle s’accrocha à la rampe, blanche comme la mort. Elle incarnait cette silhouette menue qui descendait à sa rencontre, et Olivia, paisible, l’attendait sur le seuil de son foyer.
C’était cette image, exactement celle-là, qu’elle avait appréhendée, lumineuse comme le flash d’un éclair, lors de sa première visite chez Anna-Maria. Sous l’effet de l’émotion, la magie commença à se déployer en de larges torsades qui s’accumulèrent au-dessus de sa tête. Olivia grimpa les marches pour se porter à son secours.
— Seigneur tout puissant, Nana, que t’arrive-t-il ?
Méfie-toi des illusions… L’avertissement entama une gigue au rythme des longues fibrilles qui tourbillonnaient autour d’elle, toujours plus hautes, toujours plus amples. Méfie-toi des illusions, méfie-toi des illusions, méfie-toi des illusions…
Le monde se brouilla. C’était comme se retrouver au milieu d’un tableau dont les couleurs s’effaçaient sous l’effet d’un dissolvant. Le long du mur, le papier peint se mit à dégouliner, formant un contraste chaud avec les glyphes turquoise qui s’échappaient par tous les pores de sa peau. La rampe d’escalier se déforma sous les phalanges de la silfine.
Quelques suffragettes firent leur apparition dans le hall, poussèrent des glapissements aigus et se ruèrent sur la porte grande ouverte. La bise s’y engouffra, souleva les jupes de Keina et virevolta jusqu’au plafond dans un maelström verdoyant. Sur le palier du premier étage, la silhouette osseuse de Georgianna se profila dans la lumière, ses grands yeux de chouette roulant dans tous les sens.
— Par tous les saints ! Voilà donc le piège concocté par Nephir, chuinta-t-elle avant de reprendre contenance sous l’air médusé de ses deux belles-sœurs. Toutes ces années à ne faire qu’attendre ! Je commençais à m’ennuyer. Mary ! (La soubrette apparut dans l’entrée.) C’est l’heure, nous partons.
Elle descendit l’escalier avec un détachement insolite et dépassa sans un regard Keina et Olivia, figées de surprise. Elle se para d’une élégante cape de fourrure et traversa le perron, suivie de la petite domestique.
La silfine se dégagea de l’étreinte de sa sœur adoptive et bondit, son cœur battant à tout rompre. Les événements surpassaient son entendement. Dans sa précipitation, elle dérapa sur une langue de magie dévorant les degrés, posa le pied sur une marche qui n’existait plus et s’écroula dans les bras d’Amy, qui venait de surgir du salon.
— Keina, est-ce que Nephir est la cause de tout ça ? demanda sans ambages la maîtresse de maison.
La silfine leva vers elle un regard confus. L’énergie enchantée s’attaquait à présent aux murs eux-mêmes, qui s’effaçaient aussi facilement que l’encre au contact de l’eau. Par-dessus l’odeur de neige et de thé froid, un parfum soufré saturait l’atmosphère. Livie, qui avait sauté au bas des marches pour fuir le néant, s’agrippa aux épaules de Keina.
— Que Dieu et le Roi nous viennent en aide, chuchota-t-elle, des sanglots dans la voix. Puis, plus fort : mes enfants ! Je dois…
Elle s’élança au dehors, suivie du reste de la famille. Le choc les immobilisa toutes les trois. Une pénombre verdâtre avait envahi la rue. S’échappant toujours de la silfine, la magie s’amoncelait dans le ciel en un brouillard dont les reflets dansaient avec la neige. Les toits des immeubles environnants s’étaient évaporés. La nuit avait englouti la ville. L’univers rétrécissait, grignoté par l’essence féerique.
— Mes enfants ! hurla Olivia entre deux sanglots. Keina, fais que ça cesse ! Fais que ça cesse !
Keina acquiesça sans comprendre, le cerveau prisonnier d’un monstrueux iceberg. Anéantie par la douleur, elle ne contrôlait plus rien, ni sa magie, ni ses pensées. Amy enveloppa de ses bras les deux sœurs adoptives et entama une comptine boiteuse. Contre sa poitrine bienveillante, Keina ferma les yeux, priant pour se réveiller, pour exorciser le cauchemar, au rythme de ses battements de cœur.
