L'eau tiède épousait les pas de Lokten. Dans ses veines, le sang avait adopté une température si proche, qu'il distinguait à peine la limite de sa propre chair. Des poissons argentés se faufilaient entre ses jambes et ses mains, sans s'offusquer de sa présence. Ils l'acceptaient comme ils acceptaient les contours des berges et des branches flottées. Depuis la caverne, le territoire des algues n'avait de cesse de s'étendre, si bien qu'il formait désormais une couverture moelleuse déposée sur le lit caillouteux de la rivière. De temps à autre, Lokten avait scruté son reflet. En quelques heures, abreuvé de l'eau prodigieuse, une mince musculature avait recouvert son squelette et sa peau transparente avait pris la teinte opaque du lait.
La brise qui chatouillait ses mèches soufflait en même temps qu'il expirait et le courant de l'eau suivait celui de son cœur. Quelle étrangeté que d'appartenir à un tout, à quelque chose de plus grand que soi. Les loups l'avaient convié à leur repas et désormais, la rivière lui ouvrait ses bras. Nourri et repu, soigné et apaisé. Cependant, son corps avait la triste tranquillité et la beauté fade d'une maison neuve, propre mais désespérément vide, car nul semblable de s'était encore présenté à lui. Les plantes le repoussaient vers les bêtes et les bêtes vers les plantes. Nulle créature qui parut pensante ne fut encline à communiquer. Le cerf avait cédé son dernier souffle, les loups s'étaient inclinés, et la rivière dévalait son chemin trop vite pour qu'il n'espère la rattraper. Tout cela était-il si différent de sa prison ? Lokten ignorait qu'un tel sentiment portât un nom, et pourtant, il était dramatiquement commun.
Lokten se sentait seul mais, pour la première fois de son existence, cela le dérangeait.
Et c'est dans l'espoir de voir ce spectre sans nom disparaître qu'il poursuivit son chemin, les pieds dans l'eau. Il avança, sans ralentir, et ce, tout le temps que dura la course du soleil. Il se trouve que le périple de Lokten prit fin quand l'Astre entama sa descente vers l'horizon. La rivière se jetait non dans l'océan, mais dans un lac à la surface si parfaitement lisse et argentée, qu'elle ouvrait une fenêtre sur le ciel mauve et parsemé d'hématomes nuageux, qui la surplombait.
Ce spectacle de couleurs ne retint qu'un instant l'attention de Lokten. Sur la rive opposée à lui, il découvrit deux êtres qui, comme lui se tenaient sur deux jambes, possédaient deux bras, des cheveux, une peau claire et un visage bâti selon un schéma proche. Dissimulé dans les roseaux, il préféra observer la scène avant d'envisager en comprendre quelque chose. Il les vit, échangeant paroles, caresses et sourires. Tout cela ressemblait à une langue étrangère dont l'harmonie sautait aux yeux, même à cette distance. Un homme et une femme, deux êtres qui n'en formèrent qu'un, le temps d'une fusion faite de spasmes et de soupirs qui firent vaciller la surface de l'eau et la forêt tout entière.
Elle, la femme qu'il ne connaissait pas, n'était pas comme lui - que Lokten n'identifiait que trop bien. Elle tenait une posture particulière. Elle le défiait mais il approchait. Leur échange était une danse dont eux seuls connaissaient les pas et le rythme.
Le vide, dans la poitrine de Lokten, s'élargit douloureusement. Son esprit se repliait sur lui-même ; et dans ces replis s'épanouissait la solitude comme la pourriture dans les angles d'une prison. L'avait-il réellement quittée ? La chaleur remontait de ses pieds à sa poitrine, où elle explosa en entraînant une remontée acide dans la gorge de Lokten. Il aurait parfaitement admis qu'un acte aussi primaire ait pu causer guerres et dommages. Et les griffes de la jalousie continuaient d'élargir le trou béant dans son cœur au point de l'en rendre furieux.
En entendant leurs râles et leurs gémissements, il se persuadait de les trouver pathétiques. En vain. Les ténèbres continuaient de se repaître de lui. Doucement, insupportablement. Au fond, il était toujours en prison. Ces sourires, ces caresses, ces douces attentions et ces pensées, il n'en était pas l'objet. Il détestait autant Lazare que cette autre qui le choyait. La peur lui crispait les articulations quand il s'imaginait se montrer au grand jour. Il maudissait ces deux-là de s'être trouvés, de ne pas connaître la peur qui secouait son estomac.
