Les murs convexes diffusaient une luminosité de jade qui accordait au mobilier sommaire une aura de féerie. Au-dessus de Keina, un dôme de verre donnant sur la nuit lui renvoya son reflet déconcerté. Derrière une table de pierre arrondie en croissant de lune, les Onze Mages, les éminences grises du Royaume, présidaient la séance. La silfine retint une exclamation : au centre sommeillait le vieillard qu’elle avait croisé dans la matinée.
Sa mémoire le restitua aussitôt. À l’instar des dix autres, elle l’avait vu lors du couronnement des Reines et en avait gardé sur son cœur une marque indélébile, comme l’empreinte d’une photographie. Il s’agissait bien de lui, Mirddin au regard perçant et sa belle et éternelle compagne Vivlain. À sa gauche, Maedb la guerrière, la ténébreuse Circé, Sonkôshi le roi des singes et Loki le facétieux, sur sa droite Elegast, Nang-faa l’oiseau-fée, dame Perchta et Hermès aux pieds ailés, tandis qu’au-dessus de l’assemblée voletait la petite fée Titania.
C’était ainsi que Cinni, à ses côtés, les avait nommés alors qu’elle n’avait que trois ans. Plus tard, elle n’avait pas osé lui demander s’il s’agissait d’identités d’emprunt, de commodes pseudonymes, ou s’ils étaient réellement les personnages légendaires que leur nom sous-entendait. À cet instant, alors qu’elle les découvrait dans la lumière douce du cabinet, la question surgit à la surface de son esprit. Quelqu’un prit la parole à sa gauche.
— Vous voilà enfin. Je te remercie, Moko.
Ce dernier s’éloigna à reculons et referma la porte derrière lui. Keina découvrit l’assemblée qui l’encerclait. Celle qui venait de parler d’une voix inflexible n’était autre qu’Aëlle, la Reine Blanche. La Reine Noire s’était retirée dans un angle. Luni et Olga occupaient le mur opposé avec deux anonymes, une petite femme maigre aux cheveux noirs enserrés dans une résille et un garçon élancé, dont le regard sombre la foudroya. Derrière elle, postée à côté de la porte, Atalante se tenait droite, grave et silencieuse dans un costume gris ardoise.
Keina leva un sourcil. L’association de toutes ces personnes lui sembla incongrue, presque anormale. Que faisait-elle parmi eux ? Le vieillard – Mage, corrigea-t-elle en pensée – parut s’éveiller et se mit à parler, de la même voix légèrement éraillée qui l’avait apostrophée sur la colline.
— Bien. Après cette courte pause, nous sommes en mesure de poursuivre nos palabres. Fiodor, répondez-nous à présent. Connaissez-vous la silfine ?
— Allez au diable, cracha le garçon.
Du russe. Keina laissa les paroles dériver dans son esprit avant que sa magie ne lui en traduise le sens. La femme aux cheveux charbonneux se plaça devant lui et, sans souffler mot, le gifla.
— Votre faconde nous impressionne, ricana Loki.
Au même moment, Vivlain se leva, les boucles dorées éparpillées sur ses épaules.
— Parle, Fiodor, ou tais-toi à jamais. (Sa voix n'incluait ni injonction, ni animosité. Elle parlait comme on fredonne une berceuse, et pourtant nul à cet instant n’eût osé l’interrompre.) Tu es entré en contact avec Nephir. Tu lui as parlé. Que t’a-t-elle dit au sujet de Keina ? Que t’a-t-elle enseigné ?
