Ethel et Yan s'étaient donné une semaine pour finir de se renseigner sur les process de sécurité qu'ils allaient devoir mettre à bas. Yan en connaissait une partie, en tant qu'opérateur principal. Mais Feniel s'était sans doute bien gardé de tout lui dire. Cette partie reposait cependant en grande partie sur les épaules de son frère, pour qui il était bien plus facile de circuler dans les artères vitales de la Fairy. Elle n'aimait pas beaucoup cela, mais elle n'avait pas grand choix en la matière. Ethel se préparait donc à devoir simplement garder un visage de marbre face au scientifique qui viendrait jour après jour observer les progrès de ses machinations sur son humeur.
Ce dernier vint titiller ses nerfs à son heure habituelle. Elle, avait remarqué dernièrement qu'elle savait toujours très exactement quelle heure il était. C'était si naturel qu'au début, elle n'y avait pas vraiment prêté attention. Mais elle avait fini par réaliser qu'il n'était pas exactement normal de savoir immédiatement qu'il était 16h47 passées de 35 secondes à l'instant même où la question semblait apparaître dans sa tête. Encore une fois, cette fonctionnalité à l'apparence pratique venait avec son lot de désagréments. À commencer par une chose toute bête : elle était désormais incapable de perdre la notion du temps. Tout en écoutant d'une oreille le babillage habituel de Feniel tout en tenant la main glacée de Clochette, elle gardait donc un compte bien trop exact à son goût des minutes pendant lesquelles elle devrait encore afficher son masque inexpressif alors qu'elle crevait d'envie de brûler tout cet endroit en commençant par les oreilles de son propriétaire.
Alors qu'elle caressait machinalement la main inerte de la fée rousse, quelques mots percèrent sa carapace d'indifférence soigneusement policée et se fraya brutalement un chemin à travers la jungle de ses pensées. Ce qui l'alarma, ce fut d'abord la tonalité terriblement triste de la voix qu'elle détestait tant. Habituellement, Feniel débitait toujours son interminable monologue d'un ton affreusement guilleret. Mais pas cette fois. Cette fois, il parlait très doucement, et une morosité sourde alourdissait le timbre de sa voix. On aurait dit que du béton avait été coulé dans sa gorge.Dans certains instants suspendus, il semblait presque manquer s'étrangler sur un sanglot. Il s'éclaircissait alors la gorge d'un petit toussotement, et reprenait.
Elle aurait voulu fermer ses oreilles, mais elle savait qu'elle n'en avait plus le droit, désormais. Trop de choses en dépendaient. Elle l'entendit donc avec une horreur mâtinée d'angoisse débiter ses absurdités. C'était presque comme s'il ne s'adressait pas totalement à elle, mais à quelqu'un qui aurait été parfaitement en mesure de comprendre que ses actions étaient tout à fait logique. A la façon d'un ami qui aurait eu du mal à annoncer une très mauvaise nouvelle totalement indépendante de sa volonté à quelqu'un, il lui expliqua qu'il allait tuer de sang-froid toutes ses amies.
Il avait essayé, il avait mené tant d'expériences pour essayer de déterminer s'il était possible de corriger les "anomalies" présentes chez ces fées sans altérer totalement les traits de personnalité développés pendant leur période de liberté.
"Des modèles totalement uniques… Tu te rends compte ? Une création sur mesure, presque une nouvelle forme de vie. J'aurais tellement aimé parvenir à les conserver dans cet état. Mais elles sont trop agressives, je n'arrive à rien."
Les traits de son visage s'affaissèrent. Il poussa un gros soupir et haussa les épaules, dans une attitude fataliste. "Je vais passer l'après-midi à les remettre au format d'usine. Il n'y a rien d'autre à faire." Ethel dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas se mettre à hurler. Elle, elle voyait tout à fait ce qu'il y avait d'autre à faire. Arrêter de massacrer tout ce qui lui tombait sous la main lui paraissait, à vrai-dire, un bon début.