Lokten fut prêt à tourner les talons. Ce n'était pas lui qu'avait appelé la voix de la forêt. Mais tout à coup, et bien qu'il ne bougeât pas d'un iota, il fut tiré hors de sa tanière. Comme si tout à coup, les roseaux s'étaient rendus invisibles par la volonté d'un être supérieur.
Les yeux vairons de l'amante de Lazare harponnèrent les siens. Deux pupilles noires, acérées et saillantes sur des iris d'ambre et de cuivre, le transpercèrent de part en part. Était-ce elle ? Mâchoire et poings serrés par une rancœur injustifiée et dévorante, il ne put se détacher d'elle tandis qu''elle recevait les baisers et les assauts de son bourreau.
Le défiait-elle d'approcher ainsi qu'elle avait défié Lazare ?
Le défiait-elle de la combler ?
Son sang se mit à bouillir et il ne connut le soulagement seulement lorsque Lazare se retira. Lokten hésita profondément. Il pouvait bien ignorer cette sirène qui le distrayait en espérant peut-être le détourner de Lazare. Son but ne devait pas changer. Lazare. Lui faire la peau dans ces bois. Mais cela ne compta soudainement plus - ou du moins, plus autant. Piégé dans les yeux de la diablesse, Lokten laissa filer sa proie. Quelque chose brûlait dans les yeux de cette déesse. Quelque chose de dangereusement effrayant. D'incontrôlable.
Lokten repoussa doucement les joncs et s'enfonça au cœur du lac. Sa démarche stricte ignorait son cœur qui tambourinait contre les barreaux de sa prison d'os. Enfin, comprit-il la source de son excitation : cette créature, diablesse, sirène, sorcière ou seulement femme, non contente de lui apparaître sa semblable, l'invitait en sa demeure. Il la vit en train de le jauger. Sa propre nudité ne l'intimidait pas. Au contraire, cette singulière intimité confortait son sentiment d'appartenance à la race de cette créature.
Il avança jusqu'à se trouver proche de cette femme, plus petite et trapue mais qu'il considérait égale.
« Tu es la chose qui s'est envolée d'Alldrheim, déclara Torunn d'un ton neutre, tandis qu'elle dégagea le visage d'homme de quelques mèches.
Lokten eut un mouvement de recul, qu'il maudit intérieurement. Il se redressa aussi vite, luttant de toutes ses forces pour ne plus craindre les mains qui approchaient sa peau.
« Je ne suis pas une chose. Je suis comme vous. »
Torunn secoua doucement la tête, en une négation amusée qu'elle accordait autrefois à Siegfried. Un sourire remonta la commissure de ses lèvres.
« Personne n'est comme moi.
Après l'avoir quelque peu peigné de ses doigts, Torunn lui prit la main le guida vers la berge. Là, entre les racines noueuses d'un arbre centenaire, elle ramassa une étole de peau dont elle couvrit Lokten, avant de remettre sa robe.
« La nouvelle de ta liberté va faire trembler plus d'un dieu.
— Vous vous en réjouissez. »
Torunn s'inclina sur ce point. Le fils de Lopten en pensait bien plus qu'il n'en disait. Derrière ses yeux noirs, s'agitaient les hypothèses et les pensées. Elle le percevait jusque dans sa voix. Il avait la beauté de son père, qui qu'il fut. Mais son intelligence, il la devait sans équivoque à sa démone de mère.
« Je t'ai vu envier mon époux. Était-ce sa place ou ses possessions que tu désirais ?
— Vous considérez-vous comme une de ses possessions ?
— Personne, homme ou dieu, n'a possédé le moindre d'entre nous.
— Alors je ne convoite rien de ce qui peut appartenir à Lazare. Je ne convoiterai jamais sa place non plus. C'est un cheval bloqué entre les œillères et le fouet de son maître.
— Ta mère t'a enseigné une délicieuse éloquence. »
Un sourire moqueur fendit le visage de Torunn, qui tourna un moment autour de Lokten, en l'inspectant sous toutes les coutures. Ses doigts tracèrent les cicatrices disparues de son dos. Le frisson qu'invoqua sa caresse fit instantanément courber l'échine de Lokten. Torunn, penchée sur lui, murmura contre son oreille :
« Tu aimerais te venger. De Heimdall et plus encore de mon époux, qui t'a enlevé de la cavité de pierre où tu es né, qui t'a battu, qui t'a nargué, qui t'a humilié, affamé et assoiffé. Mais maintenant que tu es dehors, que tu ne dépends plus d'aucune main, cela reste difficile, n'est-ce pas ? Tu t'es peut-être attaché à lui, car malgré tout, c'est lui qui te nourrissait et parce que durant toutes ces années, il était le seul témoin de ton existence. S'il disparaissait, qui se souviendrait de toi ?»
