Chapitre 22

Par Notsil

Ils avaient volé plusieurs jours, suivant les méandres de la rivière Is à l’est d’Orein. La forêt des Cargues se trouvait de l’autre côté des berges ; pour l’instant, ils allaient à vitesse réduite, désireux d’observer les lieux sans rater un détail important.

Nicoleï se contentait d’indiquer les directions de temps à autre, et ils corrigeaient alors leur cap. La berge sud de la rivière était peu peuplée ; seuls des animaux habitaient les plaines herbeuses, où de rares arbres isolés donnaient un peu de relief aux lieux.

Le troisième jour après leur départ, Nicoleï avait senti que les Vents obliquaient vers le nord. Ils avaient donc bondi au-dessus des flots avant de survoler l’immense forêt des Cargues. C’était l’un des avantages des Massiliens : pas besoin de pont ou de gué pour traverser une rivière, il suffisait de gagner les airs pour surmonter cet obstacle qui n’en était pas un.

Passer ses journées à se concentrer sur les Vents l’épuisait. C’était aussi la raison pour laquelle ils progressaient si lentement. Ils se posaient tôt, souvent en milieu d’après-midi, quand ils avaient repéré un lieu intéressant pour monter le campement. Le plus souvent, ils se contentaient de manger le pain et la viande séchée de leurs provisions. Parfois, ils trouvaient un buisson de myrtilles ; mais il était certain que si la situation perdurait, ils devraient s’arrêter dans un village refaire le plein de provisions. Enfin, s’ils en trouvaient, des villages, parce que le coin était plutôt désert.

Nicoleï était conscient d’être le plus jeune et le point faible du groupe. Les Messagers parlaient peu, et leur air préoccupé n’était pas pour le rassurer. Nicoleï était inquiet pour Axel. Est-ce qu’on le traitait bien ? Est-ce qu’il cherchait à s’échapper, à se libérer ? Après tout, Axel maitrisait le don du Feu. Et des Vents, même si son contrôle laissait à désirer. Sans compter qu’il était presque Émissaire, était capable de s’envoler, par rapport aux autres terrestres. S’évader serait facile, quand on y songeait ainsi. S’il ne l’avait pas fait… était-il drogué, torturé ? Nicoleï frissonna. Mieux valait éviter d’imaginer le pire.

— Tu te débrouilles très bien, Nicoleï.

Surpris, il redressa la tête. À la lueur des flammes de leur feu de camp, le Messager Ishim lui adressa un sourire.

— Merci, Messager.

— Roïk et Kyara sont entrés dans la forêt, dit le Messager Itzal. Pour l’instant, ils n’ont relevé aucune piste.

Sibéale, la panthère des neiges qui était un autre de ses Compagnons, était lovée près de lui. Nicoleï se demandait quel effet cela faisait, d’être Lié à plus d’un Compagnon. Assurément c’était un avantage, vu qu’ainsi, le Lié ne succombait pas lors de la mort de l’un de ses Compagnons, la présence des autres l’assurant de vivre. De fait, si chaque Émissaire se liait à deux Compagnons, il devait augmenter ses chances de survie.

Le phénix du Veilleur s’était éclipsé deux jours plus tôt, et les deux autres Compagnons du Messager Itzal restaient invisibles. L’autour de son Messager était perché sur un chêne solitaire, à quelques mètres d’eux.

— J’enverrai Otal survoler les lieux demain, déclara Ishim. Il est plus rapide, il nous tiendra informés s’il découvre quelque chose d’anormal.

Les décisions pour le lendemain arrêtées, il n’y avait plus grand-chose à faire. Nicoleï s’enroula dans ses ailes, satisfait qu’un tapis d’herbe le protège de la poussière, et ferma les yeux. Comme d’habitude, les Messagers s’occuperaient de monter la garde, à moins qu’ils ne se reposent sur leurs Compagnons. Vraiment, le Lien était pratique.

C’est en rêvant de sa propre quête de Compagnon que Nicoleï s’endormit.

*****

Ils s’éveillèrent à l’aube, comme chaque matin. Nicoleï s’étira longuement avant de rejoindre ses ainés pour l’échauffement matinal. La séquence des Envoyés était bien plus courte et moins complexe que celle des Émissaires ou des Messagers. Par rapports à leurs mouvements coulés, Nicoleï se sentait malhabile. Il n’en était que plus motivé à s’entrainer. Un jour, lui aussi aurait cette grâce mortelle.