Lorsque la porte claqua sur le mince sourire du scientifique, Ethel perdit quelques précieuses minutes à paniquer. Les plans échafaudés aux côtés de son frère s'emmêlaient dans son cerveau comme les pièces d'un puzzle mal assemblé. Elle n'avait plus de temps. Elle se maudit de n'avoir pas prêté davantage attention aux propos de Feniel, lorsqu'il était venu la voir, jour après jour. Peut-être qu'au milieu de ses élucubrations, elle aurait pu percevoir les indices de son funeste projet. Elle aurait pu, elle aurait dû réagir plus vite. Elle avait osé se prélasser en peaufinant un plan soi-disant bien ficelé alors qu'elle ignorait ce qui arrivait aux autres.
Une fois de plus, tout était de sa faute. Elle eut soudain envie de se laisser fondre dans le matelas démesuré et de ne plus rien avoir à faire avec ce monde absurde qui laissait créer des fées de supermarché pour mieux les détruire lorsque cela l'amusait. Elle s'arracha à la tentation de tout laisser tomber et tenta de tisser à nouveau le fil de ses pensées en un motif cohérent. Une chose était certaine : elle n'avait plus une minute à perdre. Un petit quelque chose dans son horloge interne lui soufflait même qu'elle disposait probablement de deux heures et quarante minutes, peut-être trois tout au plus.
Tout dépendait de l'état dans lequel elle voudrait récupérer ses amies. Entière était de toute façon déjà un vain mot. "Dans le meilleur état possible" était actuellement le seul luxe qu'elle pouvait se permettre d'espérer. Cette pensée envoya un électrochoc dans tout son système nerveux, et elle fonça en direction du tapis pour y récupérer sa clef. Fébrile, elle perdit de précieuses secondes à faire pivoter l'énorme morceau de métal dans la serrure. Elle ne prit pas le temps de refermer la porte derrière elle. De toute façon, d'ici quelques heures, les dés seraient jetés.
Alors qu'elle filait de toute la vitesse de ses ailes droit vers son objectif, elle s'autorisa un bref coup d'œil vers son poignet. Elle n'était plus qu'à un quart de son réservoir. Elle pria qui voudrait bien l'entendre pour que ça suffise. Elle n'avait pas franchement eu de preuves qu'un quelconque barbon bienveillant guettait quoi que ce soit ici, mais franchement s'il voulait la convaincre c'était le moment idéal. Par bonheur, Feniel avait visiblement décidé de rôder dans une autre zone de sa tanière, et elle atteignit sans encombre l'objet de ses convoitises.
Le module d'injection… Elle n'avait pas de système de verrouillage. Après tout, il ne devait rien y avoir de bien secret ici. Tout se déroulait presque trop bien, et elle retint son souffle lorsqu'elle poussa la porte de toutes ses force. Les gonds bien huilés tournèrent sur eux-mêmes sans résister et elle risqua un regard à l'intérieur. Personne. Elle ne fut pas vraiment soulagée pour autant. Elle regarda le terminal d'injection avec une appréhension grandissante. Les câbles et les tuyaux qui reliaient la machine au mur lui faisaient l'effet de tentacules prêts à l'étouffer.
Elle le démarra à la hâte alors qu'une boule venait élire domicile au creux de son estomac. Elle entra ses identifiants, qui, par bonheur, n'avaient pas été effacés de sa mémoire et accéda à son espace personnel. Il n'y avait qu'une ligne sur son compte de formation. Une ligne qu'elle n'avait jamais voulu se résoudre à s'injecter.
UQ8-Formation électronicien-NV5
Le plus grand trésor jamais accumulé par ses parents. Une formation d'électronicienne au niveau le plus avancé. De quoi faire fortune, dans son quartier. Ou dans son cas, de quoi, elle l'espérait très fort, bidouiller quelques câbles bien placés à la Fairy Factory… Les mains tremblantes, elle ouvrit le compartiment à aiguilles. Heureusement, Feniel était du genre méticuleux, et il y en avait un joli stock, toutes prêtes à être placée sur l'injecteur. Elle défit l'enveloppe hermétique, et vissa l'épine de métal sur son embout. Elle ajusta quelques paramètres. Quelques secondes plus tard, elle était aussi prête qu'elle aurait pu l'être à cet instant. C'est à dire, absolument pas.
