Andréa
Lorsqu’on nous a annoncé que l’on allait quitter l’Académie, j’ai failli hurler de joie. Il faut dire qu’être enfermé quelque part - même si ce lieu est immense - ça me monte rapidement au cerveau. Alors aux premières lueurs du jour, j’étais prêt à déguerpir.
Seulement, j’ai oublié que Salvatore a une obsession pour l’organisation. Il a fait des tas partout dans la chambre pour comparer les tissus, les bijoux, les parfums en vue de l'excursion.
Alors que je sautille sur place, il me demande :
— Tu crois que j'apporte mon pourpoint de voyage ?
— Prends ce que tu veux ! Il faut partir !
Il fronce les sourcils.
— Et ma lyre ?
— Tu comptes nous pousser la chansonnette ?
— Ils ont dit qu’on passerait une nuit au sanctuaire, un peu de musique nous occupera.
Donc, il veut pousser la chansonnette : j'ai hâte.
— Vu la fine équipe qu’on est, je suis sûre qu’on ne va pas s’ennuyer.
Devant son air désappointé, j’ajoute.
— Mais prends-là, ça sert à rien de te mettre la rate au court-bouillon.
Il sourit et glisse la lyre dans son sac.
Nous sortons de la chambre et traversons le couloir. J’ai l’impression qu’il s’est parfumé plus que d’habitude et je suis à près sûr que ce n’est pas pour moi. Salvatore s’arrête devant l'entrée de l’appartement de Cesare et Taddeo. Je le regarde. Il hésite. Agacé par son attitude, je souffle et frappe à sa place.
— Allez les ronfleurs ! On y va ! La Doyenne a dit qu’on ne devait pas être en retard !
La porte s’ouvre et la tête de Cesare apparaît. Il a moins de cernes sous les yeux que la dernière fois. Peut-être que ça lui arrive de dormir. Son regard rencontre celui de Salvatore et tous deux se figent.
Voilà. D’un coup, je n’existe plus.
Je me faufile entre eux pour rejoindre Taddeo. Il a adopté une nouvelle araignée qu’il a surnommée Adorée II, en hommage à la précédente. J’aperçois aussi un écureuil qui se fraye un chemin jusqu’à son col de chemise. Ça me fait plaisir de le voir chérir de nouveaux animaux, même si je ne cautionne pas sa passion des tarentules.
Nous sortons de la chambre sans prêter attention aux deux colombes qui se regardent toujours dans le blanc des yeux. Taddeo tient son bâton prodige dans sa main. À chacun de ses pas, un claquement sec se produit quand son instrument touche le sol. Je me mets à marcher en posant le pied pile au moment où le bruit retentit.
Lorsque nous arrivons au réfectoire, j’aperçois Artemisia qui a sorti son fauteuil tout terrain. Il est doté de roues plus larges et plus hautes que celui qu’elle utilise habituellement. Elle m’adresse un signe de tête poli que je lui rends.
Sur le côté, Isabella tire une tête d’enterrement depuis l’altercation avec Sirani et l’intervention de sa grand-mère. Elle n’a plus le droit de lever la main sur qui que ce soit et j’avoue que ça me met dans un état de joie intense. Je ne peux pas m’empêcher de passer près d’elle en lui adressant mon plus grand sourire.
Je récolte un regard noir.
J’examine l’immense salle dans l’espoir d’apercevoir Sirani. Rien. Peut-être qu’elle n’est pas arrivée ? Je lève les yeux et découvre la jeune femme perchée sur une poutre. Elle se laisse souplement tomber devant moi.
Je lui demande :
— ça va ? T’es prête ?
— Évidemment.
— Tu es déjà allée là-bas ?
— Non. L’accès est limité.
Mon regard se pose sur son sac que je trouve excessivement chargé pour une personne si frêle. A-t-elle fait ses bagages pour dix jours ?
La Doyenne entre dans la pièce au même moment que Cesare et Salvatore. Ses yeux perçants se posent sur moi : je me redresse en grimaçant.
— Chers héritiers. Vous allez partir deux jours au sanctuaire avec Monsieur Luani. Il nous a semblé opportun que vous puissiez vous reconnecter à votre mission. Votre chef-d'œuvre doit avant tout être un acte de foi, une réalisation pour prouver notre reconnaissance au Sérénissime.
Les héritiers hochent la tête alors que je regarde les ongles de ma main gauche. Bon quand est-ce qu’on part ?
**
Quelques heures plus tard.
