Lucille s’était levée dès l’aube, et Alexeï avait choisi de préparer le petit déjeuner pendant qu’elle se préparait avant sa journée de travail. Il n’avait certes pas son talent pour disposer la nourriture de façon qu’elle soit agréable à l’œil, mais il roula l’omelette au persil avant de la trancher en deux pour la disposer dans leurs assiettes. Un tour de moulin à poivre, deux brins de ciboulette et une fleur de capucine ; il espéra que ça lui conviendrait.
Lucille émergea de la salle de bain, sa blouse de travail lacée sur un pantalon de toile.
— Ca sent divinement bon, Alexeï ! Tu t’es surpassé !
— Goûte donc avant de me féliciter, lui sourit-il.
L’omelette était délicieuse, il devait en convenir. Peut-être aurait-elle mérité un peu plus de sel. Lucille termina son assiette et se leva pour aller la poser dans l’évier.
— Laisse, je vais m’occuper de la vaisselle. Je sais que tu as une grosse journée, aujourd’hui.
Elle lui sourit.
— Merci, mon amour, tu es adorable. Une grosse commande nous est parvenue, en effet, et j’ai des rubis à aller tailler. Ne t’inquiète pas si je reviens après le coucher du soleil, d’accord ?
— Je ferai en sorte que ton repas t’attende au chaud.
— Merci. N’oublie pas de prendre tes potions, Solerys a bien insisté sur la régularité du traitement.
Alexeï lutta pour ne pas lever les yeux au ciel.
— Ne t’inquiète pas pour ça.
Elle était soucieuse ; pour lui, ou pour son travail ? Il n’aurait su le dire. Pouvait-elle se douter de quelque chose ? Non, il n’avait rien laissé transparaitre. Mais peut-être sentait-elle sa fébrilité.
— Tout ira bien, lui assura-t-il en caressant sa joue.
— À ce soir, alors, murmura-t-elle à son oreille.
— À ce soir, répondit-il.
Un dernier baiser, et la porte claqua derrière elle. Il était seul. Il s’attaqua à la vaisselle restée dans l’évier ; un Massilien ne mentait pas, et depuis sa position, il pouvait la voir marcher vers son travail. Il s’en voulait de la surveiller ainsi, mais il doutait qu’elle soit d’accord avec lui s’il lui dévoilait son projet.
La vaisselle terminée, il se rendit à l’étage, attrapa son sac. Une gourde, du pain et de la viande séchée, quelques affaires de rechange. Alexeï prévoyait être de retour avant la nuit, mais tenait à prendre en compte d’éventuels imprévus.
Son regard glissa sur la fiole posée sur son chevet. Il n’était pas encore décidé là-dessus. Solerys l’aidait-il vraiment avec ses décoctions ? Sa manière de se trouver toujours là où Alexeï ne l’attendait pas commençait à l’inquiéter. Il étouffait, se sentait toujours surveillé. Mais sans Solerys, il passerait ses journées dans son lit, à gémir de douleur. Quand il avait tenté de se passer de son médicament, il l’avait toujours regretté, et avait fini par boire l’infâme potion.
Avec un soupir, il attrapa la fiole et la glissa dans la petite sacoche pendue à sa ceinture. Autant ne pas prendre de risque. Un coup d’œil par la fenêtre lui apprit que la ruelle était déserte. Solerys était censé être occupé, aujourd’hui. Ce serait sa meilleure chance.
Alexeï descendit les escaliers au pas de course, ferma doucement la porte à clé derrière lui, avant de la glisser derrière le pot de fleurs comme à leur habitude. Toujours personne.
S’efforçant de ne pas trahir son impatience, il avança dans le jardin. Son cœur accéléra dans sa poitrine. Un dernier coup d’œil : personne. Il était encore bien tôt, après tout, et seule Cornelia la boulangère s’activait de si bonne heure. Enfin, elle et Nithilys, le maitre-joaillier. Lucille devait s’abimer les yeux, à travailler ainsi à ses côtés alors que le soleil était à peine levé.
Il refoula la tristesse qui s’emparait de lui à cette pensée. Les murmures n’avaient pas encore commencé. Il avait noté que le soleil devait être levé depuis au moins deux heures avant qu’ils n’apparaissent. Un autre mystère, ça.
