La nuit tombait et cela n'affectait pas autant Siegfried que la complainte de son estomac. Elle fut, en plusieurs heures, la première à l'interrompre. Depuis leur départ, Sygn parlait à peine. Elle répondait par de flous acquiescements, gloussait brièvement aux plaisanteries et soupirait avec un haussement de sourcils lorsque arrivait son tour de parole. Au fil des jours, il l'avait surprise un bon nombre de fois, le regard vide, les mains enroulées dans le bas de sa tunique et les lèvres chiffonnées par quelques murmures qu'elle s'adressait à elle-même ou à Spiegel, que Siegfried jurait avoir vue réagir aux paroles glissées à son oreille, par une frappe de sabots ou un puissant souffle de naseaux.
A l'approche des repas, Sigyn disparaissait pour chasser un lapin ou débusquer quelques baies d'hiver. En dépit de l'absence de menace évidente, elle avait instauré des tours de garde dont elle prenait systématiquement l'initiative pour mieux justifier ses insomnies. Siegfried doutait qu'elle eût dormi plus de quelques heures depuis leur départ. Il eut beau l'interroger, elle lui présentait constamment un visage serein, niant tout tracas et qui aurait pu être tout à fait convaincant s'il n'avait pas été délavé et marqué de cernes violacés.
Ce soir-là encore, elle se confondit dans les bois tandis que Siegfried montait leurs deux tentes. Une seule aurait suffi puisque Sygn passait ses nuits contre le flanc de Spiegel, lovée sous sa crinière, mais Siegfried ne désespérait pas de la voir s'apaiser.
Il rassembla de quoi allumer un feu pour, peut-être enfin, dormir au chaud. La saison, froide et sombre, les éprouvait presque autant l'un que l'autre. Presque, car Siegfried ne voyait pas ses nuits raccourcies et sa nourriture rationnée. Sygn avait également l'habitude de repousser la sienne vers le bord de son écuelle, affirmant être rassasiée tout en suggérant à son frère de ne pas se laisser dépérir.
« Tu ne dois pas perdre tes forces. Ce qui t'attend te mettra plus à l'épreuve qu'aucun autre moment de ta vie » répétait-elle, solennelle.
Le soleil eut le temps d'achever sa course avant que Siegfried n'entende les ronces craquer derrière lui. Penché sur le lit de brindilles et d'aiguilles, complété par quelques pommes de pins, ses tentatives s'étaient jusque-là soldées par un échec. Les prémices de chaleur se noyaient tantôt dans le froid, tantôt dans l'humidité.
Il leva un instant le regard vers sa sœur qui, selon sa récente habitude, ne décocha pas un mot. Elle avisa brièvement son foyer encore nu puis s'assit sur une souche. Armée d'un couteau à la lame souillée de sang, elle entreprit de dépecer le petit gibier qu'elle tenait par les oreilles. La mâchoire serrée, les mains tremblantes, la fourrure glissait entre ses doigts. Dans un seul craquement sordide, un os se rompit et fit éclater un organe. De minuscules pointes rouges éclaboussèrent le visage de Sygn, dont les yeux aussi, étaient rougis, et nappés d'une pellicule trouble.
« Veux-tu que je m'en occupe ? lança Siegfried avec un sourire.
— Non. Je peux le faire, répondit-elle sans le voir. Je sais le faire.
— Je le sais. Tu es d'ailleurs la meilleure d'entre nous deux, à cela. Mais ne préfèrerais-tu pas te reposer un peu ?
— Je n'en ai pas besoin. Ca ne servirait à rien.
— Qu'est-ce que tu ne me dis pas ?
— Rien, il n'y a rien.
— Tu n'es pas dans ton état normal, je le vois.
— Tu ne vois rien, Siegfried. »
Sa langue avait claqué comme un fouet.
« Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Tu ne vois pas le feu sous ton nez, grand nigaud, s'adoucit-elle en désignant le foyer d'un coup de menton.
Une odeur piquante s'immisçait dans ses narines. Siegfried n'y croyait pas. Sygn disait vrai. Un frêle nuage de fumée crépitait à ses pieds. Des étincelles chatoyantes dansaient sur les brindilles qu'elles ne tardèrent pas à embraser.
« Tu as vu ça ? s'exclama-t-il.
— C'est ce que je te dis, enfin ! sourit-elle.
— Comment est-ce que...
— Ne te demande pas comment et veille plutôt à ce que le feu ne meure pas ! »
Quelques flammes, timides mais prometteuses, naquirent, et apaisèrent de leur lueur les visages penchés sur elles. Siegfried tendit les mains par-dessus. Sa mine réjouie fit craqueler le givre sur sa peau et ses sourcils épais. L'idée d'un repas chaud fit gronder son estomac de plus belle.
