Chapitre 21

Par Mila
Notes de l’auteur : Bonne lecture !

Taïe était brusquement sortie de sa torpeur, apeurée. Si l’obscurité envahissait totalement la forêt, ils ne pourraient se repérer…et les animaux sauvages sortaient de leurs tanières. Comme pour lui donner raison, elle entendit des branches craquer un peu plus loin. Au vu du bruit, la bête devait être massive. Un reniflement sonore, suivit d’un grognement sourd, se fit entendre dans les sous-bois. Elle pressa Elyie, et appela Lo’hic. Il ne répondit pas, continuant à marcher sans s’arrêter. Elle accéléra et se planta devant lui.

 

“Lo’hic ! Réveille-toi !”

 

Il s’arrêta et la regarda avec des yeux vides.

 

“Lo’hic ! Il y a une bête tout près. On doit accélérer.”

 

Il la fixa avec un air d’incompréhension totale, puis un éclair de lucidité passa dans ses yeux marrons.

 

“Un animal sauvage ? chuchota-t-il.”

 

Taïe hocha la tête, et son visage se peignit d’une terreur absolue.

 

“Il faut se cacher. On ne pourra pas s’enfuir, les bêtes détemporalisées sont totalement enragées.”

 

Il tourna sur lui-même, cherchant une cachette, et détala en tenant toujours le corps de sa sœur serré contre lui. La guerrière partit à sa suite, slalomant tant bien que mal entre les branches et la végétation mouvante. Lo’hic avait trouvé un grand rocher, sur lequel il atterrit après avoir usé de son affinité pour se propulser plus haut. Le corps d’Ely’ah heurta la pierre dans un bruit sourd, et le sage focalisa aussitôt son attention sur elle, délaissant Taïe et Elyie en bas du rocher. Elles l’entendirent lui parler, s’excuser, la supplier de ne pas lui en vouloir. Les deux jeunes filles se regardèrent.

 

“Il a perdu l’esprit”, murmura Elyie.

 

Un grondement sourd les fit se retourner. La bête rôdait non loin, aux aguets. Taïe regarda le rocher. Lisse, pentue, sa paroi était impossible à escalader. Sans l’aide de Lo’hic et de son affinité, elles allaient rester coincées en bas. À la merci de la bête, qui n’allait pas tarder à les trouver.

 

“Elle ne nous entend pas ? demanda Elyie. Nous avons fait du bruit, elle devrait être là…

 

-Je pense que certains de ses membres sont détemporalisés, et ne fonctionnent plus correctement. Mais elle finira inévitablement par nous trouver. Elle nous cherche.”

 

Elle tenta d’appeler Lo’hic, mais celui ci était hors de vue au sommet du rocher, toujours en train de parler à Ely’ah. Le grondement se rapprochait de plus en plus. Elle tenta de faire la courte échelle à Elyie, mais même ainsi, la guérisseuse n’atteignait pas le sommet.

 

“Lo’hic ! appela-t-elle, désespérée.

 

-Taïe.”

 

Elyie l’avait appelée d’une voix neutre, chargée d’un soupçon de panique. La guerrière se retourna lentement, sentant que quelque chose clochait. Elyie regardait vers les arbres, en silence, et Taïe comprit ce qui était étrange. Le silence. Le grondement s’était tu. Elle suivit lentement le regard d’Elyie, sans faire de gestes brusques. À la lisière des arbres, deux yeux brillants les fixaient. La bête s’avança, et fut éclairée par la lumière blafarde de la lune.

 

Semblable à un ours, elle était gigantesque. La moitié de son museau pendait mollement, glabre, laissant apparentes une rangée de dents brillantes de salive, tandis que l’autre partie était tendue sur ses os, jeune et poilue. L’un de ses yeux était enfoncé dans son orbite, à peine développé, et l’oreille gauche n’existait même pas. Sa patte avant était minuscule, à peine plus grande que celle d’un ourson à sa naissance, et les trois autres étaient plus ou moins développées.

Voilà les ravages de la détemporalisation…

Sur l’une de ses épaules, la peau était morte, entrée en décomposition. Chacun de ses membres était à un âge différent, évoluait dans sa propre temporalité. Une foule d’autres détails auraient mérités d’être soulevés, mais Taïe n’en eut pas le temps , car l’animal se décida enfin à charger.