Au moins, il obéissait à Solerys et à sa femme. Après tout, il n’allait pas « suivre » les murmures, puisqu’ils n’étaient pas encore là.
Peut-être que son épouse lui ferait remarquer qu’il s’agissait d’une subtilité. Alexeï n’en avait cure : quand on était comme lui contraint à la vérité, il fallait bien trouver de petits arrangements. Il ajusta son sac, et après un regard aux alentours, bondit de l’autre côté de la haie fleurie. En quelques pas, il gagna le sous-bois.
L’odeur de l’humus le saisit, et étrangement, était associée à des souvenirs agréables. Agréables, mais qui restaient flous, diffus, comme nappés par une épaisse couche de brouillard.
C’était l’un des revers de la potion contre les migraines, lui avait dit Solerys. Un revers tel qu’il le privait d’une partie de son passé, et qu’Alexeï avait de plus en plus de mal à accepter.
Il espérait bien trouver des réponses à ses questions, ici, même si une part rationnelle de son esprit lui rappelait qu’il était dans une simple forêt et que les arbres ne parlaient pas.
Alexeï marchait d’un bon pas. Sous ses bottes, les feuilles mortes craquaient doucement, sur un tapis d’humus moelleux. Il évitait les branches basses avec aisance, enjambait les buissons quand ils étaient suffisamment petits, les contournait sinon. Peut-être aurait-il dû se munir d’une machette, ou d’une épée. L’épée lui parlait davantage, étrangement. Une douleur diffuse se propagea derrière ses paupières et il jura.
Pour tenter de faire passer la douleur, il se concentra sur les bruits de son environnement. Le pépiement des oiseaux se taisait lors de sa progression, pour reprendre après son passage. Des branches ployaient, sous le poids de ce qu’il supposait être des écureuils roux, se redressaient dans un froufroutement de feuilles.
Viens.
Alexeï pila net. La même voix, encore une fois. Les yeux plissés, il scruta la pénombre. Le soleil n’était pas suffisamment haut pour percer à travers les arbres, pas encore.
Viens.
Alexeï se remit en marche, attentif. Pour l’instant, il ne discernait rien qui eut pu le conduire à la voix.
Viens.
Y avait-il réellement un encouragement dans le ton de la voix ? Il en avait l’impression. Malgré son impatience, il se força à la prudence. L’impatience aussi titillait un souvenir, mais il n’avait pas de temps à lui accorder présentement.
Viens.
Alors il avança, pas après pas, toujours plus loin dans la forêt.
Cette fois, il était bien décidé à trouver l’origine de ces murmures, de cette voix à la fois caressante et impérieuse. Trop de secrets dictaient sa conduite ; et il en avait assez.
Viens.
Alexeï enjamba un petit ruisseau, dont l’eau ruisselait sur les pierres couvertes de mousse tendre, puis un tronc d’arbre en décomposition, auquel s’accrochaient d’énormes champignons rouges rayés de blancs.
Une petite clairière baignée par le soleil se découpa devant lui. Il y fit quelques pas hésitants.
Viens.
Un éclair mordoré passa devant lui. C’était quoi, ça ? Il suivit la trajectoire. La couleur ressemblait à la trace écailleuse qu’il avait vu passer près de son potager, quelques jours plus tôt.
Alexeï accéléra le pas en traversant la clairière. Et derrière un buisson, il les vit. Des créatures reptiliennes, qui ne ressemblaient à rien de ce qu’il connaissait. Un corps long et sinueux, aux couleurs vives et métalliques ; certaines étaient rouge, d’autres vert, d’autres encore oscillaient entre le doré et le bronze. Il les aurait appelés serpents si les créatures n’avaient pas été dotées d’une paire d’ailes, et d’une touffe de plumes à l’extrémité de leurs queues.
Qu’est-ce que c’était que… ça ?
Viens.
Le murmure se faisait plus doux, moins impérieux. Plus une invitation qu’un ordre. Était-il possible qu’il émane de ces… créatures ? Assurément non. Les animaux ne parlaient pas, Alexeï en était à peu près certain.
