Chapitre 20 : Un grain de sable

Ethel fit jouer la clef dans la serrure avec une facilité déconcertante. Comme les rouages tordus de la Fairy Factory, celle-ci devait être bien huilée. C'était la première fois qu'elle voyait ce type de fermeture. Elle la laissa dans la serrure pour ne pas avoir à trimballer l'imposant objet, referma la porte, et se réfugia tout de suite au plafond. Les gens pensaient toujours moins à vérifier le plafond que leurs pieds. Heureusement, cette zone devait être très peu fréquentée. Yan lui avait dit qu'il s'agissait plus ou moins du quartier résidentiel et du laboratoire privé de Feniel. Rares y étaient donc les invités.

Elle commença à explorer les couloirs tortueux, un œil fixé sur son bras pour ajuster sa trajectoire en fonction des indications qu'elle y voyait. Tout semblait presque exclusivement géré par des machines, par Feniel… Et par Yan, dans une certaine mesure, supposait-elle. Restait à déterminer quelle était cette mesure. Si elle ne pouvait plus avoir confiance en elle-même, alors elle ne pouvait évidemment pas non plus faire pleinement confiance à Yan. Elle vérifia minutieusement la moindre des informations qu'il lui avait fourni. Tout était en place, exactement là où il l'avait décrit. La salle de retransmission par lesquelles transitaient les publicités de la fairy, le bureau où était à disposition un poste d'injection, le laboratoire pour les dernières expérimentations personnelles de Feniel, celles qui ne passaient en production que bien plus tard…

Bien évidemment, toutes ces salles étaient sévèrement verrouillées par divers procédés bien trop solides à son goût. Hormis les toilettes, ce qui avait pour elle relativement peu d'intérêt. Mais cette sombre histoire de portes était une problématique qui devait pouvoir se régler avec Yan. Son frère. La clef de ces lieux. Tout était, encore une fois, si surréaliste. Il lui semblait qu'à chaque fois qu'un semblant de cohérence s'installait dans sa vie, il était balayé par un souffle irrésistible d’inattendu. Et l'inattendu lui laissait un goût bien amer, ces derniers temps…

Sur ses pensées, elle se rendit compte qu'elle avait déjà retracé son chemin aérien jusqu'à sa chambre. Elle s'y renferma précautionneusement, et observa les alentours, les deux mains sur ses hanches rabotées. Elle avisa dans un coin un pan de moquette légèrement décollé et utilisa toute la force de son corps pour forcer sur cette légère faiblesse. À force de s'arc-bouter entre le mur et le revêtement moelleux, elle parvint à ses fins, et dissimula soigneusement la clef sous ce tapis improvisé. Une bonne chose de faite. Maintenant, il ne lui restait plus qu'à élaborer un plan pour se dépêtrer de cette situation aussi inextricable que la coiffure d'Ana dans ses mauvais jours.

Elle s'adossa contre le titanesque oreiller, et laissa germer la graine d'idée qu'elle avait semée pendant sa conversation avec Yan et ses déambulations dans les couloirs… Il y avait un nombre invraisemblable d'inconnues dans ce à quoi elle pensait, mais il y avait aussi une petite possibilité que ça fonctionne. Elle n'avait plus qu'à attendre de pied ferme que son frère revienne lui rendre visite. Il lui avait dit qu'il essaierait de passer dès qu'il le pourrait. Ethel avait repéré la zone où il était logé, mais celle-ci était directement voisine de là où se nichait Feniel comme une araignée venimeuse dans sa toile. Mieux valait, donc, que les visites se fassent dans l'autre sens. Elle s'enroula soigneusement dans la couette tout en couvrant Clochette. Même si celle-ci semblait avoir totalement perdu son humanité, elle ne pouvait s'en empêcher. Elle devait encore ressentir le froid, certainement. Clochette lui adressa un sourire creux qui dit descendre un frisson entre ses omoplates. Pour éloigner ses pensées de l'autre personne à qui appartenait ce visage, elle se demanda brièvement à qui avait bien pu appartenir cette chambre si luxueuse. Feniel Fanry n'avait pas l'air particulièrement friand de contact humain. Avait-il eu une famille ? C'est sûr qu'a leur place, elle aurait déguerpi il y a belle lurette…

Elle s'apprêta à se laisser engloutir par le sommeil. Il n'y avait que lorsqu'elle dormait qu'elle parvenait vraiment à apaiser la pointe de douleur qui était restée fichée au fond d'elle même comme un morceau de verre dans une plaie ouverte. De toute façon, il n'y avait rien d'autre à faire que d'attendre la prochaine visite de son frère pour lui faire part de son plan. Et prier pour qu'il ne soit pas un sale traître, peut être. Elle adressa donc ce vœu à qui voudrait bien l'entendre avant de refermer le voile de ses paupières sur ses yeux indanthrène.
La brume apaisante du monde de Morphée n'eut pas le temps de l'atteindre. La porte s'ouvrit dans un chuintement feutré sur une silhouette arachnéenne et elle soupira. À force de se focaliser sur les aspects techniques, elle en avait presque oublié le principal concerné par toutes ses manigances. Comme à son habitude, le visage doucement souriant de Feniel ne trahissait qu'une bonne humeur apparente. Depuis qu'elle le croisait, Ethel ne l'avait jamais vu avec un autre air collé sur le masque qui lui servait de visage. C'était comme s'il était perpétuellement satisfait de quelque chose dont lui seul avait le secret. On aurait un peu dit une souris intellectuelle devant un gros de fromage, qui pense à la façon dont elle va le découper avec soin avant de le savourer.