Sitôt le lapin dépecé, Sygn le jeta dans une petite casserole et l'odeur de viande ramena un peu de couleur sur ses joues. La bête qu'elle avait attrapé était grasse, si bien qu'elle caramélisait doucement dans ses propres sucs. Une poignée d'herbes aiguisa son parfum de notes plus piquantes, d'une familiarité réconfortante. Siegfried, qui avait trouvé cette petite poche d'aromates si superflue à leur départ, revoyait nettement son jugement. Cette nuit-là, les écuelles furent généreusement remplies et copieusement vidées. Mais ce n'était pas là l'unique chose qui enthousiasmait Siegfried.
« Demain, nous devrions trouver son repère.
— Là où nous pensons qu'il s'est écrasé. C'est différent. Il a peut-être bougé, depuis.
— Vu sa taille, il ne devrait pas être difficile à pister. Un dragon, dans une forêt si dense...
— Tu ne devrais pas crier victoire si vite.
— Oh ! Est-ce un défi ? »
Siegfried avait bondi sur ses pieds et attrapé une branche qu'il pointait vers le visage las de Sygn. Il lui tapota l'épaule, rieur.
« Viens me battre, si tu l'oses !
— Oh, je ne me bats pas contre la petite racaille d'Alldrheim.
— La petite racaille, moi ? »
Siegfried se pinçait la lèvre plutôt que d'éclater de rire. Dans l'ombre, Sygn semblait redevenir la sœur qu'il avait laissé dans la maison dans l'Arbre, une année plus tôt. Elle disait non, mais son regard, lui, fouillait les alentours à la recherche d'une arme de fortune. En un instant, elle se jeta sur lui, le poussa et profita de son déséquilibre pour le désarmer et s'emparer de sa branche. Les rôles inversés, Siegfried joua la reddition pour mieux la duper. Toutefois, ensuite, il se montra plus vif, plus habile au combat. Il surpassait bien Sygn qui en fut quelque peu rassurée. Désormais, elle n'avait plus besoin de lui faciliter la tâche. Ils s'affrontèrent ainsi, à grands coups de branches à peine plus lourdes que des brindilles et de menaces déclamées avec grandiloquence au point de s'écrouler de fatigue.
« T'abaisseras-tu à dormir sous ta tente, cette nuit ? demanda Siegfried d'un ton faussement léger.
Sygn, dont les traits s'étaient détendus, se réembruma aussi sec.
« Je dors chaque nuit sous la tente.
— Je sais que tu ne fermes pas l'œil. D'ailleurs, tu ne m'as jamais réveillé pour me laisser un tour de garde. Qu'est-ce qui te maintient éveillée ? »
Sygn parut soudainement plus grave. Elle s'éloigna d'un pas, puis de deux et retourna s'asseoir sur sa souche, réfugiée dans l'ombre.
« Je m'inquiète pour toi, c'est tout, consentit-elle à avouer.
— Mais tu n'as aucune raison de... Les Nornes ont déjà tissé ce qui m'attend.
— Les héros sont parfois désignés après leur mort, argua-t-elle. Les prophéties sont imprécises et les Nornes, parfois vicieuses.
— Tu es si sombre. As-tu si peu foi en moi et en Heimdall ? Penses-tu qu'il m'aurait accueilli si c'était la mort qui m'attendait ?
— Heimdall n'est... Pour eux, pour les dieux, les hommes et les femmes braves gagnent en valeur après la mort. C'est à leur mort qu'ils deviennent des soldats dans l'armée d'Odin. Heimdall n'est ni aussi bienveillant ni aussi clairvoyant que tu ne le crois. Les Nornes se trompent et il leur arrive... Il leur arrive même d'oublier des choses.
— C'est Maman qui t'a raconté ça ?
— Ne remarques-tu rien ? Ne vois-tu pas que notre périple ne rencontre ni difficultés, ni dangers ? Ne vois-tu pas que ce chemin tout tracé pourrait-être foulé par n'importe qui ? Il n'y a rien d'héroïque sur cette route que nous suivons.
— Parce que ce n'est pas le sentier que nous empruntons qui compte. C'est la Bête monstrueuse que je trouverai au bout. N'aies crainte. Je te prouverai que...
— Cette bête n'est peut-être pas aussi monstrueuse que nous le pensons.
— Qu'est-ce qui peut bien te faire dire une chose pareille ? Tu l'as vue de tes propres yeux dans le ciel !
