Quelques jours s’étaient écoulés depuis la dernière rencontre d’Amélia et Jagger. Et durant ce laps de temps, l’adolescente mit un point d’honneur à fouiller le journal chaque matin à la recherche de nouvelles informations.
En outre, elle découvrit qu’aucun nouveau meurtre n’était à déplorer. Le Tueur de Fée semblait faire profil bas. Mais la jeune fille demeurait soucieuse, était-ce rassurant ou tout au contraire préoccupant ? Il ne lui semblait pas avoir entendu parler d’un nouveau meurtre depuis celui d’Emily, or ce tueur lui avait paru en pleine escalade… Amélia ne savait pas quoi en penser.
Dans le journal, elle découvrit également que de nombreuses guerres de territoires avaient éclaté entre différentes familles de loups-garous. Oh bien sûr, rien qui ne sorte vraiment de l’ordinaire, les plus grandes familles lupines étaient coutumières à l’affrontement permanant. Mais cela l’inquiétait tout de même. Une guerre de clan provoquerait des ravages, et connaissant les loups de la capitale, la sorcière était persuadée que les affrontements déborderaient bien au-delà des frontières de leur quartier. Ça s’était d’ailleurs déjà vu il y a quelques années et bien que le nombre de morts à déplorer n’eut pas été alarmant, celui des blessés étrangers à ces querelles, lui, se révéla inquiétant.
De son côté, l’annonce du mariage prochain du comte Mars Monroe et Jane Vonner avait quasiment éclipsé les querelles lupines en faisant la une. L’article avait d’ailleurs été reprit tant de fois que s’en devenait ridicule. Amélia ne cessait de croiser des questions toutes plus absurdes les unes que les autres et auxquelles les reporters répondaient par des articles à la longueur extravagante, comme : Quelle robe Jane Vonner a-t-elle choisie pour la cérémonie ? Qui conduira la future mariée jusqu’à l’autel ? Quel fleuriste s’est occupé du bouquet de la mariée ? Plutôt bouquet magique ou traditionnel ? Un mariage plutôt champêtre ou classique-chic ? Quel traiteur ? Combien d’invités ?
Plus elle progressait dans sa lecture, plus ça devenait risible.
Amélia en avait la nausée. À croire que rien d’autre ne se passait à Riverfield.
Avec une promotion pareille, il n’y avait aucun doute sur le fait qu’un long article sur la cérémonie et ses invités allait paraître après le mariage. Amélia grimaça à cette pensée. Elle espérait sincèrement ne pas se retrouver surprise par un journaliste. Elle détestait être prise en photo à son insu et redoutait plus que tout le jeté de bouquet…
Le fait que la cérémonie approche à grand pas ne faisait qu’ajouter à la morosité déjà bien présente de la jeune fille. Elle n’avait pas envie d’y aller, pas envie de s’amuser ni de perdre son temps en papotage avec des inconnus condescendants qui la critiqueraient dès qu’elle aurait le dos tourné.
Bien sûr, elle n’avait rien contre la future mariée, elle aimait d’ailleurs beaucoup Jane Vonner qui était une amie de sa mère. Et, bien qu’elle n’appréciât pas beaucoup le comte – pour être tout à fait honnête, elle le haïssait – l’adolescente était tout de même disposée à faire un effort, pour Jane et pour Azriel, qui tenait à y assister, bien que cela lui en coûtait. Mais, ce qui la dérangeait le plus dans cette histoire, c’était que la perspective d’un mariage, à l’heure actuelle, ne lui semblait pas approprié. Elle avait à peine commencé à réfléchir à l’affaire avec Jagger et avait l’impression que toute la capitale cherchait à la distraire de son but.
Et ça l’énervait profondément.
Amélia ne voulait plus rester sans rien faire. Elle ne supportait plus de voir l’immobilité de l’aristocratie, de sa propre famille, face à la détresse du peuple des fées. Elle voulait faire quelque chose. Elle devait faire quelque chose.
Mais, avec les préparatifs du mariage, Amélia n’avait pas pu reparler à Jagger de l’enquête. En fait, elle n’avait même plus de temps pour elle. C’était à peine si elle parvenait à trouver quelques minutes pour se plonger dans le journal tous les matins. Et encore, pour cela, elle devait s’enfoncer dans les passages secrets du manoir pour avoir la paix. Le salon de Marigold s’était d’ailleurs révélé l’endroit parfait pour lire tranquillement.
En fait, elle n’avait pu croiser le jeune homme qu’une fois, et encore, ce fut en coup de vent. Ça s’était passé la veille, alors qu’Azura l’avait traîné avec elle pour superviser les sœurs Klerona. En temps qu’amie de la future mariée, Azura tenait à ce que tout soit parfait et, évidemment, avait fini par emmener sa fille avec elle, des fois qu’elle puisse trouver de quoi s’amuser dans son coin.