Elle ignorait tout de la capacité de stockage informationnel de son nouveau corps de fée. Elle ignorait si l'aiguille, bien trop épaisse pour son bras minuscule, pourrait véhiculer les données correctement. Elle ignorait même si ces connaissances suffiraient à l'aider. Toutes ces questions faisaient partie de ce qui aurait dû être réglé avec Yan au fil de longues préparations munutieuses. Elle les étouffa fermement en présentant son biceps à la machine, tremblante, et appuya sur le bouton de lancement. Après tout, les longues préparations minutieuses, depuis quand c'était son truc ? L'aiguille transperça sa chair et il lui fallut toute sa volonté pour étouffer son cri. L'opération était supposée être indolore, mais cela ne valait que pour les humains d'une taille ordinaire.
Ses yeux restèrent désespérément secs alors qu'elle serrait les mâchoires et tentait de reprendre son souffle. Le pire restait à venir. Son dernier souvenir d'injection remontait à ses 13 ans. C'était à cet âge, dans la plupart des quartiers, que le pack de base était envoyé aux familles pour être injecté aux enfants. Physique, chimie, langues, mathématiques, géographie, économie de base… Un afflux d'informations tout bonnement monstrueux pour les jeunes cerveaux humains était emmagasiné d'un seul coup. Ethel ne se souvenait plus vraiment du moment de l'injection en lui-même, mais elle se rappelait s'être sentie flotter pendant plusieurs jours, comme perdue dans une brume informationnelle épaisse dont elle avait eu beaucoup de mal à s'extraire. Dans son quartier, on avait un petit surnom pour qualifier les jeunes qui traversaient cette période : "les égarés". Cette fois, il n'y aurait personne pour l'aider à retrouver son chemin.
Au moment où elle commençait à se dire que l'injection n'avait pas fonctionné sur elle, la connaissance déferla sans préavis. Une lame de fond, balayant sa conscience avec elle comme une anecdote sans importance. Elle savait simplement qu'elle était debout, là, au milieu d'une tempête et qu'elle aurait voulu être n'importe où ailleurs. Encore quelques secondes, et même cette pensée s'envola aussi pour laisser place aux nouvelles données qui s'inscrivaient. Des chiffres, des schémas, des faits commencèrent à défiler sous son crâne, comme des souvenirs depuis longtemps enfouis qui referait surface dans la violence la plus extrême. Sa conscience surnagea, et elle commença à apprendre. Égarée… Ethel avait beau résister du mieux qu'elle pouvait, son esprit cédait sous les assauts. Elle s'accrochait à des ilots mémoriels, et en voyait d'autres partir à la dérive. Alors que les connaissances continuaient d'affluer, elle sut qu'elle avait eu raison depuis le début. Elle n'aurait pas assez d'espace mémoriel pour tout emmagasiner. Pas sans renoncer à une part d'elle-même.
Ethel. Son nom, gravé dans sa chair. Son frère, le plan, le village des fées cassées, ses amies, qu'elle devait aller chercher. De cela, elle ne pouvait rien oublier. Elle savait qu'elle avait peu de temps. Elle ne pouvait pas s'autoriser à hésiter. Alors, elle plongea. Elle plongea au plus profond de ses connaissances, de celles qu'elle avait appris non pas au détour d'une injection quelconque, mais qu'elle avait emmagasinées, année après année, au prix d'efforts constants. Elle caressa ce savoir, ces courbes, ces formes et ces couleurs, et comme on décoince un morceau de bois coincé dans un rocher pour qu'il suive le fil d'une rivière, elle le laissa partir.
Quelques secondes plus tard, elle ne savait plus dessiner.