Un sourire sans joie étira les lèvres du jeune Fiodor. Quel âge pouvait-il avoir ? Seize, dix-sept ans ? Son regard semblait si vieux…
— Ce qu’elle m’a enseigné ? À vous haïr de toutes mes forces, de toute mon âme ! Elle est entrée dans mes cauchemars, m’a forcé à contempler ce qu’ils contenaient. Et savez-vous ce que j’y ai vu ? (Il se tourna vers Luni.) Vous, les Silfes ! Si beaux, si nobles, si parfaits ! Les héritiers des Elfes et de leur sagesse éternelle ! Les Maîtres du Royaume Caché ! Ha ! Vous êtes une gangrène, croupissant dans la fange de vos coutumes absurdes ! Vous n’êtes qu’une anomalie. Le Royaume n’est qu’une anomalie, et Nephir restaurera l’ordre des univers. Et vous le savez ! Et c’est pour cela que vous cherchez à lui nuire ! Lorsqu’elle triomphera, l’Avaleur de Mémoire régnera sur les mondes.
Abasourdie par la situation, Keina regarda l’adolescent déverser sa rancune envers les Mages, les Silfes et le monde entier. Elle comprit soudain que la femme qui rougissait de honte à ses côtés était sa mère.
Elle coula un regard vers Luni, s’attendant à le voir indigné, mais le trouva au contraire nerveux, les yeux détournés sur le derby qu’il tenait entre ses mains. Son attention se reporta sur les Onze. Un court silence s’installa, puis Maedb prit la parole.
— Bien, il semble évident que nous n’obtiendrons rien de plus. Passons donc. Keina, nous vous avons convoquée pour décider de votre avenir. Il est maintenant admis que Nephir possède le moyen de passer un message entre les mondes, et qu’elle désire votre capture. Ceci est intolérable et nous prendrons les mesures qui s’imposent. Il est dorénavant hors de question que vous fassiez partie du service actif. Nous devons vous protéger.
Le cœur de la silfine bondit à cette annonce. Quoi ! On voulait la reléguer dans ses appartements pour qu’elle y attende bien sagement son destin ?
— Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit ? Keina n’est pas en sécurité au Royaume. Une créature s’en est prise à elle à plusieurs reprises ! Croyez-vous que le suicide d’Anna-Maria soit une coïncidence, au moment où Nephir se manifeste à nouveau ?
Keina adressa un sourire discret à Atalante qui venait de prendre sa défense, mais Circé proféra d’une voix aiguë une remarque désobligeante. Une partie de l’assemblée émit des pouffements discrets. La silfine sentit le regard lourd de Fiodor se poser sur elle, et s’efforça de l’éviter.
— Allons, allons, tempéra la sage voix de Mirddin. Nous ne sommes pas ici pour vilipender quiconque. Nephir est une menace où qu’elle soit. Jadis nous l’avons appris à nos dépens. Keina n’est plus une enfant. (Il posa son regard clair sur elle, comme pour lui rappeler le moment qu’ils avaient partagé ensemble.) Je n’apprécie guère l’idée d’entraver sa liberté.
Un brouhaha s’éleva aussitôt entre les Onze et les deux Reines, qui, comme d’habitude, étaient en désaccord. Aëlle, avec qui Keina avait déjà eu plusieurs entretiens, défendait son droit à sortir du Royaume.
Atalante se mordit les lèvres, soucieuse, mais resta coite. La duchesse Olga s’approcha de la mère et lui parla à mi-voix, une main placée sur son épaule. Son interlocutrice hocha timidement la tête et lui répondit sur le même ton. Keina se tourna vers Fiodor, et le sourire triomphant qu’il afficha à cet instant lui glaça le sang.
‘Tu devrais rentrer chez toi, Keina, souffla-t-il dans son esprit. Crois-tu que ta famille est en sécurité ? Prends garde aux illusions de Nephir.
Confuse, elle sentit ses jambes se dérober. Deux bras se portèrent à son secours, enlaçant sa taille pour la soutenir. Elle reconnut le souffle chaud dans son cou, et son cœur se mit à battre la cavalcade.
— Je suis là, murmura la voix étranglée de Luni à son oreille. Je suis là, tout va bien.