Avec précaution, Alexeï s’approcha davantage. Il n’y avait pas que des… espèces de serpents. Au sol, il y avait un amas de branchages et de mousse, tapissé de plumes, et garni d’œufs blancs. Un nid. Il s’accroupit. Chacun des œufs était gros comme l’un de ses poings. Il en compta cinq. Une créature serpentine rouge et verte était lovée sur eux, et siffla quand il approcha sa main. Alexeï la retira aussitôt.
Perplexe, il se demanda si les murmures avaient vraiment eu pour but de l’attirer ici. La situation était certes étrange, il n’avait jamais vu de créature semblable, mais cela ne l’aiderait pas à résoudre ses problèmes ni à dissiper les mystères qui l’entouraient.
Alexeï patienta, dans l’attente du retour de la voix. Peut-être était-il fou de se laisser guider ainsi. Peut-être que Solerys avait raison, et qu’il ferait mieux de lui parler de cet autre problème. Solerys avait toujours des potions prêtes à l’emploi, après tout. Il pouvait aussi en parler à Lucille, mais il n’était pas certain qu’elle garderait le secret. Et ça, ça l’ennuyait davantage que les sous-entendus de Solerys. Lucille était son épouse, il aurait dû pouvoir lui faire entièrement confiance, compter sur son soutien. Et il réalisait que ce n’était pas le cas. C’était pour ça aussi qu’il était parti en douce, parce qu’il savait qu’elle ne le soutiendrait peut-être pas, voire même pire, qu’elle le dénoncerait à Solerys.
La brusque réalisation de cette pensée lui porta un coup au cœur. Il aimait la jeune femme, même si des zones d’ombres masquaient certains souvenirs. Elle était plaisante, s’inquiétait pour lui. Mais, et cela l’ennuyait de l’admettre, elle semblait poursuivre un autre objectif que le sien. À ses côtés, il se sentait surveillé. Il ne pouvait pas lui faire confiance. Et pour Alexeï, ce n’était pas ainsi qu’il concevait une relation de couple.
Viens. Aider.
Alexeï reporta son attention sur les créatures. La rouge et verte le regardait, sa langue bifide dardant de temps à autre dans sa direction. Les autres voletaient autour de lui, quand ils n’étaient pas posés sur des branches.
Aider.
La logique lui imposait de reconnaitre que les bestioles cherchaient à communiquer avec lui. C’était un peu fou, mais pas plus que de suivre une voix dans la forêt. Et ça voulait dire que les voix n’étaient pas que dans sa tête, émanaient bien de quelqu’un. Ou quelque chose.
Alexeï s’accroupit.
— Je ne vois pas comment vous aider, dit-il doucement.
Il se trouvait un peu stupide, à être là à parler à des serpents, mais en même temps, autant aller jusqu’au bout de cette folle entreprise. Il n’avait rien à perdre.
L’une des créatures vola tout près de lui. Elle n’était pas bien grande, à peine la longueur de son bras, le corps recouvert d’écailles d’un vert pâle, la queue fine terminée par un plumeau bleuté, et les deux ailes aux plumes bleues.
Viens.
Était-ce elle qui venait de parler ? En tout cas, elle s’éloigna, l’invitant apparemment à le suivre. Avec un soupir, Alexeï se releva, et emboita le pas à l’étrange créature.
Viens.
— Je viens, je viens, maugréa-t-il entre ses dents.
La créature était suffisamment petite pour voler au-dessus des buissons, mais il devait les contourner quand ils étaient trop épais pour qu’il les enjambe. Et puis, pour les ronces et autres épineux, il ne prenait pas de risque, tant pis s’il lui fallait plus de temps. De toute manière, il ne risquait pas de se perdre : elle revenait voler vers lui dès qu’il trainait un peu en arrière, comme s’il avait besoin d’encouragement.
Alexeï n’avait pas eu l’impression de marcher bien longtemps quand la créature s’immobilisa. Il essaya d’estimer la distance depuis la clairière, invisible à ses yeux maintenant. Une centaine de mètres, peut-être moins ?
Viens.
Il s’approcha. La créature voletait au-dessus d’un entrelacs de branchages, à bonne hauteur du sol, mais plus bas que son regard. Un ensemble garni de plumes multicolores ; un nid, devina-t-il.