Elle sentit alors le processus mémoriel s'accélérer de plus belle, investissant la moindre parcelle de place ainsi libérée, effaçant de force d'autres données lorsqu'il le fallait. Celles-ci lui laissaient une impression en creux, comme lorsqu'on est persuadé que l'on va pouvoir se rappeler d'un rêve, mais qu'il finit par s'effilocher avant que l'on ait pu en rassembler les morceaux. Elle ne pouvait qu'espérer qu'il resterait, à la fin, suffisamment d'elle-même pour accomplir ce qu'elle devait.
La tempête, comme toutes les tempêtes, finit par cesser, laissant Ethel prostrée sur le bureau comme un fétu de paille brassé par les vents. Elle réalisa en revenant à elle qu'elle s'était roulée en boule sur le métal froid du meuble pendant l'opération, comme pour protéger son unité corporelle, comme si cela aussi pouvait partir par petits morceaux. Un mal de tête lui vrillait les tympans et elle se sentait encore un peu vaseuse, mais elle se força à se remettre debout. Recommencer à penser. Les fées. Sacha, Sarah… Sera. Il y en avait d'autres, elle en était presque sûre. Elle se souvenait surtout qu'elle devait se magner, et où elle devait aller. Le principal était donc en place pour le moment. Elle se soucierait du reste plus tard, songea-t-elle avec un frisson.
Elle carra les épaules dans un geste familier qui lui parut lointain, et fonça de toute la vitesse de ses ailes vers la salle des télécommunications, ralentie par le sac de matériel qui pendait dans le vide. Elle se sentait un peu une âme d'hydravion aux entournures. Une chose était sûre : elle avait intérêt à vraiment être devenue une as du bidouillage. Dans le cas contraire, elle n'aurait pas vraiment le loisir de le regretter bien longtemps… La porte de cette zone sensible était bien entendu verrouillée. Ça allait être l'occasion ou jamais de tester ses toutes nouvelles aptitudes.
Elle sortit méthodiquement toutes sortes de capteurs et d'outils aux formes improbables dans un ordre qui lui parut tout à fait naturel. Elle frissonna en constatant qu'elle avait la sensation d'avoir toujours su comment les utiliser. Il lui semblait que tout son être n'était plus qu'un agrégat d'informations que tout le monde sauf elle semblait s'amuser à manipuler à sa guise. Elle s'efforça de recaler cette pensée dans un coin de son esprit, mais ce n'était pas chose aisée. Elle se sentait encore perturbée du fait de l'injection, et c'était un peu comme si de petites idées désagréables venaient parasiter sans cesse ce qu'elle était en train de faire. Pendant quelques secondes terribles, elle se tint même là, les bras ballants, ayant complétement oublié ce qu'elle était venue faire devant cette porte.
À d'autres moment, une voix désagréable s'employait à écrabouiller avec enthousiasme toutes ses certitudes. Es-tu vraiment sûre d'avoir vécu tout ce que tu crois ? Peut-être que tu es un jouet depuis le début, après tout, et que tu ne fais que t'imaginer tout cela ? C'est techniquement possible, tu ne crois pas ? A défaut de pouvoir la faire taire, Ethel la laissait distiller son venin et continuait à opérer avec minutie sur le système d'ouverture de la porte. Elle ressentit un petit sentiment de triomphe lorsque celle-ci s'ouvrit dans un chuintement. C'était comme tracer un chemin au milieu de sables mouvants. Rien n'était fixe, si ce n'était l'objectif auquel elle s'accrochait de toute ses forces.
Elle se glissa dans l'ouverture et appuya prestement sur la dalle de fermeture afin de dissimuler au mieux sa présence dans le local. Elle s'aperçut que cela faisait un moment qu'elle retenait son souffle lorsqu'elle expira bruyamment. La salle des télécommunications. Elle alluma le terminal de gestion en déverrouillant quelques processus de sécurité plutôt simples. C'en était même étonnamment enfantin pour son niveau, et cela ne la rassurait pas vraiment. La dernière fois qu'elle avait trouvé que tout marchait comme sur des roulettes, ça ne s'était pas exactement terminé comme elle l'avait espéré.