Le Veilleur suivait aussi le rituel. Nicoleï en avait été surpris, le premier jour. Les Veilleurs ne portaient pas d’armes, une hérésie pour la plupart des Massiliens. Nicoleï se demandait si les rumeurs étaient fondées. Les Veilleurs étaient plus rares encore que les Mecers, donnant lieu à des mystères et de nombreuses histoires qui se chuchotaient au coin du feu.

Un petit déjeuner frugal suivit l’entrainement, et ils s’envolèrent dans les cieux. Les nuages étaient plus nombreux, ce matin, les obligeant à voler bas.

Bientôt, les arbres de la forêt des Cargues défilèrent sous eux. Nicoleï reconnut des chênes, des platanes, des frênes, des hêtres. Une forêt de feuillus bien classique, avec quelques espèces niléennes qui lui restaient inconnues. Plus surprenant, Nicoleï distingua bientôt un village enclavé. Ça, c’était curieux ; il n’avait pas souvenir d’un village sur la carte des lieux qu’ils avaient consultée.

Nicoleï ralentit pour consulter les autres ; d’un signe de tête, ils confirmèrent à Nicoleï ce qu’il avait pressenti et entamèrent leur descente. Ils atterrirent en bordure du village, sur une petite route de terre battue qui semblait être le seul accès. Les rues étaient désertes, mais des rideaux pendaient aux fenêtres et les chemins étaient propres ; le village était donc habité. Curieux, Nicoleï se joignit aux adultes pour explorer les lieux.

— Voyons s’il y a une auberge, déclara Ishim.

— Le lieu idéal pour obtenir des renseignements, approuva Itzal. Et je ne serai pas contre une nuit confortable à l’intérieur.

Nicoleï approuva avec ferveur. Il était habitué à la vie au grand air des Mecers, mais un lit de plume était un bonheur qu’il recherchait autant que possible.

Le Veilleur s’éloigna à la première intersection, et s’il en fut surpris, Nicoleï était bien trop respectueux des usages pour questionner son Messager.

Le village lui paraissait désert, pourtant, quelques visages curieux se montrèrent aux fenêtres, vite occultées par de lourds rideaux.

— Nous ne sommes pas les bienvenus ici, commenta doucement Ishim.

Le Messager Itzal s’était renfrogné, et Nicoleï se prit à toucher la poignée de son épée pour se réconforter.

Les rues étaient bien entretenues, chaque maisonnette possédait un petit jardin et un potager, les fenêtres étaient fleuries et des décorations étaient peintes sur les murs en pierre. Une architecture typiquement niléenne.

Après plusieurs minutes de marche, ils croisèrent enfin le premier habitant. Une Niléenne, une gemme bleu foncé tatouée sur le front, qui poussait une lourde brouette de gravats.

— Salutations, dit le Messager Itzal. Nous sommes à la recherche de l’un de nos compatriotes. Peut-être pourriez-vous nous aider ?

La Niléenne resta quelques instants bouche bée, avant de poser sa brouette et d’essuyer ses mains sur son tablier de travail.

— Bonjour, Massiliens. Je crains que vous ne trouviez pas ici ce que vous cherchez. Nous sommes une communauté qui vit en autarcie. Nous ne recevons pas de visiteurs.

— Alors vous n’avez même pas d’auberge ? s’étonna Ishim.

— Une auberge ? Pour quoi faire ?

Ishim soupira et Nicoleï songea que le lit de plumes ne serait pas pour aujourd’hui.

— Connaitriez-vous quelqu’un capable de nous renseigner, peut-être ? s’enquit Itzal.

La femme se frotta le menton tout en réfléchissant.

— Je ne m’intéresse pas trop aux affaires du village, dit-elle enfin. Ce qui m’intéresse, c’est de créer. Peut-être que Solerys pourra vous renseigner. C’est notre guérisseur. Il habite par là, au fond du village, la dernière maison sur la droite. Vous ne pouvez pas la rater.

— Merci, répondit Itzal en s’inclinant légèrement.

La Niléenne lui rendit son salut d’un signe de tête, puis reprit sa brouette et continua son chemin. Perplexe, Nicoleï la suivit du regard, quelque peu découragé.

— Je ne comprends pas, Messager… si Axel n’est pas là, ne devrions-nous pas poursuivre notre route ?

— Rien ne dit qu’il n’est pas ici, ou au moins, passé par ici, nuança Ishim.

— Mais elle a dit qu’il y avait pas de visiteurs ? Qu’elle n’avait vu personne ?