Taïe et Elyie se jetèrent chacune d’un côté, et l’ours s’arrêta juste avant de percuter le rocher. Il braqua son regard fou sur Taïe, et se redressa en rugissant avant de foncer la tête la première, les babines retroussées. Elle parvint à l’éviter de justesse, mais il revint aussitôt à la charge. Ses griffes brillèrent d’un éclat argenté lorsqu’il tenta de l’éventrer. Quand Taïe dégaina ses armes, son coude blessé se rappela à son bon souvenir et elle dut en rengainer une, ne pouvant manier avec efficacité son poignard gauche. Elle recula lentement, attendant la prochaine attaque…et son pied heurta une racine, la faisant tomber en arrière. L’animal se jeta aussitôt en avant, fonçant sur elle à toute vitesse.

Elle poussa un cri perçant, rabattant ses bras sur son visage. Protection dérisoire, contre les centaines de kilos qui allaient la percuter. Elle sentait déjà son ombre la recouvrir, lorsqu’une douleur intense la traversa. C’était comme si tout son corps venait de se déchirer.

Tout à sa douleur, elle ne se rendit pas tout de suite compte de l’immobilité qui l’entourait. Elle laissa retomber ses bras, stupéfaite. La gueule ouverte, l’ours la surplombait, totalement immobile.

Elle avait arrêté le temps ! Comme lors de sa fuite des tunnels, à Feli’ah. Elle se releva précipitamment, et, sans plus réfléchir, planta son poignard dans le cou de l’animal. Il se remit aussitôt à bouger, hurlant de douleur. Taïe retira son arme, puis la replongea, encore et encore. Un nouveau sang recouvrait celui d’Ely’ah sur ses mains, un sang noir et épais. Ses bras en étaient maculés jusqu’aux épaules, et son visage était couvert de giclures, tandis qu’elle continuait de replonger sa lame dans la chair de l’ours, sans s’arrêter. Ce fut Elyie qui l’arrêta.

 

“Taïe ! Taïe, c’est bon, il est mort.”

 

La guerrière baissa les yeux. Le corps massif était étendu dans l’herbe, immobile. Son cou n’était plus qu’un amas de chair sanguinolent. Elle se relava et tenta d’essuyer le sang sur son visage, mais ne fit que l’étaler encore plus.

 

“Taïe… qu’est ce qu’il s’est passé ?

 

-Tu as bien vu ce qui s’est passé, non ? Il est mort !”

 

Taïe se détourna avec agacement.

 

“Je voulais dire quand il t’a foncé dessus. Il est devenu immobile, toute la forêt s’est figée.

 

-Tu l’as vu ? demanda la guerrière en se retournant. Le temps ne s’est pas arrêté pour toi ?

 

-Attends, tu savais que tu pouvais faire ça ?

 

-C’est déjà arrivé une fois, à Feli’ah, quand… bref, oui. Mais je n’arrive pas à le contrôler, ce doit être à cause de l’âme de Temps.

 

-Et c’est pour cela que j’ai pu bouger. Je porte aussi une partie d’elle en moi. Quand est-ce que tu comptais m’en parler ?

 

-J’ai oublié.”

 

Elyie eut un rire sarcastique.

 

“Tu as oublié ? Tu as oublié de me partager une information aussi importante ?”

 

Taïe lui tourna délibérément le dos et retourna au pied du rocher. On entendait toujours Lo’hic parler à Ely’ah. Elle hurla son nom d’une voix forte.

 

 

“Taïe !”

 

Elyie l’avait suivie, décidée à poursuivre sur le sujet.

 

“J’ai toujours partagé avec toi toutes les découvertes que je faisais sur ce sujet.

 

-Toute tes découvertes ? Laisse moi rire ! Qu’est ce que tu as découvert ? Un peu de rien et des nouvelles questions en rafale ?”

 

Taïe s’était retournée, et scrutait la soigneuse d’un air accusateur.

 

“On aurait jamais dû venir ici. C’est à cause de nous qu’Ely’ah est morte.

 

-À cause de nous ? s’écria Elyie. Mais pas du tout ! Elle devait venir de toute façon. Pour ses recherches, tu te rappelles ?”

 

La guerrière soupira en baissant la tête sur ses mains. Couvertes de sang aussi noir que la nuit, elle les voyait à peine dans l’obscurité.

 

“J’ai une question pour toi, Elyie.

 

-Je t’écoute.

 

-Pourquoi restes-tu à mes côtés ? Je te hais. Je te hais depuis ce jour où tu es arrivée dans la Tribu, sale, épuisée, bégayante, et que ta venue a provoqué la mort de Naïde. Je te hais car tu as pris ma place dans le cœur de mes camarades, car à cause de toi, je suis bannie. Je t’ai ignorée, je t’ai même poignardée. Je continue de rester froide, de rester loin de toi le plus possible. Et toi… toi depuis le premier jour tu restes là. Tu m’as révélé l’existence de cet homme aux mains de pierres venu d’Oedoria, tu m’as suivie à travers la forêt de Brume. Alors voilà ma question : pourquoi ?