Non, ça n’allait pas. Ça n’allait pas du tout. Elle s’était promis de rester froide à son contact, mais pourquoi n’arrivait-elle à raisonner son cœur ? Elle tenta de se dégager de son étreinte. À cet instant, Elegast éleva la voix et le silfe s’écarta. Elle expira tout l’air de ses poumons, infiniment reconnaissante envers le Mage.
— Luni, qu’en penses-tu ? Tu connais Nephir. Est-elle supposée s’en prendre à Keina au Royaume ? Nous savons que par le passé elle a déjà réussi à… (Un raclement de gorge de Vivlain le fit soudain taire.) Bref. Donne-nous ton avis, s’il te plaît.
L’assemblée se tut et tourna son attention sur Luni, qui triturait les bords de son chapeau, plus indécis que jamais. Keina vit le regard que lui lança Fiodor, et un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. Pouvait-on haïr à ce point ?
Luni ouvrit la bouche, mais le derby s’échappa de ses mains et tomba dans un bruit mat. Il s’excusa, le ramassa prestement et se redressa.
— Je pense… (Il jeta un œil de biais vers Keina.) Je pense que Maedb a raison. Vous vous trompez, Elegast, je ne connais rien de Nephir. Atalante seule peut se targuer d’avoir vu la profondeur de sa folie. (Il se tourna vers elle.) Ma sœur, je te suis obligé de prends à cœur les intérêts de Keina. Je pense toutefois que ces événements ne sont qu’un piège destiné à l’éloigner du Royaume. Souvenez-vous ! Ça s’est déjà produit. Nous ignorons encore par quel miracle nous nous sommes extirpés des griffes de la sorcière. Pendant treize ans, Keina a trouvé la paix auprès d’une famille londonienne, mais aujourd’hui, c’est au Royaume qu’elle est en sûreté !
Tandis qu’il parlait, la colère s’accrut sur le visage de la silfine. Des volutes de magie outremer se glissèrent entre ses phalanges serrées. Elle entrouvrit les lèvres, lasse de rester sans rien dire, comme un objet rare qu’on aurait soumis à l’étude.
— Luni ! (Elle se retourna ; l’exclamation venait d’Atalante.) Comment peux-tu prendre de telles décisions à sa place ? Keina est adulte, elle devrait pouvoir être consultée, non ? Elle se sent en danger ici, elle me l’a dit !
— Elle ne connaît pas les pouvoirs de Nephir, s’emporta le silfe. Lani, je ne t’accuse pas, mais tu n’es pas en possession de juger…
— Taisez-vous !
Paupières closes, Keina sentit toutes les attentions se porter sur elle. Elle avait hurlé aussi fort que ses poumons lui permettaient. Le busc de son corset comprimait son ventre et une transpiration moite dégringolait de sa nuque jusqu’à la naissance de sa tournure. Elle rouvrit ses yeux embués et les riva sur Mirddin, qui la contemplait avec une lueur espiègle.
— Bien. (Sa voix chevrotait plus qu’elle ne l’aurait voulu. Elle prit une seconde pour apaiser son souffle.) Puisque les Onze, pour une raison que j’ignore, se soucient de ma sécurité, je me soumettrai à leur sentence.
Elle fit une révérence mesurée pour appuyer son propos et redressa un menton farouche vers le Mage au centre de la table, qui lui retourna un signe de tête.
— Keina, je te remercie de ta sagesse. Cette marque de confiance a un prix, qui sera acquitté en temps voulu. Eu égard à ta bonne volonté, j’en appelle à l’indulgence de mes coopérateurs. La journée fut longue et les discussions harassantes. Nephir n’agira pas dans l’heure ; laissons-nous le temps de la décision. Je congédie dès à présent l’assemblée ! Domenika et son fils resteront néanmoins avec nous, puisque nous n’avons pas encore statué de leur sort. Je requiers également la présence d’Olga Filipovna, qui a été un précieux atout dans cette affaire. Les autres peuvent regagner leurs appartements.