— D’accord, commença-t-il prudemment. C’est un nid vide. Tu sais que je ne ponds pas d’œufs, j’espère ?
Aider.
— Aider oui, répondit Alexeï avec une pointe d’exaspération. Je comprends que tu veux que je vous aide. Mais vous aider comment ?
L’animal émit plusieurs piaillements désagréables qui le firent grimacer. Eraïm, dans quoi s’était-il encore fourré ?
Aider. Œufs. Mains.
— Que…
Alexeï s’interrompit pour réfléchir. Visiblement, la créature avait du mal à communiquer clairement. Et elle paraissait autant frustrée que lui par la situation. Elle avait besoin d’aide, ça c’était clair, et ça concernait ses œufs, ça paraissait logique. Une menace à éliminer ? Non, il n’était pas un guerrier. Un éclair de douleur traversa son crâne, et Alexeï gémit. Il se serait bien passé du retour d’une migraine ! Non, écarter la douleur. Avec effort, il se força à se concentrer sur ce problème présent. Pour quelle raison la créature aurait-elle besoin de lui ?
L’évidence le frappa. Il avait des mains, chose qu’elle n’avait pas. Et avec elles, il pouvait tenir des choses. Comme un œuf.
— Je dois prendre les œufs, c’est ça ? J’ai failli me faire mordre tout à l’heure. Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?
Pas une omelette, c’était certain.
Viens. Œuf. Nid.
— Tu veux que je transporte les œufs dans ce nouveau nid ? Pourquoi ?
Danger. Aide.
Le ton se faisait presque suppliant. Alexeï leva les mains en signe d’apaisement.
— Très bien. Je vais le faire. Même si je ne comprends pas le danger dont tu parles, ajouta-t-il.
Aide.
Alexeï roula des yeux au ciel, et entreprit de rebrousser chemin. Il n’était pas certain de retrouver la position exacte de la clairière et des autres créatures, aussi fut-il rassuré de la voir voler devant lui.
— Merci.
Il ne savait pas trop si la créature comprenait tout ce qu’il disait, mais dans le doute, autant être poli. D’un autre côté, il s’aperçut qu’il avait laissé des traces de son passage : branches brisées, feuilles soulevées… il n’avait pas été très discret.
Enfin, il approcha de nouveau du nid, toujours gardé par la créature rouge et verte. Elle siffla à son approche, mais celle qui l’avait accompagnée piailla à son tour, et d’autres se joignirent à elle, dans une cacophonie assourdissante et grinçante qui fit grimacer Alexeï.
Après ce qui lui parut une éternité, un accord parut être trouvé entre les créatures, car le bruit cessa. Et la créature serpentine rouge et vert s’éleva, de mauvaise grâce, lui sembla-t-il. Elle se rapprocha de lui, comme pour le jauger, pépia et siffla quelque chose qu’il ne comprit pas, mais qui paraissait être une menace.
— Je prendrais soin de tes œufs. Je t’en fais le serment, dit-il en s’inclinant, poing sur le cœur.
Encore une fois, une douleur lancinante battit entre ses tempes. Il aurait bien aimé savoir ce qui les déclenchait. Était-ce ses paroles, cette fois, ou son geste, qui lui paraissait familier ? Enfin, ce n’était pas le moment d’y réfléchir. Il avait une tâche à accomplir.
Alexeï s’accroupit, s’empara d’un œuf avec délicatesse. Il était plus chaud que ce qu’il aurait cru, mais la coquille était bien moins dure que celle d’un oiseau. Pour un peu, il s’attendait à ce qu’elle s’aplatisse entre ses doigts. Il avait bien fait de se montrer prudent dans son approche. Alexeï hésita sur la démarche à adopter. Les prendre tous les cinq ? Par deux ? Ou l’un après l’autre ?
Prudence, transmit la créature.
Un par un, donc. Cela prendrait plus de temps, mais il ne tenait pas à se faire attaquer. Il les avait bien observés, et chacune de leur petite gueule était garnie de crocs pointus. Une morsure serait douloureuse, et si l’essaim entier lui tombait dessus…
Alexeï se releva, et refit le chemin vers le nid vide. Cette fois, la moitié de la troupe l’accompagna. Ils étaient curieux, semblait-il. Et tenaient à lui montrer le chemin. Au moins, il était sûr de ne pas se perdre.