Lokten la dévisageait. Loin d'en être impressionnée, elle souriait de toutes ses dents. Le silence qui les entourait le frappa soudainement. Dans son esprit résonnaient seulement les mots de Torunn, ses soupirs et son pouls incroyablement serein. Elle n'avait pas tort, évidemment, et il commençait à craindre ses paroles.
« Ai-je un jour été le point d'équilibre d'une quelconque paix ? »
La candeur dans sa voix exaltait Torunn. Les ténèbres s'étendaient dans les yeux noirs de Lokten. Elle l'enlaça doucement avec la désolation maternelle de celle contrainte de livrer une terrible et inévitable vérité.
« Tu as été enfermé parce qu'Odin, qui se dit Père-de-toutes-choses te craignait.
— Pourquoi ne m'a-t-il pas tué ?
— Il aurait préféré s'arracher son deuxième œil que de te laisser aux mains de la Reine des Morts. »
« J'aimerais te proposer un marché, fils de Lopten. Tu n'es pas le seul à avoir été blessé par Odin et mon Jardin rescelle tout ce que ses fils et ses filles pourraient désirer. C'est un trésor dont ils vont tenter de s'emparer aussitôt en apprendront-ils l'existence. Veille sur mon Jardin durant mon absence. Sois le Dragon protégeant son Trésor et en échange, en ces lieux, je te livrerai ton geôlier. Lazare. Je te le livrerai vivant si tu es de ces chats qui aiment jouer avec leur proie, ou mort, si tu tiens du lion qui préfère voir son festin déposé à ses pieds. »
La main de Torunn flattait doucement la nuque frissonnante de ce jeune homme. Lokten avait beau la scruter, étudier le moindre de ses rictus, il ne la comprenait pas. Il ne cernait ni honnêteté ni mensonge. Il devinait une ambition extravagante mais qui n'adoptait aucune forme qu'il put appréhender.
« Cela pourrait être un piège.
— Je n'ai pas le temps pour les pièges, fils de Lopten. »
Lokten opina vaguement du chef. Il ne parvenait pas à l'imaginer seulement vulnérable. Une étincelle brûlante illuminait son regard ambré. Une étincelle qui pouvait aussi bien être balayée par la brise qu'incendier le bûcher d'Asgard.
« Vous êtes déterminée.
— T'offrir un homme en tribut me coûte bien moins que de risquer de perdre un allié tel que toi. Asgard craint ton nom. Elle craint ton sang, à raison. Lazare n'est qu'un mortel, qui finira par mourir de lui-même. Alors, si le tourmenter avant de l'achever peut t'apporter un soulagement, c'est un prix bien raisonnable que j'accepte de payer. »
Lokten essaya une dernière fois de se fondre dans les pensées de cette femme. Torunn lui semblait à la fois bouffie d'orgueil et incroyablement brisée. Habitée par la folie mais détentrice d'une autorité enflammée qui la maintenait dans les ténèbres comme une bête, et qu'elle relâcherait au moment propice. Quel serait ce moment jugé propice ? Il n'aurait su dire ce qui lui faisait penser une telle chose. De toutes manières, tout ce qu'il croyait comprendre d'elle lui était contredit à l'instant suivant.
Elle avait cherché à l'exciter comme une maîtresse, et l'avait réconforté comme une mère. Qui était cette sorcière ?
« Je pourrais aussi partir. Chasser Lazare moi-même et lui arracher la peau comme on dépèce un lapin. Je ne veux d'aucune place dans cette machination.
— Ce que tu dis n'est pas tout à fait exact, murmura Torunn de son ton le plus suave.
Ses caresses effleuraient la gorge de Lokten, puis ses clavicules. Elles longèrent ses bras sur lesquels naquirent un essaim de frissons, soudain figés comme les mains de Torunn autour de ses poignets. Il tenta de s'en dégager mais elle les serrait si fort que toute débâcle s'en serait vue châtiée d'une articulation brisée.
« Tu ne pourras pas partir et tu auras la place que je t'attribuerai. »
Enfin, elle le lâcha. Triomphante. Radieuse. Là où se tenaient ses mains, s'étaient soudées des chaînes.
Lokten vociféra quelque chose dans la langue de sa mère. Il s'agita, pris d'une convulsion angoissée mais rien n'attendrirait sa malédiction. Des entraves aussi lourdes que celles de la cellule avaient retrouvé ses poignets. Des chaînes aussi profondément enracinées que les arbres les plus anciens de la forêt.