 

-Pourquoi ? "

 

Elle eut un petit rire.

 

“Parce que je veux t’aider, Taïe. Je suis une soigneuse, c’est mon rôle. Je vois ta rage, ton impatience, je vois tout ça qui bouillonne en toi. Ta soif de vengeance… C’est pour ça que je t’ai parlé de celui qui a ordonné l’attaque des Parias. Et cette âme… nous sommes liées, que cela te plaise ou non, et je ne compte pas être liée avec une fille instable. Tu me demandes pourquoi je suis là ? C’est parce que je suis une amie. Je tiens à toi. Quand tu me vois, tu ne penses sûrement qu’aux moments négatifs. Mais moi je me souviens quand tu m’as apporté à manger, alors que j’étais prisonnière de ta Tribu. Je me souviens quand tu m’as aidée à monter dans cet arbre sur les berges de l’Aléane, pour tenter d’échapper aux Néréeins. Je me rappelle quand tu t’es sentie coupable de m’avoir blessée, ce même soir. Je me souviens quand tu t’es interposée entre les silhouettes marrons et moi, dans les tunnels de Feli’ah. De tous ces moments où tu as oublié ta rage, où ton cœur a prit le dessus. Je tiens à toi, Taïe, et je sais qu’au fond de toi, tu ressens la même chose.”

 

La guerrière resta silencieuse et se détourna. Elle réfléchissait à toute allure, en proie au doute. Toutes ces fois où elle avait considéré Elyie comme autre chose qu’une ennemie… Elle sentait, au fond d’elle, que la soigneuse n’avait pas tout à fait tort. Cette rage… cette colère qu’elle entretenait à son égard n’était qu’une façade. Un moyen de trouver quelqu’un à blâmer, à voir comme la cause de ses problèmes quand ceux-ci étaient hors de porté. Elle avait l’impression de se battre seule depuis le début, alors qu’Elyie était là. Et elle ne lui demandait qu’une chose. D’accepter son aide, d’accepter son amitié.

 

“Ely’ah !”

 

La supplique de Lo’hic la fit sursauter. Elle ne le voyait toujours pas, au sommet du rocher, mais l’entendait clairement. Elle l’appela d’une voix forte, ravie d’interrompre sa discussion avec Elyie. Elle avait besoin de temps pour y réfléchir. Le sage ne répondit pas, mais il arrêta de parler. Lentement, Taïe le vit se pencher pour regarder en bas.

 

“Qui êtes vous ?

 

-C’est nous, Lo’hic, dit Taïe d’une voix douce. C’est Elyie et Taïe. La bête est morte, tu peux descendre.

 

-Taïe ? Elyie ?”

 

Il paraissait totalement perdu.

 

“Taïe et Elyie… oui ! La guerrière et la guérisseuse ! Il faut que la guérisseuse vienne, il faut qu’Elyie vienne. Ma sœur est gravement blessée. Il faut la soigner…

 

-Nous ne pouvons pas monter, Lo’hic, lui dit Elyie. Il faut que vous descendiez et qu’on sorte de la zone détemporalisée.

 

-Mais Ely’ah est blessée !

 

-Elle sera plus en sécurité au camp. Descend, Lo’hic”

 

Il y eut un bruissement de tissus, et le sage réapparut avec la soigneuse dans les bras. Il descendit en la tenant prudemment, les sourcils plissés d’inquiétude. Elyie le regardait avec un air effaré. Il avait totalement perdu la tête. Il se précipita vers elle, la pressant de soigner Ely’ah.

 

“Je ne peux rien faire, ici. Il faut rentrer au camp.”

 

 

Elle lui parlait d’une voix douce, comme pour apprivoiser un animal sauvage. Amadoué, il accepta et se mit à marcher dans la forêt d’un pas vif. Il avançait si rapidement que Taïe et Elyie étaient obligée de trottiner pour le rattraper. Quand ils arrivèrent enfin au campement, près d’une heure plus tard, tous étaient exténués. Le sage déposa sa sœur sur une couverture, et Elyie s’approcha tout doucement. Elle le repoussa gentiment, et se pencha sur le corps. Une gourde dans les mains, elle nettoyait le visage poisseux avec un morceau de tissu. Elle en versa également sur les vêtements, essayant vainement de nettoyer le sang qui les maculait, avant de saisir une deuxième couverture et d’en envelopper la guérisseuse. Lo’hic se précipita sur elle.