Ethel faillit lui cracher quelque chose de hautement désagréable à la figure. Elle hésitait encore entre une sélection choisie de jurons très originaux quand elle réalisa qu'il valait bien mieux pour elle faire profil bas. Elle éteignit donc l'étincelle dans son regard comme on mouche une bougie restée trop longtemps allumée, et elle repris l'air atone qu'elle avait si bien adopté ces derniers jours. À l'approche de Feniel, elle serra le modèle de Clochette dans ses bras. Cette dernière la prit dans ses bras en retour. Maintenant qu'elle était sortie de sa torpeur, son étreinte lui semblait glaçante. Elle se força pourtant à rester ainsi, léthargique, comme si elle était encore perdue dans le grand vide dont son frère l'avait tirée avec brutalité. Elle ne regardait pas Feniel, bien qu'elle en mourût d'envie. C'est alors qu'il se mit à lui parler. Il avait très certainement dû faire de même au fil de ses séances d'observation, mais elle était trop ailleurs pour le remarquer. Il babillait, un peu comme on s'adresse à un bébé en lui racontant tout et n'importe quoi, pour faire un bruit de fond. Il lui racontait sa journée, ce qu'il avait mangé le midi, le nombre de fées qu'il avait sorti des usines aujourd'hui, s'il faisait beau dehors…

Elle se consumait d'envie de l'envoyer paître. La survie des autres valait bien de supporter un peu ses élucubration, pourtant. Elle resta assise, le regard vide et le sourire au lèvres, pendant une bonne demi-heure. Elle prit soin de garder le visage tourné vers la réplique de Clo alors que ses oreilles enregistraient tout ce que Feniel disait. Rien de bien utile, jusqu'ici, mais si elle ne se faisait pas griller, ça serait déjà ça. Après tout, comme l'avait si bien dit Masami la dernière fois, il n'y avait pas une si grande urgence. De toute évidence, Feniel voulait observer ses petites fées "dans leur jus". Il ne leur ferait surement rien d'irréversible, si ? Il fallait qu'elle se force à être calme, à se préparer, à apaiser ce sentiment brûlant d'urgence qui l'incendiait de l'intérieur. Elle avait déjà prouvé qu'elle ne pouvait pas se fier à ses ressentis. Elle ne referait pas cette erreur.

Feniel finit par s'en aller, l'air satisfait, et Ethel attendit -encore- en rongeant son frein. Elle polissait les détails du plan qu'elle imaginait à l'en faire briller, tout en réalisant que c'était parfaitement absurde. Trop de choses reposaient sur ce que son frère serait capable de faire de son côté, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Elle se sentait presque fiévreuse, et plus elle le retournait dans sa tête, plus son plan s'ornait de détails fantasmagoriques. À base d'explosion, majoritairement. Décidément, ça devenait une obsession. Quand son frère poussa enfin la porte de sa chambre, elle était à peu près aussi remontée que si elle on lui avait injecté deux ou 3 shots d'adrénaline juste pour le plaisir. Elle jaillit littéralement au visage de son Yan qui dut reculer de quelques pas pour ne pas se prendre sa sœur en plein dans le nez. Ils s'assirent une fois de plus côte à côte et Ethel commença à dérouler le plan qu'elle avait échafaudé. Plus elle mettait en forme à l'oral ce qu'elle avait imaginé, plus cela lui paraissait simpliste et stupide. Elle se força pourtant à continuer jusqu'au bout. Tout ça n'était rien de plus qu'un bon vieux syndrome de l'imposteur lié à son précédent échec. Elle devait juste se sortir Feniel de la tête, et tout irait bien. Et puis après tout, les plans les plus simples étaient souvent les meilleurs, non ?

Utiliser une injection d'électronicien de haut niveau pour bidouiller les circuits des caméras de surveillance. Rediriger le flux d'image vers le service communication connecté aux écrans publicitaires sous contrat. Diffuser un message de détresse avec les images. Voilà qui devrait tout de même faire un peu remuer les choses… Bien sûr, ça demandait de passer littéralement toutes les sécurités mises en place par la Fairy Factory. C'était là où Yan intervenait. Ils passèrent deux bonnes heures à passer en revue tous les points clefs où le plan d'Ethel pouvait être voué à l'échec. Autant dire qu'il y en avait un paquet, comme le souligna Yan malicieusement.

Elle ne put s'empêcher de laisser s'échapper un sourire au énième soupir de son frère, alors qu'il commençait à établir un parallèle douteux entre la fiabilité de son plan et l'étanchéité du cuiseur à riz de leur mère. Celui qui laissait toujours une sorte de flaque brûlante de pâte de riz gluante à la fin de la cuisson. Pendant un bref instant, elle eut l'impression qu'elle élaborait une de leurs stratégies insouciantes pour faire le mur. Ils savaient rivaliser d'ingéniosité, quand il s'agissait de disparaître discrètement des radars familiaux pour participer aux courses sur toits locales. Le sentiment absurdement réconfortant se nicha au creux de sa poitrine et diffusa une petite onde de chaleur. Peut-être qu'ils pouvaient y arriver, après tout. Ce soir là, elle s'endormit un peu plus confiante. Elle n'était plus une fée. Elle était une mouche espionne, une vraie, cette fois,. Elle était le grain de sable qui allait faire s'enrayer la gigantesque mécanique de la Fairy Factory. Elle s'enroula dans la couette et ferma les paupières en sachant pertinemment qu'elle allait ressasser leur plan pendant une bonne heure avant de trouver le sommeil.

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