La voix du vieux Mage ne supportait aucune réplique, et ses dix acolytes acquiescèrent sans renâcler. Les deux Reines passèrent le seuil en premier. Atalante leur emboîta le pas, suivie de Luni, qui prit au passage le bras de Keina et l’emmena avec lui.
Avec un claquement sec, l’huis se referma dans son dos. Tandis que les autres s’éloignaient dans l’obscurité, Luni se tourna vers elle, embarrassé.
— Nana, pourrions-nous…
Une voix furieuse l’interrompit soudain.
— Luni ! J’apprends à l’instant qu’un Haut Conseil s’est tenu sans moi ! Qu’avez-vous décidé au sujet de… (L’homme qui venait d’arriver s’arrêta net en reconnaissant la silfine.) Keina, vous y avez donc assisté ? Les Onze vous l’ont permis ?
— Je suis ravie de vous revoir, Erich, et touchée de votre sollicitude, répondit la silfine sur un ton moqueur.
Que faisait-il ici ? N’était-il pas censé être en mission ? Comme s’il avait lu ses pensées, Luni posa la question, et reçut en retour un grommellement gêné, où se mêlaient un départ différé et quelques affaires urgentes à régler au Royaume. Erich s’empara de l’épaule du silfe et le mena dans le couloir, s’entretenant à voix basse de confidences graves.
Keina expira lourdement et les suivit d’un pas las. Elle ignorait si elle devait se montrer en colère contre Erich, ou reconnaissante de lui avoir évité une confrontation avec Luni. La fatigue commençait à envahir son cerveau, et il lui devenait de plus en plus difficile de réfléchir correctement. Elle les laissa entrer dans le Cercle de Transport, puis s’y engagea à son tour en songeant à son appartement. À l’instant où le tourbillon de magie l’environnait, un message télépathique lui parvint :
‘Attends-moi ce soir. Je viens dès que je peux.
Elle ferma les yeux, incapable de répondre, et se laissa emporter par le flot enchanté.
De retour chez elle, elle s’empressa de se débarrasser de tout ce qui l’entravait : robe, jupons, faux cul, corset et cache-corset, broches, épingles, rubans… Vêtue d’une longue chemise de batiste, elle s’installa devant une coiffeuse et se mit à peigner sa chevelure châtain, doucement, comme sous hypnose, tandis que les démêlures tombaient sur le parquet.
Puis elle s’enveloppa dans un grand châle, regagna le salon, se versa un verre d’eau-de-vie – indispensable si elle devait affronter Luni plus tard – et noya son corps fourbu dans une ottomane. Il lui semblait que chacun de ses gestes était exécuté par une autre elle-même. Elle se passa une main sur le front et laissa une gorgée d’alcool enflammer son gosier.
Allait-on la confiner au Royaume, lui octroyer un mari ennuyeux, la laisser occuper ses journées à de futiles coquetteries, à l’instar de Lynn ou de Maria ? Elle s’y refusait fermement. Au pire quémanderait-elle un emploi auprès de la Reine. Peut-être lui serait-il possible d’éduquer des enfants, de leur enseigner l’histoire ou la littérature ? Non, non, non ! Pas après avoir goûté à la chaleur d’un combat, s’être enivrée des infinies possibilités de la magie ! Pas après avoir appris à manipuler l’espace, la matière, les éléments !
Comme pour lui donner raison, un filament d’émeraude s’éleva du creux de sa paume pour former un point d’interrogation en suspens devant elle. Elle contempla cette image fortuite du désordre de sa vie, dans l’espoir d’une réponse. À la place, on toqua à la porte de son appartement. D’un mouvement bref elle dissipa le glyphe, repositionna son châle sur les épaules et se leva pour ouvrir.
Il se tenait face à elle, plus beau que jamais. Mèches blondes en bataille, gilet déboutonné et melon dans une main, il n’avait jamais paru aussi désemparé à la silfine.
— Nana !
D’un signe de tête, elle l’invita à entrer et négocia un écart pour éviter l'étreinte qu’il s’apprêtait à lui donner. Il soupira et posa son chapeau sur un guéridon.