Marcher jusqu’au sanctuaire est déjà un acte de foi. Je dois avouer que je ne pensais pas que ce serait aussi long. Le chemin que nous empruntons est jonché de branches d’arbre, de ronces et de mauvaises herbes. Je suis étonné qu’il ne soit pas davantage entretenu. N’y a-t-il personne qui se rende au sanctuaire entre les Concours ?
Le pire c’est pour Artemisia. Son fauteuil se coince systématiquement dans une racine et on est forcé de l’aider. Quand je dis on, je parle de tout le monde, même d’Isabella ! Après un ultime embourbement, Isabella a pris le relai pour pousser le siège et depuis, elle porte quasiment l’engin d’Artemisia. Résultat, on avance plus vite. J’avoue que je suis sur le qui-vive pour savoir quand elle va jeter Artemisia dans les ronces. Pour l’instant, elle se retient.
Je m’arrête un instant pour souffler et admirer le paysage.
On aperçoit la ville et l’Académie en contrebas. Le dôme de tuile rouge resplendit comme un phare et le fleuve sillonne la vallée et la cité.
Nous avons traversé les vignes, des champs pour ensuite entamer cette montée infernale. Je me demande quand cette colline se termine, j’ai l’impression qu’elle est infinie. Chaque piste débouche sur une autre, chaque pont en bois qui enjambe une rivière est couplé avec un deuxième quelques mètres plus loin. Nous avons de la chance, car il fait beau. Il y a bien quelques nuages qui s’étirent à l’horizon, mais je les trouve attendrissants. Un peu comme ceux qui débutent en peinture et pensent avoir réussi alors que leur production ne ressemble à rien.
Salvatore est tout devant et s’occupe de débroussailler le sentier. Je suis assez fasciné par le fait qu’il transpire très peu par rapport à moi. C’est à peine si sa chemise de lin est trempée alors que moi, je nage dedans. Et puis, je vois ses muscles à travers son vêtement… Je trouve ça bien qu’il mène le groupe. Vraiment. Il est une perspective très motivante.
Parfois, Salvatore jette un coup d'œil derrière lui. J’ai l’impression que c’est pour moi, mais je sais qu’il s’assure que Cesare suive. Mon demi-frère est en peine derrière, bien qu’il tente de faire bonne figure. S’il tombe, je suis persuadé que Salvatore volera à son secours comme le parfait chevalier qu’il est. Comme la dernière fois.
J’avoue que ça m’a fait quelque chose de les voir accrochés l’un à l’autre comme des huîtres sur un rocher. Et non, je ne suis pas jaloux.
Le pire c’est qu’ils ne sont plus ensemble, c’est ce que m’a dit Taddéo. Apparemment, c’est Cesare qui a rompu. Je ne comprends pas pourquoi, il est clairement encore amoureux de lui.
D’ailleurs, là, Cesare joue le gars insensible, mais dès que Salvatore se retourne, mon demi-frère se sent pousser des ailes. Pathétique. Je passe mon temps à lever les yeux au ciel et la prochaine fois je vais lui faire un croche patte. Juste parce qu’il m’énerve.
Sirani apparaît et disparaît comme d’habitude. Par moment elle est devant nous, dès fois, derrière. Je ne comprends pas comment elle se déplace. Elle est insaisissable. Je m’attends presque à la voir en haut de la colline à nous faire de grands signes d'un moment à l'autre.
Je demande à Monsieur Luani :
— C’est encore loin ?
Il siffle une réponse :
— Une petite heure.
Je souffle. J’ai faim et je ne sais pas si quelqu’un s’est occupé de la nourriture.
Un sentiment de panique m’envahit. Comptent-ils nous affamer ? Je m’arrête pour guetter monsieur Luani.
— Monsieur, qu’est-ce qu’on va manger ce midi et ce soir ? Vous avez prévu quelque chose ?
— Oui, mon garçon, je suis en train de le porter.
Ah, nouvelle rassurante.
— Mais j’avoue que j’ai mal au dos…
— Vous voulez que je vous aide ?
— Avec plaisir.
Il pose son sac et nous inversons les charges. À peine, ai-je celui avec la nourriture que je grimace. C’est très lourd. Comment a fait ce vieil homme pour supporter un tel poids ?
Je reprends ma marche d’un pas moins assuré en me répétant en boucle : c’est pour la bonne cause ! C’est pour manger. Tu seras content une fois le ventre bien rempli !
Après quelques mètres, mon rythme est devenu celui d’un escargot et j’insulte mentalement Monsieur Luani de m’avoir piégé. Taddeo est obligé de me tirer le bras pour que je continue d’avancer alors que je ploie comme un arbre battu par les vents.