Mais Amélia ne lui en porta pas rigueur, ou du moins, pas longtemps. Parce qu’en la traînant au manoir des Monroe, la jeune fille avait eu tout le plaisir de faire la connaissance des fameuses organisatrices.
Les sœurs – des elfes jumelles – se ressemblaient autant qu’elles se différenciaient, l’une arborant un style plus masculin et sobre qu’Amélia adora – Remy – tandis que l’autre – Annie – préférait porter de somptueuses robes fleuries de chez leur cousine Aglaé Faustina. En outre, elles étaient aussi gentilles qu’autoritaires et dirigeaient les préparatifs d’une main de maître. En les voyant faire, Azura Moonfall elle-même avait souri, déclarant qu’au prochain mariage qu’il y aurait dans la famille, elle engagerait les sœurs.
Amélia s’était tout de suite assombrit. Prochain mariage signifiait le sien dans la bouche de sa mère. Azriel n’aurait jamais le temps de se marier et sa cousine Magnolia était bien trop prise par ses études pour ne serait-ce que penser à respirer, alors tomber amoureuse ! Restait donc Amélia. La prometteuse Amélia. Amélia la petite princesse qu’il faudrait bien marier un jour.
Elle en avait la nausée.
– Plutôt mourir que d’épouser un de ces aristocrates guindés qui nous fait de la lèche, grogna-t-elle à son frère une fois rentrée.
– Au pire, tu n’auras qu’à te marier avec Prince, lui avait répondu Azriel sans lever les yeux de son livre. Je suis sûr qu’il serait ravi et maman ne s’y opposerait pas.
Amélia n’avait pas répondu. Se marier, très peu pour elle. Pas tout de suite du moins. Et certainement pas par obligation. Le jour où elle se marierait, ce serait par amour, pas par dépit. Désolée Prince, se dit-elle en remontant les marches jusqu’à sa chambre, mais il est hors de question que je finisse mes jours avec un homme que je n’aime pas, même s’il est le plus attentionné et dévoué du monde.
Au lendemain matin, le manoir tout entier fut réveillé aux aurores par une Azura Moonfall survoltée. Amélia n’eut même pas le temps d’ouvrir correctement les yeux que sa mère fit irruption dans sa chambre et lui présenta la domestique qui allait l’aider à se préparer – une sorcière d’un certain âge à l’air serein – avant de disparaître aussi vite qu’elle était apparue.
Amélia passa donc les heures suivantes à se faire pomponner en vue de la cérémonie qui se déroulerai quelques heures plus tard.
La domestique – qui se présenta sous le nom de Bernadette – entreprit d’abord de brosser ses longs cheveux bruns. L’adolescente ne rechigna pas, comme devait se le figurer sa mère, et se contenta d’observer son reflet dans le miroir de sa coiffeuse.
Elle laissa son esprit vagabonder, et les souvenirs l’assaillirent.
Elle repensa à Emily, à ses gestes délicats alors qu’elle passait la brosse dans les boucles d’Amélia, à son sens du détail dans le tressage de ses mèches, à sa manière de froncer les sourcils de concentration en plantant ses épingles dans les chignons élaborés qu’elle créait…
Amélia sentit son cœur se serrer. Le silence dans la pièce était religieux, assourdissant. Bernadette travaillait bien, ses gestes étaient précis et légers comme des caresses. Mais elle n’était pas Emily. Amélia ne pouvait pas parler librement avec elle. Elle ne pouvait pas plaisanter sur ses mèches rebelles qui refusaient de se soumettre, ni râler au sujet de sa mère, encore moins se moquer de la nouvelle mode en vogue chez les sorcières.
Elle aurait tellement aimé pouvoir lui parler à cet instant. Se plaindre de sa mère, de ce mariage auquel elle ne voulait pas assister, lui faire part de son inquiétude pour son frère. Elle craignait tellement de retrouver dans ses yeux pâles le chagrin qu’elle avait mis tant de temps à éloigner des années plus tôt à l’annonce de cette terrible nouvelle, celle qui l’avait dévasté plus encore que le syndrome qui lui rongeait l’essence.
Bernadette planta la dernière épingle et recula. Quand elle croisa son reflet, Amélia en resta sans voix. Ses cheveux dévalaient son dos en une cascade ondulée splendide tandis que derrière sa tête, de petites tresses s’entremêlaient dans un chignon élégant maintenu par un peigne à cheveux en argent.
Quant aux épingles qu’elle avait senties, elle les découvrit serties des mêmes petites fleurs pastel qui ornaient le peigne.