Elle ne voulait pas entamer la conversation la première. Trop de ressentiments, trop de colère. Son cœur s’apprêtait à exploser. Elle attendit qu’il s’installe sur un fauteuil, lui proposa d’une voix distante un verre de cognac et reprit sa place sur le divan.
Le silence se fit pesant. Enfin, Luni se mit à parler avec véhémence.
— Nana, tout à l’heure je ne voulais pas te blesser. Je suis navré de t’avoir mise hors de toi. Je maintiens ma position, tu n’es pas en sécurité à l’extérieur et je préfère te savoir…
— Il ne s’agit pas de ça, l’interrompit-elle avant de reprendre d’une voix plus détachée : Ainsi Domenika est une ancienne rebelle. A-t-elle réellement repris contact avec Nephir ?
— Elle, non, répondit le silfe. Elle a vite compris après la guerre à quel point Alderick se fourvoyait. Son fils, Fiodor… (Il déglutit, cherchant ses mots.) Malgré l’attention de la duchesse Olga Filipovna, Fiodor a toujours été très perturbé. Nephir… On ignore comment, après toutes ces années, elle est parvenue à prendre contact avec lui.
— Nephir me surveille, Luni ! Je le sais ! Je le sens ! Anna-Maria me l’a dit.
— Et si c’était un leurre ? Nephir a beaucoup de pouvoirs, mais elle ne peut pas t’atteindre au sein du Royaume.
— Qu’en sais-tu ? Il est évident qu’elle poursuit ses intrigues, non ? Pourquoi ne pas la mettre hors d’état de nuire, une bonne fois pour toutes ? Pourquoi, après la guerre, ne pas l’avoir tout simplement…
— Tuée ? termina le silfe calmement. Car c’est ainsi que sont traités les criminels dans la civilisation des Hommes, n’est-ce pas ? Au Royaume, nous ne condamnons pas à mort, Keina.
— D’accord. D’accord ! J’ai lu Platon, Hobbes et Hugo, et je me suis fait mon opinion sur le sujet. « Hanged, drawn and quartered » ne me paraît pas la plus admirable des inventions anglaises. Mais Domenika aurait pu rester au Royaume, sous surveillance, comme Atalante. Pourquoi certains ont-ils été bannis, et d’autres non ?
— Rester au Royaume est une récompense, pas une punition. Atalante nous a aidés. Malgré ses crimes, les Onze ont jugé bon de lui accorder cette grâce.
D’une gorgée, la silfine termina sa liqueur et la reposa sur le bord de la cheminée. L’alcool embrasait sa gorge et emmitouflait son crâne dans un nuage de coton. Elle fit volte-face.
— Une grâce ! Elle vit en recluse, au bord de la falaise ! Méprisée des siens, de sa propre famille ! Quel sort est-il le plus enviable ? Le sien, ou celui de Nephir ?
D’un bond, Luni fut face à elle, palpitant de colère.
— Je refuse de parler d’Atalante ! Je me moque de ce qu’elle a bien pu te dire. Je me moque de ce que tu peux penser d’elle, de moi ou de Lynn. Tu ne sais rien, tu n’as aucun droit de nous juger !
— Préfères-tu que nous parlions de ma mère ? s’écria Keina sur un ton de défi qui déstabilisa le silfe et le fit reculer de quelques pas.
— Ta mère ? Je ne comprends pas.
— Oui, ma mère ! Celle que tu vois quand tu me contemples ! Celle à qui tu penses quand tu murmures mon nom ! Celle que tu as aimée lorsque mon corps s’est uni au tien !
Luni se laissa retomber dans son fauteuil et porta le verre de cognac à ses lèvres. Un silence, puis il reprit avec douceur :
— Alors, c’est ce que tu penses ? J’étais tellement sûr que Pierre t’avait parlé de Fiodor. Que c’était ce qui te rendait si froide.