La créature bleu et verte voletait au-dessus du nid vide. Avec précaution, Alexeï déposa l’œuf à l’intérieur du nid.
Encore.
— Oui, oui, j’y vais. Ne t’inquiète pas.
Il sourit comme son escorte tournoyait autour de lui en gazouillant gaiement. Le bruit était bizarrement moins gênant, ainsi. Mais la créature rouge et verte qui l’attendait semblait toujours le juger du regard.
— Je ne l’ai pas cassé, jugea bon de préciser Alexeï. Il est en sécurité là-bas. Enfin, j’imagine que les autres veillent sur lui.
Ce qui lui valut un piaillement qu’il interpréta moqueur. Avec un soupir, Alexeï se baissa pour attraper un autre œuf. Il savait à quoi s’attendre, cette fois, et marcha doucement vers l’autre nid. Pourquoi fallait-il les déplacer ? Ce nid était-il si mal placé ? La seule différence avec l’autre était qu’il se trouvait au sol. Mais bon, ils lui avaient paru capables de se défendre… qui serait allé piétiner un nid ? Aucune grosse créature ne vivait dans les forêts.
Enfin. Il était inutile de réfléchir. Un pas après l’autre, surtout ne pas trébucher. Le deuxième œuf rejoignit le premier et Alexeï essuya son front. Bizarrement, il était en sueur, alors que les températures étaient fraiches. Il ne faisait que marcher, mais il mettait tant d’attention à chacun de ses pas…
Et un autre aller et retour. Alexeï commença à prendre goût à cette compagnie chatoyante qui l’entourait et l’accompagnait. Les rayons de soleil qui perçaient la voûte des arbres se reflétaient sur leurs écailles étincelantes ; et les plumes de leurs ailes contrastaient toujours avec la couleur de leur corps. C’était curieux, et joli.
Il n’arrivait pas à situer s’ils pépiaient comme des oiseaux ou sifflaient comme des serpents ; leur étrange langage était un mélange éclectique de ces deux exemples. C’était bruyant, mais au-delà de la cacophonie, Alexeï commençait à identifier une sorte de code. C’était logique qu’ils sachent communiquer, d’un autre côté.
Lorsqu’il attrapa le quatrième œuf, Alexeï n’eut droit qu’à un regard acéré de la créature rouge et verte. Était-ce la mère ? Il ne savait même pas si c’était la couvée du groupe ou la couvée d’un seul couple. Dans tous les cas, au vu de l’implication de la troupe entière, ces œufs étaient attendus et couvés avec attention. C’était une bonne chose. Un enfant devait être désiré et choyé.
Quand il approcha du deuxième nid, l’une des créatures s’était lovée autour des œufs. Il devinait qu’il s’agissait de les tenir au chaud, mais se demanda comment la « mère » réagirait en découvrant l’usurpatrice. À moins qu’elle ait donné elle-même la consigne ? Alexeï haussa les épaules. Il cherchait à comprendre l’incompréhensible. Il posa doucement le quatrième œuf, puis piocha sa gourde dans sa besace et avala une rasade d’eau. Il ne faisait que marcher, mais c’était bien moins épuisant sur un sentier bien balisé !
Il se remit en route. Cette fois, quand il prit le dernier œuf, la créature rouge et vert s’éleva à son tour dans les airs. Par contre, il ne s’attendait pas à ce qu’elle se love sur son épaule, la queue plumeuse passée autour de son cou, comme un point d’ancrage.
— Tu me fais confiance, maintenant ?
Elle siffla doucement, et il ne put s’empêcher de sourire. Le dernier trajet se fit presque dans le calme ; les créatures semblaient rassurées, s’adonnant à des voltiges acrobatiques en le suivant.
Un peu comme si elles l’avaient adopté, quelque part. L’idée le fit sourire. Il les avait trouvés étranges, au début, les avait craintes, pour découvrir qu’elles étaient plutôt mignonnes. Il aurait bien tenté d’en caresser une, mais s’était abstenu. Quel que soit leur nom, les créatures restaient des animaux sauvages. Il avait bien conscience que c’était uniquement motivé par le besoin qu’elles avaient fait appel à lui.