— Les Niléens ne sont pas des Massiliens, rappela Itzal. Ils sont donc capables de mentir. Il est impossible de se fier à la parole d’un terrestre, tu devrais le savoir.

— Mais alors…

— Nous allons voir si ce Solerys peut nous éclairer davantage. Puis nous aviserons.

Nicoleï s’empressa de suivre les deux Messagers. Sur le chemin, ils ne croisèrent que quelques oiseaux qui chantaient, posés sur les toits des habitations. À croire que tous les habitants étaient cloitrés chez eux. Même si Nicoleï avait peu d’expérience concernant les Niléens, il pressentait que la situation était inhabituelle.

Ils distinguèrent enfin la demeure indiquée. Des géraniums ornaient les fenêtres, un bouquet de lavande pendait devant l’entrée. Dans un carré qui jouxtait la maison, Nicoleï reconnut quelques herbes médicinales. La femme avait donc dit vrai, c’était vraisemblablement la demeure d’un guérisseur.

Le Message Ishim s’avança pour frapper à la porte. Nicoleï nota qu’Itzal restait en retrait, sur ses gardes, une main sur la poignée de son épée. Si les choses tournaient mal, il était prêt à intervenir, tout en laissant Ishim libre de manœuvrer.

Après quelques instants, la porte s’ouvrit sur un homme assez âgé, vêtu d’une robe noire nouée à la taille par une épaisse corde où s’accrochaient plusieurs bourses. Les sourcils broussailleux se froncèrent lorsqu’il découvrit ses visiteurs.

— Que me vaut ce plaisir inattendu, Massiliens ?

Ishim s’inclina pour le saluer, poing sur le cœur.

— Nous sommes à la recherche de l’un de nos compatriotes, guérisseur. Nous avons été orientés vers votre demeure. Êtes-vous Solerys ?

— C’est moi, confirma l’intéressé. Je crains hélas que vous perdiez votre temps. Vous êtes les premiers ailés depuis fort longtemps à vous poser par ici.

— N’avez-vous pas eu vent d’une rumeur, même mince ? insista le Messager. Tout indice pourrait nous aider.

Solerys secoua la tête.

— Je suis désolé de vous décevoir. Croyez-moi bien que je le regrette.

— Nous continuerons à chercher, dans ce cas. Merci de nous avoir accordé votre temps. Que les Vents vous soient favorables, salua Ishim.

Solerys lui rendit son salut, puis ferma la porte.

Ishim revint vers eux, passa une main lasse dans ses courts cheveux noirs.

— Je crains que nous n’ayons perdu notre temps ici, regretta-t-il.

Les deux Messagers prirent les airs, et Nicoleï s’empressa de les suivre. Ils auraient quand même pu prévenir !

En plus, il se sentait découragé. Leur piste si prometteuse s’avérait être un échec complet. Comment retrouver Axel, s’ils n’avaient pas l’ombre d’une piste ?  Il songea à interroger les Vents de nouveau, mais s’en abstint. En vol, c’était encore trop dangereux. Il n’avait pas le contrôle suffisant et toute erreur pourrait les faire s’écraser au sol. En quelques secondes, ils rejoignirent le Veilleur. Nicoleï avait presque oublié qu’il était allé explorer une autre allée du village.

À cent mètres du village, ils pouvaient discuter en toute discrétion, perchés sur les épaisses branches d’un arbre centenaire. La forêt abritait quelques géants, et Nicoleï espérait qu’ils puissent dormir ici. Les hauteurs étaient sécurisantes.

— Il va falloir continuer nos rechercher, commença Itzal.

— Je suis bien d’accord, dit Lucas. Car Axel est passé par ici, c’est une certitude.

— Comment ça ? s’étonna Nicoleï. Nous avons interrogé les habitants et ils sont catégoriques : aucun ailé n’est venu par chez eux !

Lucas sourit, puis ouvrit sa main. Entre ses doigts, Nicoleï découvrit une plume violette. Son souffle se bloqua.

— Impossible ! Ils nous ont menti ?

—Ce n’est peut-être même pas le plus grave, poursuivit Lucas, les sourcils froncés. Peut-être a-t-il été retenu en ce lieu contre sa volonté.

— Que faisons-nous ? questionna Itzal.

Il était inquiet pour Axel, et Nicoleï pouvait le comprendre. Les habitants de ce petit village ne portaient pas d’armes, lui avaient paru faibles et innocents. Il s’était lourdement trompé.

— Mangeons un morceau, dit Lucas. Ensuite, nous allons quadriller la forêt. Méthodiquement. Je doute qu’il soit loin.