— J'ai vu une bête fuir la Cité. Pas un assaillant. Pas un prédateur. Trouves-tu qu'il soit réellement un danger là où il se trouve à présent ? »
Les réserves de la sœur entamaient sérieusement le calme du frère. Que tentait-elle de faire ? Le dissuader ? De l'éloigner de la gloire qui bientôt, le couvrirait de la tête aux pieds ?
« Sorcière ! vociféra-t-il. Il est le fléau de la Cité et mon devoir est de l'en libérer !
— Un Fléau que ce dragon ? Sygn éclata d'un rire sans joie, piqué au vif. Sais-tu seulement ce qu'est un Fléau ? Penses-tu que la prophétie des Nornes qualifie de Héros le traqueur d'un gibier effrayé ?
— Que sais-tu des Nornes et de leurs prophéties ? Et que t'ont-elles destiné, à toi, Sygn ? Mh ? »
Sygn se releva, prête à cracher son venin. Ses muscles tendus, douloureux, souffrirent de la vibration qui se propageait depuis ses poings. Un bourdonnement sourd qu'une pensée inconsciente, heureusement, tempéra.
« Tu n'es qu'un imbécile. Tu es tellement aveuglé par ce que te racontait notre mère que tu n'es même pas capable d'envisager ne serait-ce qu'un instant que cette quête n'est peut-être pas la tienne !
— Pas la mienne... Et toi, tu serais prête à assumer ce fardeau, c'est cela ?
— Tu me crois jalouse de toi ?
— Je te vois, cherchant à m'enlever ce qui me revient !
— Tu ne penses pas ce que tu dis. Tu es injuste. Je t'ai toujours soutenu et te soutiendrais toujours, tu le sais !
— Si c'est le cas, alors prouve-le moi. »
Ce n'était plus son frère qui parlait. Sygn en eut le cœur brisé. C'était le fils bâti sur les fantasmes de Torunn, l'homme forgé à Alldrheim, le héros que les dieux s'apprêtaient à cueillir, le guerrier qui s'impatientait d'entendre le galop des destriers ailés des Valkyries. Derrière eux, le frère s'éloignait. Sygn tordait le cou pour espérer l'apercevoir mais les contours rieurs de son visage, recommençaient à s'estomper. Les jeux ne suffiraient plus pour amadouer les hommes qui l'encerclaient. Ces hommes, ces soldats, ne baisseraient leurs boucliers que devant une alliée à leur cause. Sygn le savait. Elle l'avait compris dès lors que le mot Sorcière avait été prononcé. Ce ton, ce dédain, ce mépris qui ne trouve place que dans la bouche des dieux, disait Torunn.
« Comment ? »
Siegfried l'approcha derechef. Son ombre avalait totalement Sygn.
« Demain. Quand je mettrai la main sur cette chose, jure-moi que tu ne te mettras pas en travers de ma route. »
C'était le prix pour entrer dans le cercle. Sygn hocha sèchement la tête, à contrecœur.
« Je te le promets. »
Siegfried jaugea sa réponse et décida de l'accepter. Sans un mot de plus, il se détourna et rendit à sa sœur un peu de la clarté du feu. Il disparut comme une ombre sous sa tente et Sygn, à la mode les nuits précédentes, trouva refuge auprès de Spiegel.
Dans les flammes, se dessinaient les contours d'un duel aux multiples visages. Sygn les contempla, qui se tordait et changeait d'aspect jusqu'à ce que se meurent les dernières braises, affamées par des brindilles entièrement consumées.
Au lever du soleil, Siegfried et Sygn se remirent en route. La neige avait presque totalement fondu et ne restait de son passage que de grandes étendues boueuses. Les pas s'y enfonçaient, au grand mécontentement de Spiegel.
C'est en fin de matinée qu'ils la découvrirent : la clairière créée par la chute du monstre. Des dizaines de branches jonchaient le sol, dispersées sur des dizaines de mètres autour d'un cratère, empreinte du poing féroce d'un titan. Une clairière vide, une cage thoracique aux côtes brisées et vidée. Les arbres, courbés, semblaient pleurer leurs membres arrachés.
De colère, Siegfried jura et Sygn se contenta d'attendre qu'il reprenne son calme. En dépit de sa promesse, elle se réjouissait de ne pas avoir encore à faire face à celui qu'ils traquaient. La pluie avait dilué les empruntes aux yeux de son frère. Mais Sygn voyait quelque chose qui n’était pas là. Qui n’était plus là. Elle se souvenait du murmure bourdonné des abeilles. Les ruches sommeillaient encore et malgré tout, leurs rêves et leurs visions s'évaporaient, fractionnées et diaphanes. Elles avaient été éveillées par la surprise. La terreur persistait dans ce pan de la forêt. La tiédeur du sol trahissait son cœur bouillant. Ici, avait eu lieu une attaque contre laquelle la Déesse n'avait déployé aucun bouclier. Aucune protection, aucun soin, aucun sort pour réconforter la douleur des membres de bois arrachés. Aucune larme versée pour ces enfants mutilés dont elle se clamait la mère aimante.