Keina revint lentement sur l’ottomane, les idées embrouillées par les larmes et la fatigue. L’atmosphère s’était apaisée. Les seules rumeurs du logis venaient du crépitement du feu qu’un Alf avait allumé dans la journée. Les yeux fixés sur le dos de ses mains, elle continua d’une voix confuse.
— N’est-ce pas la vérité ? Tu es si distant par moment, si lointain avec moi. Comme si je n’étais qu’un souvenir, la réminiscence d’un amour perdu.
— Nana… (Il se leva et s’accroupit devant la silfine, les mains posées sur les siennes.) Akrista et Katlayielde étaient mes meilleurs amis. Jamais je n’ai songé à m’interposer entre eux. J’ai eu de nombreuses maîtresses, Keina. Akrista n’en a jamais fait partie. Aujourd’hui c’est toi que j’aime.
Elle remonta les yeux sur lui pour y quérir la vérité. Il semblait sincère. Alors que signifiait cette absence dans son regard ? Non… Ça n’avait aucun sens. Elle cherchait une réponse à lui donner lorsque, sans crier gare, une remarque du silfe s’afficha au premier plan de son cerveau.
— Fiodor, le gamin que vous avez ramené ? Pourquoi Pierre m’aurait parlé de lui ?
Luni se releva, gêné. Il parcourut la pièce du regard, s’attarda sur la pendule qui affichait neuf heures et passa une main nerveuse derrière sa nuque. La silfine comprit qu’elle touchait là un sujet sensible. Sensible à quel point ?
— Je suppose que je devais t’en parler un jour0. Fiodor est mon fils.
— Ton fils ? Fiodor est un silfe ?
Keina se mordit la lèvre, irritée de n’avoir trouvé de question plus pertinente.
— Domenika est une silfine. Une cousine de Maria, au deuxième degré. (Il se mit à parcourir le salon d’un pas vif, monologuant sur un ton saccadé.) Lorsque Domenika a été bannie, j’ai été chargé de sa surveillance. Nous sommes devenus proches. Puis j’ai dû repartir au Royaume. Je n’ai pas su immédiatement. Olga s’est portée à son secours et l’a prise sous son aile. Elle l’a pourvue d’une dot, lui a trouvé un mari respectable – un petit clerc je crois, décédé aujourd’hui – et l’a installée à Saint Petersbourg, non loin du palais où elle séjournait à l’époque. Et quand j’ai appris… Il était trop tard, Domenika menait une nouvelle vie et n’avait plus besoin de moi. Maintenant tu sais pourquoi Fiodor me déteste, plus encore que les autres.
— Ton fils. (Keina se mit à rire, doucement.) Et moi qui imaginais qu’Olga et toi… Ne me dis pas qu’il y a aussi une histoire entre vous !
Luni émit un rire nerveux.
— Non, rassure-toi, Olga n’est qu’une amie. De toi à moi, je n’ai pas les bons attributs pour lui plaire.
— Oh. Oh !
Elle se tut, songeant à la petite femme aux cheveux de jais qu’elle avait croisée dans le cabinet des Onze, à son visage creusé, à ses yeux fatigués. L’avait-il aimée ? Elle différait singulièrement des demoiselles affriolantes qu’il courtisait lorsqu’elle était enfant. L’aimait-il encore ?
— Nana, je t’en supplie, dis quelque chose.
Elle haussa le menton vers lui. Debout face à elle, les bras ballants sur les côtés, il n’avait plus rien du fin bretteur et grand stratège qu’elle idéalisait autrefois. Il pleurait. Keina mit un temps avant de s’en rendre compte, car les ombres cachaient une partie de ses traits, mais un pan de lumière révéla ses joues striées de larmes, et son cœur se serra. Elle se leva avec l’intention de le prendre dans ses bras et de le bercer, juste comme ça. Il pleurait en la contemplant, et elle se sentit petite fille perdue dans la chemise blanche qui tombait sur ses pieds nus. Il pleurait comme on pleure… une morte, encore.