Nicoleï frissonna. Dans la douceur de la voix du Veilleur, il distinguait l’inexorabilité de sa détermination. Peut-être était-il plus dangereux qu’il ne l’avait cru au premier abord.

Nicoleï engloutit sa ration. Il commençait à s’en lasser, mais comprenait qu’il aurait besoin de toutes ses forces. La forêt était immense, de ce qu’il en avait vu. Depuis les hauteurs, il avait distingué la chaine de montagnes de la Colonne, au loin, qui jouxtait la forêt. Ils en auraient plusieurs jours.  Nicoleï repoussa la panique qui l’envahissait à l’idée de l’ampleur de la tâche qui s’annonçait : il n’était pas seul, et il ne doutait pas que les Compagnons des Messagers aient déjà commencé un premier repérage.

Une fois de retour dans les airs, ils décrivirent un premier cercle autour du village. Nicoleï distingua au moins deux silhouettes qui les pointaient du doigt, et grimaça. Mais que pouvaient-ils y faire ? Il signala quand même l’incident ; Ishim lui répondit d’un signe de main disant qu’ils avaient remarqué et agiraient en conséquence. Un petit signe supplémentaire amena un sourire sur ses lèvres. Un compliment pour avoir noté ce point de détail ! Revigoré, Nicoleï ramena son attention sur les arbres en dessous de lui. Dans toute cette verdure, le violet d’Axel serait facilement repérable.

Sauf s’il était bien à l’abri sous le couvert des arbres. Nicoleï chassa cette pensée déplaisante. Au sol, il y avait les Compagnons. Otal était capable de se glisser entre les branches, lui aussi. Si Axel était là, sa présence ne pourrait leur échapper.

Pour le moment, ils planaient paresseusement, économisant leurs forces en jouant avec les courants ascendants. Un autre cercle autour du village ; toujours rien. C’était frustrant, mais c’était aussi le meilleur moyen de ne rien oublier, de couvrir toute l’étendue de la forêt. Et si Ishim restait près de lui, Itzal et Lucas s’étaient décalés pour ne rien rater.

Non, les ravisseurs d’Axel n’avaient aucune chance de leur échapper.

L’après-midi tirait à sa fin lorsqu’Itzal et Lucas se rapprochèrent d’eux. Nicoleï commençait à se lasser de leur traque ; rester concentré s’avérait difficile après des heures à scruter le feuillage. Il était persuadé de voir encore du vert même s’il fermait les paupières. Peut-être étaient-ils revenus pour indiquer une pause ?

Ishim pointa le doigt vers le sol ; Nicoleï écarquilla les yeux. Une silhouette violette ! Ce ne pouvait être qu’Axel.

Son cœur s’emballa sous l’émotion qui s’emparait de lui. Fébrile, il attendit le signal qui indiquerait la descente, mais les trois Mecers continuèrent leur chemin. Perplexe, Nicoleï eut un dernier regard sur son ami. Pourquoi n’allaient-ils pas le secourir ?

Ses yeux le piquèrent et il frotta ses paupières. Quelle était cette étrange odeur ? Il se sentit piquer et redressa in extremis, ses ailes frôlant la cime des arbres. La panique l’envahit. Qu’est-ce qui lui arrivait ?

Il rouvrit les yeux, s’affola de ne voir personne autour de lui. Il n’y avait rien d’autre que le feuillage des arbres, et une odeur intense d’humus. Des feuillages bien trop proches, qui griffaient ses jambes. Nicoleï s’empressa de reprendre de l’altitude. Ses ailes étaient si lourdes ! Presqu’autant que ses paupières. Il pouvait fermer les yeux quelques secondes, non ?

Non, il ne pouvait pas, au risque de s’écraser. Mais il l’avait fait, réalisa-t-il avec horreur. Ses ailes heurtèrent les premières branches souples, passèrent en force. Paniqué, Nicoleï chercha à se souvenir des conseils à appliquer dans ce cas précis ; il avait peur pour ses ailes, peur de se trouver incapable de voler. Impossible pourtant de rabattre ses ailes sur son dos pour les protéger, alors qu’il était bringuebalé de branche en branche. Un épais brouillard envahissait sa conscience ; serrant les dents, Nicoleï lutta de toutes ses forces. Il devait rester conscient. Agir, faire quelque chose. Les Vents ! Avec ses dernières forces, il appela son Don. Il sentit un souffle tiède s’enrouler autour de lui, avant de perdre conscience.

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