A l'angle des rares rais de lumière pâle, se découpait une ombre difforme, se brisant au sol, rampant entre les cailloux et les racines avant de trouver appui sur deux jambes raides et fragiles. Il marchait sur deux jambes, mais sa race n'était pas celle des hommes. Sa peau paraissait de métal mais il ne ressemblait à aucun reptile. Tombé des cieux sur une terre hostile, il se distinguait comme un diamant se distingue de la roche, ses traits tranchants, aiguisés par la lueur argentée de la lune. Dans cet environnement si différent de lui, son inhabituelle beauté avoisinait la laideur et son désespoir singeait la menace.
Un amas éclaté de feuilles mortes témoignait de sa démarche cabossée.
Par-delà sa présence, il semblait à Sygn percevoir les attentes de tout un peuple muet, croupissant sous terre ou sous l'écorce, en mal de sa Déesse que l'ambition détournait de ses devoirs. On la suppliait de traquer cette Bête, intruse et malfaisante, jusqu'aux frontières de son monde connu. A chacun de ses pas, se multipliaient les cauchemars et s'estompait la voix de Siegfried. La forêt était à l'image de sa Maîtresse. Elle réclamait le sang de celui qui l'avait blessée. Sygn enjamba un ruisseau qui n'apparaissait pas sur les visions morcelées qui virevoltaient en autant de récits incertains. Le clapotis de son eau se taisait à ses oreilles, remplacé par l'entêtant martellement d'un goutte-à-goutte. Un souvenir qui ne lui appartenait pas la frappa, ainsi que la foudre frappe parfois la terre, insaisissable et brutale.
Une pression lui écrasa la poitrine. Un frisson glacé lui hérissa la nuque. Ce sentier qu'elle avait été la seule à voir s'achevait là.
Là, avait été aperçu le monstre pour la dernière fois. Là, où une plaie ouvrait le flanc rocheux de la montagne, si étroite qu'aucun dragon n'aurait pu s'y faufiler. C'est pourtant bien là que s'était tenu son refuge dont n'émanait plus que le vide.
Une meute de trois loups observa Sygn s'y engouffrer.
Menace adressée à ses traqueurs ou preuve de la stérilité d'un territoire, le squelette impeccablement dépouillé d'un jeune cerf marquait le centre de la caverne. L'odeur du sang séché en tapissait les parois mais c'était une odeur déjà ancienne. La peau du prince des bois, livrée en sacrifice par quelque âme sauvage, reposait sur une pierre aussi longue et large qu'un homme. Elle avait réchauffé des épaules et accueillit le sommeil d'un être exténué. Aucun feu n'avait crépité en ces lieux. Le démon que la forêt redoutait tant n'était pas capable, semblait-il, de subvenir à ses propres besoins. Il s'était nourri de viande crue et abreuvé de neige. Sa survie, il la devait aux sorts et aux enchantements nés dans une autre main. Sa solitude transpirait de cette couche rêche. En ces lieux qui auraient dû être en tous points différents de sa prison, sa seule compagnie avait été le plic-ploc d'une goutte d'eau.
Sygn quitta la caverne, hagarde. Elle ne reconnaissait pas l'endroit où elle se trouvait. Elle aurait pu s'endormir sur sa couche et s'éveiller ici, l'incompréhension aurait été la même. Elle avait vu avec d'autres yeux. Se pouvait-il... ? Non, ça ne l'était plus. Et pourtant, celui qu'ils cherchaient avait laissé une si puissante empreinte de sa peine qu'elle s'en sentait affectée à son tour. En retrait de la grotte, Siegfried et les trois loups se tenaient en chien de faïence et Sygn eut, le temps d'un bref instant, l'impression que c'était en réalité la meute, qui tenait Siegfried en respect, bien plus que l'inverse.
Le soleil s'était levé et ses rayons embrochaient les nuages comme autant de lames acérées. Sygn plaça la main en visière. Les traits froncés de son frère lui donnaient un air sévère.
« Alors ? Qu'y-a-t-il là-dedans ? Voilà des heures que tu bats la forêt sans me répondre. »
Sygn revenait doucement à elle. La voix de son frère paraissait incroyablement forte, maintenant que plus rien d'autre ne lui grouillait à l'oreille.