Pourquoi à lui et pas à un autre villageois, d’ailleurs ? Il n’était pas le seul à avoir un jardin en bordure de la forêt.
Solerys l’avait mis en garde contre les murmures. S’il en croyait le guérisseur, il aurait déjà dû mourir. Était-il en sursis ? Les créatures n’avaient vraiment pas l’air menaçantes. Bon, elles n’étaient pas franchement amicales non plus, en tout cas au début, mais quand même…
D’un autre côté, il connaissait mal la région. Il se souvenait être venu ici pour épouser Lucille ; tout le reste était flou. Peut-être était-ce une superstition locale ?
Alexeï laissa là ses questions ; il approchait du nid. Il posa délicatement l’œuf au côté des quatre autres, sous le regard appréciateur de la créature rouge et verte sur son épaule. Elle quitta son perchoir pour se poser sur le nid ; l’autre créature fila sans demander son reste, et Alexeï gloussa doucement, ce qui lui fallut un regard courroucé.
— C’est donc toi qui commande, dit-il doucement.
La créature siffla en réponse ; et celle qui l’avait guidé précédemment, bleu et vert mêlés, se posa à ses côtés. Alexeï se demandait toujours comment une telle créature pouvait exister. Ils rampaient comme des serpents sur le sol, les ailes repliées sur leur « dos » ; et une fois dans les airs, ils étaient aussi gracieux et agiles que des merles. C’était étrange. Des oiseaux étaient souvent les prédateurs des serpents ; s’attaqueraient-ils aussi à ce curieux mélange de la nature ?
Aider. Œuf. Gratitude.
Surpris, Alexeï s’inclina.
— C’était un honneur.
Les deux créatures frottèrent leurs museaux l’un contre l’autre, puis la verte et bleu voleta avant de s’enrouler autour de son bras.
Aider.
— Encore ? sourit Alexeï.
Il avait du mal à comprendre l’obstination de ces petits êtres, avec leur communication limitée. La créature siffla et piailla sur son bras.
Aider. Humain.
— Oh, comprit Alexeï. Tu crois que j’ai besoin d’aide ? C’est vrai, quelque part. Mais, je doute que tu puisses faire quoi que ce soit pour moi. Tu es bien trop petit, sans vouloir te vexer.
Viens.
Il desserra son étreinte pour reprendre son vol, tourna autour d’Alexeï avant de se diriger vers un buisson.
Viens.
Alexeï hésita. Le suivre ? Rentrer ? Il avait espéré trouver des réponses, ici. Et certes, il avait trouvé des créatures étranges, mais rien qui puisse vraiment l’aider.
Viens.
Le ton se faisait plus pressant. Avec un soupir, Alexeï suivit la créature. Cette fois, elle se déplaçait plus vite. Se retournait, de temps à autre, pour vérifier qu’il suivait.
Viens.
Alexeï comprit qu’il s’enfonçait au cœur de la forêt et doutait de plus en plus de sa capacité à rentrer à temps au village. Un curieux pincement au cœur le saisit quand il songea à Lucille, inquiète peut-être de l’attendre. Non, il devait rester ferme, ne pas se laisser distraire. Il avait besoin de réponse. Et puis, en escaladant un arbre, il pourrait ensuite prendre son envol, et rentrer bien plus rapidement.
Quant à l’excuse qu’il aurait à donner pour son absence… eh bien, il aurait tout le loisir d’y réfléchir plus tard. Pour l’instant, il déchirait son pantalon et sa veste aux branches qui ne cessaient de s’accrocher à lui. Même ses ailes étaient griffées par la végétation qui se faisait plus dense. Il espérait que les plumes ne soient pas trop abimées ; les lisser prendrait beaucoup de temps, un temps qu’il n’était pas certain d’avoir.
Après plus de deux heures de marche, s’il en croyait la position du soleil au-dessus d’eux, visible de temps à autre lorsque la canopée s’éclaircissait, l’étrange créature s’immobilisa au-devant d’une clairière.