Exactement comme l'avait mentionné son frère, le système de vidéosurveillance était bien géré par la même infrastructure globale que les émissions de contenus vers l'extérieur, pour la communication. Une faille bien assez grande pour le désagréable grain de sable qu'elle était. Tout n'était donc pas complètement fichu, après tout.
Elle commença à explorer les entrailles des câbles qui s'aventuraient dans les murs de la Fairy. Cela lui rappelait cruellement l'opération de dérivation de Clo et Masami. Malgré toutes les connaissances accumulées, elle commença à sentir le temps lui échapper à une vitesse bien trop importante. Ses réserves de cette précieuse denrée étaient bien trop réduites à son goût, et elle sentait son cœur marteler ses côtes de plus en plus rapidement lorsqu'elle se focalisait trop sur ce sentiment d'urgence. La fée se força à calmer le rythme de sa respiration sans pour autant s'arrêter de travailler. À intervalles réguliers, elle retournait bidouiller quelques paramètres sur le terminal pour vérifier la progression de ce qu'elle essayait d'accomplir.
Au bout d'une série de manipulations bien trop chronophage à son goût, Ethel parvint à ses fins. Pendant tout ce temps, son estomac avait fait du yoyo à l'intérieur de son ventre, voire même, il lui semblait, de petits sauts périlleux assez peu appréciables à chaque fois qu'il lui semblait entendre le moindre grincement. Mais après tout, à l'heure qu'il était, Feniel devait être, malheureusement, occupé à préparer l'effacement de la personnalité des fées qui avaient échappé à son contrôle. L'angoisse étreignait Ethel à chaque fois qu'elle y pensait, mais il lui fallait pourtant exploiter cette "opportunité" autant qu'elle le pouvait.
Ses yeux parcoururent encore et encore les lignes qui indiquaient les zones d'affichage des caméras. Elle n'avait pas le droit à l'erreur, mais tout semblait clair. Il ne lui restait plus qu'à lancer la diffusion publicitaire pour que s'affichent sur tous les écrans de la ville les images abjectes filmées sur la chaîne de production des fées. Un petit studio, qui devait certainement servir à Feniel pour enregistrer des interviews en direct, jouxtait la zone de contrôle sur laquelle elle s'était affairée. Elle se força à prendre le temps d'ajuster les caméras à sa hauteur pour enregistrer son message.
Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle allait bien pouvoir dire, mais il fallait bien qu'elle associe un message aux images si elle voulait avoir la moindre chance d'atteindre son objectif. Réveler au monde ce qui se tramait ici. La partie cynique d'elle-même se disait qu'il y avait une chance non négligeable pour que le monde en question s'en tamponne complètement, mais il n'était plus temps de trouver une meilleure idée.
Ethel s'éclaircit la gorge, soudainement extrêmement mal à l'aise. Elle n'avait jamais trop aimé se mettre en scène, et de désagréables souvenirs remontaient brusquement à la surface. Malgré le contexte dramatique, il y avait dans ce moment étrange comme une vague réminiscence des prestations orales que les enfants devaient effectuer devant un public ennuyé d'avance, après les premières injections. Les connaissances étant acquises d'office, seules restaient à apprendre la façon de les utiliser en société. Ethel avait magistralement bafouillé lorsque son tour était arrivé. Elle avait pourtant un simple discours théorique à tenir sur des principes basiques de physique quantique, mais elle n'avait pu que fixer le bout de ses chaussures avant de piquer une crise et de tout envoyer valser. Pourtant, cette fois, il allait bien falloir qu'elle s'y colle.
Elle prit une grande inspiration, carra les épaules et effleura du bout des doigts la dalle qui contrôlait l'allumage de la caméra multidimensionnelle. Ça lui faisait tout drôle de savoir qu'elle allait être projetée au beau milieu de toutes les rues de Milan Paris, et sans doute au-delà. Elle eut un instant de vague inquiétude pour ses parents avant de réaliser qu'ils n'avaient aucune chance de la reconnaître, même s'ils avaient scruté de près chaque centimètre carré de sa peau en HD.