— Allez, Andréa ! m’encourage-t-il.
— De ma vie, je n’ai jamais porté quelque chose d’aussi lourd ! MONSIEUR LUANI ! Vous avez mis quoi dans ce sac ?
— Nous voyons le bout de la colline, un peu de nerf, mon garçon. Nous y sommes presque.
Je marmonne.
Mon estomac est un traître.
Je vais tout manger comme ça, ce sera plus léger.
Je pose le sac au sol.
— Qu’est-ce que tu fais ? me demande soudain Sirani que je n’ai pas vu arriver.
Une main sur les lacets qui ouvrent la besace, je rétorque.
— Rien. Rien du tout.
— J’ai cru, l’espace d’un instant, que t’allais dévorer nos provisions.
Je réponds d’une voix pâle.
— Mais non… Je bois juste un peu d'eau.
Je reprends mon ascension, mon ventre crie famine et mon dos m’accable. C’est la dernière fois que j’accepte d’aider un vieux crouton. Je suis une âme trop charitable.
**
Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais pas à ça. J’essuie la sueur de mes yeux et je comprends qu’arriver au bout d’une ascension, c’est voir le monde autrement. J’ai presque envie de faire des esquisses. C’est rare. Peindre est mon métier, non ma passion.
La lumière ruisselle dans la vallée, les ombres et les lumières se lient et se délient. Les feuilles des arbres sont sanguines. Les nuages plongent dans les plaines, ils forment des doigts blancs qui prennent possession des prairies ou des cimes aux alentours.
Le soleil est à l’agonie, il laisse des traînées rouges autour de lui comme s’il avait été blessé. J’ai l’impression qu’il lutte pour rester avec nous et je ne sais pas pourquoi, mais l’astre me rappelle ma mère.
Une lumière qui se meurt.
Cette comparaison me glace le sang. Le paysage chamarré a soudain des airs de cadavre et je me détourne subitement, cachant mes larmes.
Je monte encore quelques mètres pour passer de l’autre côté, les héritiers contemplent toujours la vallée avec des yeux béats : je suis seul.
Lorsque j’atteins le sommet, j’aperçois d’abord les montagnes environnantes, certaines pâles comme des astres plongés dans un seau de savon, puis une rivière que je suis du regard jusqu’à découvrir un pont en bois qui mène à un lac. Au milieu de cette étendue d’eau se dresse le sanctuaire.
Tout de suite, un sentiment étrange m’étreint, une douce quiétude m’envahit. Je suis bercé par l’encens qui m’enveloppe et par le vent qui caresse les herbes hautes. Devant moi, l’eau scintille alors que le soleil a disparu.
La tour est un ouvrage en dentelle. La finesse de la réalisation me coupe le souffle. Je n’ose pas bouger comme si ma présence allait altérer ce que je vois. Je suis sûr que le lac est vivant. Cette impression se confirme quand des bourrasques se lèvent : je sais que d’autres héritiers m’ont rejoint. Je ne les ai pas entendus, pourtant, ils sont derrière moi.
Le sanctuaire doit accepter de les accueillir.
J’avance d’un pas. Une plainte longue et monotone m’enveloppe. Je crois que c’est un signe : je peux continuer de m’approcher.
Je poursuis mon chemin jusqu’à arriver près du lac.
Aucun pont ne rejoint la tour et la structure paraît flotter au-dessus de l’eau.
Des statues ornent le fronton de l’entrée en bronze. La porte est constellée de pierres de lune qui reflètent leur lueur argentée.
Le donjon est constitué de trois parties, la première n’est qu’un bloc de marbre gravé de fresques, sanglé de contreforts si fins qu’ils ressemblent à des pattes d’araignées, la deuxième est creusée : des balcons carrés et demi-circulaires surplombent l’eau en contrebas. Enfin, la dernière révèle un escalier en hélice qui rejoint un toit au clocher tors.
Une pensée s’insinue dans mon esprit : ce lieu n’est pas l'œuvre d’un être humain.
Sirani se glisse près de moi et murmure :
— C’est là que repose le Sérénissime.
Ce chapitre est une transition, mais une transition agréable néanmoins. Ça fait du bien de trouver le groupe plus calme.
Je trouve quand même Andréa bien confiant d'avoir autant hâte de partir. Il s'entend avec une partie du groupe, mais pas avec tout le monde quand même. À voir ce qu'il va se passer après !