« Celui que nous cherchons... »
Sa phrase se suspendit lorsque son regard fut attiré par l'éblouissant éclat qui renvoyait au soleil sa lumière, ainsi que l'aurait fait un miroir, brisé au fond de l'eau. Une couche de nacre recouvrait le lit du ruisseau. Quand était-il apparu ? Sygn s'en approcha avec précaution. Encouragée par les grands mouvements de têtes de Spiegel, elle s'enfonça dans l'eau jusqu'à la sentir dans ses bottes. Cette fraîcheur si familière la plongea dans les rêves dont elle avait été bannie. Ses doigts agrippèrent cette curieuse couche, organique et visqueuse, sous laquelle rebondissaient des dizaines de pointes noires, aussi acérées que les serres d'un corbeau. C'était une peau qui ne recouvrait rien. Une mue de serpent mais de la taille d'un homme aussi haut que Siegfried mais bien plus menu.
« Celui que nous cherchons, reprit-elle, a plusieurs visages. Je crois... qu'il n'a pas toujours été un dragon, car notre père en aurait forcément porté des marques. S'il n'avait été qu'un monstre, notre mère s'en serait emparé pour détruire ceux qui l'ont offensée. Deux créatures se disputent un seul corps. L'une est un dragon dont le rugissement terrorise les foules et l'autre, un garçon qui ne sait pas faire du feu.
— Comment peux-tu savoir ces choses-là ?
— Je l'ai vu, et si tu ouvrais les yeux, toi aussi, tu le verrais !
— Tu mens. Ne disais-tu pas hier qu'il n'était qu'un garçon inoffensif ? Tu changes de version en croyant pouvoir m'effrayer ! Mais tu ne me feras pas renoncer !
— Je n'ai que faire de ta peur, Siegfried ! rugit-elle, impérieuse. Tu m'as fait promettre de ne pas te mettre des bâtons dans les roues. C'est ce que je fais. Plus encore, je t'aide en t'indiquant les dangers sur ta voie. Et cette voie qu'ont esquissé les Nornes, notre Mère en a dégagé la plupart des pièges mais son aboutissement n'en demeure pas moins terrible !
— Et pourquoi aurait-elle fait ça ?
— Te serais-tu lancé dans cette traque si tu l'avais su ? Notre père t'aurait-il laissé rejoindre Alldrheim s'il l'en avait eu connaissance ? Il t'aurait emmené loin d'elle. Elle se sert autant de toi que les dieux se sont servis d'elle ! Elle se servirait de ton triomphe autant que de ton échec ! Quand le comprendras-tu ? Notre mère te pousse à te mesurer à un être que le Serpent-Monde aurait pu engendrer ! Une chose à laquelle les loups livrent des proies !»
Au loin, les trois loups levèrent le museau. L'un d'eux hurla et les autres s'enfoncèrent dans les fourrés en aboyant. Siegfried recula d'un pas. Une étrangère d'une cruelle clairvoyance lui faisait face. Son teint devint aussi pâle que cette mue déchirée entre ses doigts. Cette mue, il ne pouvait l'ignorer. Comment Sygn aurait-elle pu créer cela pour le duper ? Comment savait-elle où la trouver ? Dans quoi s'était-il réellement lancé ?
La pomme de Torunn lui paraissait tout à coup bien dérisoire. En y mordant, il s'était condamné.
« Syg... Sygn, bégayait-il. Qu'est-c... Qu'est-ce qu... »
Un grondement de tonnerre secoua les bois. Il n'y eut pourtant ni pluie ni assombrissement. Par-delà la forêt, la montagne et la cité d'Alldrheim, dans un royaume lointain, un invisible géant donna un coup de pinceau qui bariola le ciel de sept couleurs. Elles forgèrent le pont qu'empruntait autrefois Odin pour visiter les neuf provinces de son vaste royaume. Suivant la courbe de son arc, l'une de ses fondations s'ancraient dans la Forêt Au-delà-des-Murs, dans une direction trop familière pour être fortuite.
« Qu'est-ce que c'est ? »
Mais toute l’attention de Sygn lui échappait, trop occupée dans le maigre flot des eaux, serpentant à leurs pieds.
« Qu'y a-t-il ? Sygn !
— Le courant de l'eau a changé de sens », déclara-t-elle, de cette voix lointaine dont elle avait tiré ses effrayantes prédictions.
Siegfried ne put que constater.
« Qu'est-ce qui attire l’eau vers les montagnes ?
— Je crois qu'il faut plutôt s'interroger sur ce qui la repousse vers eux. »