Elle chercha ses mots un instant, consciente qu'elle allait devoir se montrer plus que convaincante. Elle n'aurait pas vraiment le luxe de tourner plusieurs fois la scène.
"Je suis Ethel", lâcha-t-elle les yeux rivés sur l'oeil de verre qui la fixait froidement. Elle se força à voir au delà. Ce n'était pas lui qu'il fallait impressionner. Tu parles d'un début, eut-elle le temps de songer avant d'enchaîner. Mais au fond, elle savait pourquoi elle avait dit ça.
"Je suis Ethel, et de ma vie en tant qu'humaine, ce prénom, c'est aujourd'hui tout ce qu'il me reste. Ceci est un appel à l'aide. Je répète, ceci est un appel à l'aide. Feniel Fanry, PDG de la Fairy Factory, ne crée pas des automates. Il modifie des corps biologiques, des corps humains, et ampute leur mémoire pour obtenir ses prétendues fées." Elle était allée droit au but et ne voyait pas trop quoi expliquer de plus. Ca devrait suffir pour alerter les gens, de dire qu'un trafic d'humains géant se produisait au pas de leur porte, non ? Elle se demandait comment appuyer ses propos quand, prise d'une subite inspiration, elle entreprit de se dévêtir entièrement. Une partie de son cerveau, totalement paniquée, se demandait bien pourquoi elle venait de faire ça, tandis que l'autre songeait qu'après tout, se mettre à poil était rarement une mauvaise idée si le but était d'attirer l'attention. On lui avait forgé un nouveau corps. Si au moins aujourd'hui il pouvait avoir la moindre utilité, alors il avait peut être sa raison d'être.
Ethel se racla la gorge pour tenter de surmonter sa gêne. La pudeur était à ce moment précis un luxe pour le moins improbable que son cerveau avait pourtant visiblement bel et bien décidé de se payer. Elle finit par repousser une mèche derrière son oreille et soudain, elle sut instinctivement ce qu'il fallait faire.
"Ici, c'est mon nom et mon numéro de série. Gravé au laser à même la chair." Son doigt courut le long de sa peau, glissa le long de son cou, presque sensuels, pour s'arrêter sur son torse.
"Ici, ils ont dû enlever plusieurs côtes, je pense, pour obtenir cet effet. Ils ont aussi cassé, je crois, toutes les autres une par une pour mieux façonner l'ensemble. Pas facile, de se rappeler de tous les détails. J'étais encore partiellement anesthésiée. "
Ses doigts continuèrent sa course et elle se tourna de profil.
"Là, c'est l'endroit où ils ont greffé les ailes en forçant la colonne vertébrale.»
Une par une, elle fit l'inventaire de toutes les parties de son corps qui avaient été irrémédiablement modifiées. C’était terrible, mais elle avait aussi l'impression de caresser ces nouveaux morceaux d'elle-même qu'elle avait toujours tenus volontairement à distance, de se rassembler, fragment par fragment, par l'intermédiaire de cet étrange inventaire biomécanique. Lorsqu'elle eut terminé, un silence lourd retomba sur la salle et elle planta le bleu surnaturel de ses yeux au fond de la caméra, comme si elle voulait la traverser.
« Si personne ne vient ici d'ici deux heures, toutes les autres rescapées auront disparu. On a besoin d'aide maintenant ».
Elle appuya à nouveau sur la dalle et espéra de toutes ses forces que son petit numéro suffirait. Elle se rhabilla rapidement, les pommettes légèrement rouges, et s'activa à nouveau sur le contrôleur. Il ne lui restait plus qu'à envoyer ça sur tous les écrans loués par la Fairy et à y dériver les vidéos des caméras de sécurité. Et il y en avait un paquet, des espaces publicitaires, à en juger par les listes qui défilaient sous ses yeux. Elle sourit en commençant à tous les sélectionner. Ça allait marcher.