Elle se figea dans son élan. Alors, c’était ça.
Soudain il lui sembla qu’elle s’éveillait dans une eau trouble, épaisse. Autour d’elle, tout n’était que ténèbres, froideur et néant. Elle voulut ouvrir la bouche pour hurler, mais aucun son ne sortit. Elle avala sa salive.
— Tu sais, dit-elle d’une voix mal assurée. Tu sais que je vais mourir. Non, pire encore : Pour toi, je suis déjà morte. Qui te l’a dit ?
— Tes parents le savaient aussi. À cause de Nephir. Mais, Nana, je…
— Alors c’est ça, n’est-ce pas ? Tu ne m’aimes pas, tu as pitié de moi.
Il passa une main dans ses cheveux paille, la confusion de ses pensées se reflétant sur son visage.
— Non. Non ! Ce n’est pas ce que tu crois, ce n’est pas…
Le désarroi laissa place à de l’irritation, mais une nouvelle fois il fut interrompu.
— Tu penses que mon destin est scellé, peu importe ce que je peux faire, ou dire ! Pour toi, ça n’a sans doute pas d’importance. Mais imagines-tu un instant ce que cela représente pour moi ? Imagines-tu ce que c’est de se savoir en sursis ?
Elle ne parlait plus, elle haletait. Il s’approcha d’elle et la serra contre lui, très fort, comme si elle était destinée à disparaître le lendemain.
— Nana, ce n’est pas… Je ne suis qu’un imbécile. Je t’aime… Je t’aime depuis l’instant où je t’ai vue… Et je ne veux pas… Je ne veux pas…
Sa voix mourut dans un souffle. D’un seul coup, les idées de Keina se firent limpide. Elle s’écarta de lui.
— Va-t’en, Luni. Laisse-moi.
L’injonction était ferme. Il lui lança un regard misérable et recula vers la sortie. Elle l’entendit s’engager dans le vestibule, récupérer son chapeau et ouvrir la porte de l’appartement. Une seconde encore, et les gonds se refermèrent dans un grincement.
La silfine renifla. Le bruit lui parut incongru dans le silence de l’appartement. Malgré la chaleur de l’âtre, le froid l’environna. Elle resserra les pans de son châle et se dirigea à petits pas vers sa chambre à coucher.
Il fallait qu’elle se change les idées. Elle s’installa sur son lit et ouvrit le tiroir de sa table de chevet, celui qui contenait les souvenirs ramenés de Londres. Elle sortit d’abord une liasse de lettres qu’Olivia lui avait envoyées après son mariage et la posa sur le couvre-lit. Puis elle attrapa une photographie qui montrait Livie et Amy côtes à côtes en costume de ville. Un sourire étira le coin de sa bouche. Elle se souvenait de ce cliché. Elle n’avait pas assisté à la séance, mais à son retour, Olivia lui avait confié, toute excitée, que le photographe lui avait fait l’effet d’un sorcier.
Au fond du tiroir, elle remarqua, pliée en quatre, l’affiche du spectacle qui de sa première soirée mondaine, durant un inoubliable séjour hivernal sur la côte niçoise. Elle la déplia avec précaution, révélant le titre en gras, La Norma. Au-dessous, l’illustration esquissait au premier plan la druidesse et son amant.
Keina caressa du doigt le papier jauni. Un détail l’arrêta. Quelque chose clochait. Parmi les Gauloises en toge qui encadraient le nom des interprètes, une figure détonnait. À la place du costume théâtral, l’anomalie portait une robe chinoise qui affinait sa silhouette. Prise d’un doute effroyable, elle attrapa la photographie de famille et la vit également, postée derrière la mère et la fille, ombre parmi les ombres. Elle sentit la peur courir sur sa peau, s’insinuer dans ses veines et glacer son cœur.
Nephir.
Et je vois que j'avais raison pour Luni. Au moins, le malentendu entre eux est dissipé.