 

“Qu’est ce que tu fais ? Tu vas l’étouffer !

 

-Lo’hic, dit Elyie en posant une main sur son épaule pour l’arrêter. Elle est morte.”

 

Le mot sembla réveiller Lo’hic. Il se prit la tête entre les mains en marmonnant des “non, non” désespérés, leur tourna le dos, se coucha à même l’herbe et s’enroula dans une couverture avant de devenir immobile. Taïe et Elyie se regardèrent un instant, puis, sans mot dire, allèrent se coucher chacune de leur côté.

 

Le visage tourné vers la forêt, Taïe fixait la végétation mouvante de la zone détemporalisée, à quelques mètres de là. En se retournant, elle réalisa que ses bras étaient encore couverts de sang. Elle se leva et se dirigea vers le petit ruisseau qui coulait non loin. Le liquide avait séché, et elle dut gratter sa peau pour en effacer jusqu’à la dernière trace. Les mains dans le courant, elle regarda la flaque rouge s’éloigner. Pourquoi Ely’ah était-elle morte ? Qui l’avait tuée ? Ses dernières paroles tournaient en boucle dans sa tête. “J’ai dédié ma vie…” Ces mots lui en rappelaient d’autres, mais elle était incapable de mettre le doigt dessus. “Je suis désolée….je regrette.” Pourquoi s’était-elle excusée ? Il n’était pas bon de blâmer les morts, mais Taïe sentait que Ely’ah cachait quelque chose. Mais comment savoir, maintenant qu’elle n’était plus en vie ?

 

Mon frère, un jour, tu comprendras.

 

Taïe espérait que lorsque ce jour viendrait, elle serait là.

***

 

Ce fut l’aube qui la réveilla, éblouie par les rayons du soleil. Lo’hic était toujours aussi morne, mais semblait avoir repris ses esprits. Il avait aidé Elyie à hisser Ely’ah sur le dos de son cheval, et à l’attacher solidement afin que son corps ne tombe pas. Taïe avait remballé le campement, et le groupe était reparti aussi vite que possible, fuyant ce lieu maudit.

Ils avaient chevauché toute la journée en silence, et ne s’étaient pas arrêtés au village où Taïe avait rencontré Ka’ni, préférant avancer jusqu’à la tombée du jour et dresser le camp dans la forêt. Presque aucune parole n’avait été échangée.

Assise sur sa selle, Taïe ruminait en silence. Devant elle, le corps de la soigneuse chancelait au rythme du cheval. Dans son dos, Elyie se tenait courbée, silencieuse. Elyie, qu’elle trouvait si insignifiante et stupide, mais qui s’était en réalité révélée plus clairvoyante que Taïe elle-même. Elle était intelligente, certes, mais surtout empathique, tolérante et patiente. Autant de qualités qui lui faisaient cruellement défaut. Au fil des jours, Taïe se rendait bien compte que trouver des réponses et des explications concernant l’âme de Temps n’allait pas être si simple. Cela prendrait du temps, et ce temps, elle allait le passer avec Elyie.

 

Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour faire boire les chevaux, Elyie alla décharger le corps d’Ely’ah, afin de laisser la brave bête souffler un instant. Au moment de repartir, chancelante sous le poids de la guérisseuse, la jeune fille glissa dans la boue et tomba au sol. Taïe se dirigea vers elle, lui tendit sa main pour l’aider à se relever et Elyie lui adressa un sourire.

 

Taïe la regarda dans les yeux et lui sourit en retour.

 

 

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Luvi
Posté le 10/10/2024
Coucou,

Donc Elye à des revendications ? Elle ouvre sa bouche ? Elle tente de manipuler Thaïe, et je continue à croire que le bannissement de Thaïe est de sa faute. Quoi que, je commence à douter de sa réelle innocence. Plus le temps passe, et plus je me dis qu'elle savait pour l'âme de temps. Il lui fallait trouver le second réceptacle et le pousser au bannissement. Mais possède-t-elle réellement une partie de l'âme de temps, ou possède-t-elle une autre âme?
Mon dieu Lo'ic, mon cœur se serre face à sa douleur .
Belle description de l'animal et des conséquences de la détemporalisation.

A bientôt
Mila
Posté le 11/10/2024
Hello,
Elyie prend donc sur elle... tout les malheurs du monde haha. J'adore voir à quel point tu la détestes, au contraire de Lo'hic... Merci pour la description !
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