La seule pensée qui lui vint alors fut que jamais sa mère n’aurait accepté qu’elle sorte ainsi !
Amélia était perdue. Bernadette avait dû faire une erreur, cette coiffure était bien trop féerique pour un mariage de sorcière, jamais sa mère n’aurait toléré un tel affront, surtout aujourd’hui ! La jeune fille n’était pas d’humeur pour ce genre de blague, elle ne se sentait pas la force d’affronter sa mère pour ce genre de bêtise, elle voulait juste se faire discrète, que cette journée passe au plus vite et que demain arrive enfin.
Quand elle se retourna pour le dire à la domestique, cependant, Amélia fut surprise de la découvrir à moitié plongée dans l’armoire magique à la recherche de sa robe. Elle s’était déplacée si vite !
Une explosion de paillette retentit, Amélia se redressa. Son vieux costume remuait furieusement au fond de l’armoire. Elle ouvrit la bouche, prête à s’excuser. Elle n’avait pas pensé à prévenir Bernadette de se méfier de lui. Pourtant, quand la vieille femme sortit enfin du meuble, un sourire serein ornait toujours ses lèvres. Mais ce qui surprit le plus la jeune fille, ce fut de voir que la sorcière n’arborait pas la moindre paillette. Elle ignorait par quel miracle elle était parvenue à se protéger du costume, et oublia aussitôt cette pensée en découvrant la robe que lui présenta Bernadette.
En la voyant, Amélia ne put qu’ouvrir la bouche sans y croire. Elle se leva de sa chaise, recula d’un pas.
Son regard passa de la robe à Bernadette.
– Je ne comprends pas, dit-elle enfin.
– C’est une demande de madame votre mère, expliqua calmement la domestique.
Sa voix était aussi douce que son visage.
Amélia eut un rire sans joie. Une demande de sa mère ? Elle en doutait fortement. La robe devant elle ne ressemblait à rien de ce qu’Azura Moonfall pourrait commander, même pour sa fille.
Une coupe assez simple, une jupe de mousseline blanche au bas recouvert de pétales de roses qui semblaient voltiger en tous sens à chaque mouvement du tissu. Le bustier en particulier attira l’attention d’Amélia qui s’approcha d’un pas. Brodé avec soin, elle y découvrit de petites roses qui embaumaient la pièce de leur parfum délicat. Hypnotisée, la jeune fille ne put s’empêcher de tendre la main, effleurant les manches de tulle blanche du bout des doigts. Elle était simple, légère. Tout ce qu’Amélia adorait.
Une vraie robe de fée avec une petite touche de sorcière.
En la détaillant, Amélia se fit la réflexion que Mme Wilkins avait raison, cette robe était la plus belle qu’elle ait jamais vu.
En relevant les yeux, l’adolescente croisa le regard brillant de Bernadette posée sur elle.
– Il semblerait que votre mère vous ait entendu, lui dit-elle en souriant.
Amélia eut un faible sourire. Ses yeux brillaient de larmes. Alors c’était ça, les fameuses modifications qu’elle avait fait apporter à sa robe ? L’adolescente comprenait mieux l’enthousiasme des Wilkins. Ce devait être la première fois que le couple vampire créait une tenue au style aussi champêtre. Jamais aucune sorcière n’avait dû leur passer pareille commande.
Pourtant, un doute l’assaillit. Pourquoi sa mère avait-elle fait ça ? Elle qui semblait détester tout ce qui a trait aux fées, quel miracle avait bien pu la pousser à faire pareille exception ? Elle ne comprenait pas…
Avec un sourire, Bernadette aida Amélia à s’habiller. La jeune fille ne put s’empêcher de sourire en sentant la douceur du tissu sur sa peau. Elle découvrit, par ailleurs, que sa robe ne comportait pas de corset, ou du moins, que celui-ci avait été retravaillé de manière à être parfaitement invisible et incroyablement confortable.
En la portant, Amélia se sentait à l’aise, légère. Elle ignorait d’où venait ce soudain revirement de la part de sa mère, et, quelque part, elle s’en fichait. L’adolescente était bien trop heureuse à cet instant pour s’en soucier.
Devant le miroir à pied de sa chambre, l’adolescente ne pouvait s’empêcher de fixer son reflet. Elle peinait à se reconnaître. Un sourire fleurit sur ses lèvres.
– Vous êtes splendide, mademoiselle, souffla la domestique dans son dos.
Dans le miroir, Amélia la vit s’essuyer le coin de yeux. Elle lui sourit.
Oui, elle se sentait magnifique.
Pourtant, quand elle croisa le regard de son reflet dans la glace, Amélia sentit la morosité revenir.