Sur le tapis d’herbe fleurie, de larges champignons blancs aux tâches violettes formaient un large cercle.
Des champignons tels qu’Alexeï n’en avait jamais vu. Curieux, et méfiant, il s’approcha.
— C’est ça que tu voulais me montrer ? Ce ne sont que des champignons. Un peu étrange, d’accord, mais, des champignons quand même.
Manger.
Interloqué, Alexeï considéra la minuscule créature. Puis, doucement, eut un signe de dénégation.
— Non. Je ne mange pas ça. Je suis loin de tout connaitre, mais je ne peux pas manger un champignon que je ne connais pas. C’est dangereux. Ils sont souvent toxiques pour les humains, tu comprends ?
Manger.
— Non. Je suis désolé, je ne le ferai pas.
La créature, pensive, inclina la tête sur le côté. Ses ailes battaient l’air à vive allure, pour le maintenir ainsi immobile.
Soigner. Manger.
Un instant, Alexeï oublia de respirer. Avait-il bien entendu ? Cette créature prétendait qu’un simple champignon serait capable de le soigner ? C’était bien trop beau pour être vrai.
— J’ai déjà un remède, petite créature, dit Alexeï. Regarde.
Il plongea la main dans la besace nouée à sa ceinture, en sortit la petite fiole au liquide vert. Étrangement, l’animal siffla, avant de cracher une série de sons exprimant clairement la colère.
Mauvais.
— Je peux comprendre que tu trouves cela étrange, reprit Alexeï. Mais Solerys dit que c’est la seule solution.
Mauvais, humain. Jeter.
Alexeï regarda la fiole. Il avait presque toujours eu des doutes envers Solerys. Néanmoins, Lucille lui faisait confiance. Et le remède était efficace.
A quel prix ?
Sa mémoire était aussi trouée qu’un fromage bon marché. Et même si sa migraine ne revenait que rarement en journée, des pics de douleur le saisissaient dès qu’il essayait de réfléchir à son passé, ou lorsqu’il était confronté à des mots qui titillaient ses souvenirs.
Il évoquait à peine ses doutes, et déjà, il un bourdonnement s’intensifiait derrière ses yeux. Pourtant, il hésitait. Il n’aimait pas Solerys, son jugement s’en trouvait biaisé. Il appréciait la petite créature, mais Solerys l’avait mis en garde contre les murmures. Les murmures tuaient, avait-il dit. Alexeï les avait aidés. Ils n’avaient plus besoin de lui.
Confiance. Jeter.
Qui croire ? Qui suivre, de sa logique ou de son instinct ?
Un vent doux caressa la cime des arbres ; un vent familier. Alexeï leva les yeux, plissa les paupières. Il y avait quelque chose, là-haut. Quatre formes ailées qui n’étaient clairement pas des oiseaux. Son cœur accéléra. Il les reconnaissait !
Une douleur atroce vrilla son esprit. Alexeï tituba, la main crispée sur la fiole. Il ne pouvait lutter seul contre la douleur ; il avait besoin de la potion.
Quelque chose claqua sur son poignet ; la fiole lui échappa. Le regard fou de douleur, Alexeï découvrit la créature tout proche de lui.
Mauvais. Détruire.
— Qu’as-tu fait ! rugit Alexeï.
La souffrance allait en s’amplifiant. Il tomba à genoux, les mains plaquées sur ses yeux. Tout était trop lumineux. Tout lui faisait mal.
Aider. Confiance.
— Tu en as assez fait, parvint-il à prononcer entre deux gémissements. Va-t’en !
Rester. Aider.
Alexeï aurait voulu saisir la créature pour en faire un nœud, hélas la douleur vrillait chacun de ses membres, lourds comme du plomb. Seuls des gémissements s’échappaient de sa gorge tandis que des étoiles dansaient devant ses yeux fermés. Il se roula en boule au milieu des fleurs, les bras serrés contre son corps.
Aider.
La pensée lui parut diffuse. Tout était brumeux. Il avait du mal à réfléchir. Sa bouche était pâteuse, et il sentait… il sentait quoi ? Quelque chose d’humide, de terreux. De lumineux. Tout devint blanc et il bascula dans l’inconscience.