Chez soi, c’est là où on se sent bien. C’est là où notre cœur a chaud.
Méfie-toi des illusions, lui souffla Anna-Maria. Les battements cessèrent en même temps que la comptine. Soudain consciente du vide autour d’elle, Keina rouvrit les yeux et s’effondra. Au lieu de l’herbe enneigée du jardin, sa joue percuta une pierre dure et glacée. Amy et Olivia avaient disparu, de même que le monde qu’elle connaissait.
Combien de temps resta-t-elle allongée sur le sol, le cerveau vidé de sa substance, les muscles engourdis ? Elle n’en avait pas la moindre idée.
Une église carillonna dans le lointain. Au moins était-elle quelque part. Elle se releva avec peine et pivota sur elle-même. Sordide fut le premier mot qui lui vint à l’esprit. Une nuit épaisse et poisseuse baignait un coin de rue aux façades délabrées. Il n’y avait plus trace de sa magie dans l’atmosphère. À la place, un relent âcre d’égouts, de légumes avariés et de hareng macéré lui agressa les narines. Un greffier feula dans la pénombre, avant de dégringoler d’un monceau d’ordures qui bordait une palissade pourrie.
Keina voulut appeler Lady, mais l’elfide semblait hors de sa portée mentale. Prise d’angoisse, elle tenta d’exécuter dans le creux de sa main un glyphe enchanté, sans résultat. Sa magie s’était épuisée.
Elle releva la tête, désemparée, et plissa des paupières. Deux silhouettes venaient d’apparaître dans la lumière fade d’une lanterne. Le désarroi l’écrasa comme une masse. Elle était seule… et sans défense.
— Est-ce Nephir qui vous envoie ? souffla-t-elle d’un ton las. Ordonnez-lui de me rendre ma famille.
— Dis donc, mais c’est qu’elle a de la suite dans les idées, la geignarde ! commenta celle de droite, un petit bout de femme au visage sec, son cou de cygne enserré dans un col montant qui lui donnait l’allure d’une autruche.
L’autre, une géante vêtue de bloomers amples, resserra sa prise sur le pistolet qu’elle brandissait à bout de bras.
— Ya plus d’famille, ma beauté. Le beau rêve est terminé. Nephir t’attend.
— Ça fait quoi d’apprendre que son monde n’était qu’illusion ? enchérit l’autruche avec un gloussement.
Dans la confusion de ses sens, Keina se surprit à appeler Luni à l’aide, mais à quoi bon ? Il ignorait où elle se trouvait. Affolée, elle essaya de propulser une salve de magie en direction de ses assaillantes. Le chuintement misérable produit par ses phalanges occasionna une autre hilarité.
— T’excite pas, ma poulette ! clama la femme aux bloomers. C’que Nephir n’t’a pas enl’vé a foutu ton monde en l’air. T’es à sec, y paraît. À c’t’heure, tu n’as plus qu’la vie. Dommage pour toi. Fini les illusions !
Elle tira. La balle déchira l’espace dans une détonation puissante, terriblement réelle, terriblement concrète.
Une larme sillonnant le long de sa joue, Keina ferma les yeux. Des ombres familières exécutèrent une danse macabre dans son esprit : Amy, Livie, Mary, Edward, Aaron, Joanna, Martha, William, Georgianna, suivis de Lynn, Ekaterina, Cinni, Pierre, Olga, Erich, Anna-Maria, Atalante, Dora et Luni, en dernier, son regard bleu accroché au lointain. Pardonnez-moi…
Les ténèbres l’engloutirent.
(En passant, une remarque qui m'est venue comme ça, mais je trouve Lady d'une patience infinie. Elle est toujours fidèle et affectueuse alors que Keina ne vient jamais lui rendre visite. Ça me rend un peu triste pour elle. ^^)
Et pour Lady... tu as raison, il faudrait que je la fasse apparaître plus souvent. Après, ça reste une espèce sauvage et indépendante, pas un "vrai" cheval domestique !