En tout cas, je suis curieuse de voir de plus près le sanctuaire.
Je te laisse avec quelques remarques sur la forme :
- "je suis à près sûr" -> à peu près sûr ?
- "je ne cautionne pas sa passion des tarentules." -> je ne cautionne pas, ça me semble fort comme verbe. Il ne partage pas sa passion, plutôt, non ?
- "C’est à peine si sa chemise de lin est trempée alors que moi, je nage dedans." -> comme "nager dans un vêtement" a un autre sens (vêtement trop grand), ça m'a un peu fait bizarre. Tu cherchais peut-être "je suis en nage" ?
- "À peine, ai-je celui" -> la virgule est de trop je crois.
- "Le soleil est à l’agonie, il laisse des traînées rouges autour de lui comme s’il avait été blessé." -> j'ai beaucoup aimé la première partie de la phrase, le soleil à l'agonie. Je trouve que c'était suffisant d'ailleurs, le "comme s'il avait été blessé" me semble de trop, il répète l'idée.
À bientôt ! :D
Oui, c'est un petit chapitre de transition pour respirer avant la suite qui s'annonce pas évidente :p
Merci de tes propositions de correction, je vais voir pour retravailler ces passages :)
j'espère que la suite continuera de te plaire !
ps : Dis moi, est-ce que tu vas remettre Delos ? Il y a les histoires d'Or qui arrivent et j'aimerais le nominer dans une catégorie !
Pleins de bisous !
Mak'
À vrai dire, comme je l'ai envoyé à des ME, je voulais éviter d'avoir de nouveaux retours le temps de l'attente. Je pense que ça me stresserait trop. Et le laisser juste le temps des Histoires d'Or je trouve pas ça cool comme démarche. Genre si quelqu'un le commence et que je le refais disparaître l'instant d'après. Qu'en penses-tu?
En tout cas ça tombe bien que tu abordes le sujet, j'aurais eu besoin d'avoir le nom complet de Cesare (c'est pour un ami qui lui veut du bien !).
"Genre si quelqu'un le commence et que je le refais disparaître l'instant d'après. Qu'en penses-tu?" Tu peux toujours lui envoyer par mail si la personne veut vraiment la fin, mais c'est vrai que ce n'est pas pratique.
"j'aurais eu besoin d'avoir le nom complet de Cesare (c'est pour un ami qui lui veut du bien !)."=> Lol . Son nom complet c'est Cesare Sforzi. Je crois que je ne dis pas dans le livre d'ailleurs.
A bientôt :)
C'est noté pour monsieur Sforzi ! ;)
Ravie de te revoir sur la suite !
Je suis contente que ça continue de te plaire !
Pleins de bisous <3
Me revoilà pour la suite :)
J'adore être dans les pensées d'Andréa, très drôle. Son regard critique sur le monde qui l'entoure m'amuse beaucoup :)
Les descriptions sont superbes, on comprend cette vision de peintre, si singulière. Toute la dernière partie est poétique, grâce à ta jolie plume.
Un très bon chapitre !
Rien à corriger à part une erreur de ponctuation :
"À peine, ai-je celui avec la nourriture que je grimace" : enlever la virgule dans cette phrase
A bientôt !
Ayunna
Oui, les chapitres d'Andréa sont toujours plus légers à écrire que ceux de Cesare.
Merci pour tes compliments ! Je suis contente que ma description finale fonctionne :)
Je note pour la petite erreur de ponctuation !
Des bisous
Mak'
Quel glouton impatient , cet Andrea! Il pense qu'à son ventre et c'est ce qu'il a puni. Dans ce chapitre, ce n'est plus une description. Tu dessines, tu peins magnifiquement le paysage. Cela a un côté très mélancolique.
Tu finis bien ton chapitre. C'est quoi ce chapitre ? C'est là que repose le Sérenissime. Est-il mort pour que tu utilises le verbe '' reposer''?
A bientôt.
Merci de ta lecture <3
Je suis toujours contente de te savoir au rendez-vous !
"Quel glouton impatient , cet Andrea! Il pense qu'à son ventre et c'est ce qu'il a puni."=> exactement ! :p, il me fait rire !
"Dans ce chapitre, ce n'est plus une description. Tu dessines, tu peins magnifiquement le paysage. Cela a un côté très mélancolique."=> merci pour ce beau compliment ! Je suis contente d'avoir produite cet effet !
"Est-il mort pour que tu utilises le verbe '' reposer''?"=> intéressante question :p
On en sera un peu plus bientôt !
Merci !