Il fait encore bien sombre quand je me réveille.
Je baille, m’étire et, tout en restant allongé, essaye de comprendre ce qui a pu me tirer si tôt de mon sommeil. Alors que je m’abime dans des conjectures vaseuses, un mouvement imperceptible sur ma droite me fait tourner la tête et je sursaute : Luciole est en train de me regarder.
D’abord, je ne vois que ses yeux, grands ouverts, qui me fixent avec intensité, comme un chat observe un jouet inconnu. Elle est accroupie à deux mètres de moi, ses mains posées au sol à côté de ses pieds, ses genoux frôlant ses épaules. Quelque chose cloche dans cette vision … Mais quoi ? Alors que, l’esprit encore embrumé, je peine à donner un sens à la situation, la jeune femme, ayant constaté mon éveil, se déplie ; mon regard immobile glisse de son visage à sa gorge, entre ses seins, sur son ventre lisse pour se perdre, affolé, dans le triangle noir de sa toison pubienne : elle est nue.
Je ne comprends pas.
Rien dans la soirée que nous avons passée ensemble hier ne m’a préparé à cela … Au contraire. Luciole, après avoir cillé sous l’impact de mon énième déclaration d’amour, s’en est vite remise et nous avons commandé puis dévoré des baos, de purs délices, en papotant avec légèreté de nos amis, de nos parents, de Iori, de la Digue Atlantique et d’une foultitude d’autres choses. Elle m’a parlé de ses différents sujets d’études : ce qu’elle appelle la gymnastique des fleurs, l’héliotropisme, l’amélioration des combinaisons d’entrave et de comment elle essaye de les faire s’entrecroiser. Je lui ai appris quelques-uns des exercices favoris d’Askeladd. Nous nous sommes montrés du doigt, dans la ville que nous surplombions, des scènes remarquables : une femme qui dansait en riant avec deux chiens, trois jeunes qui descendaient un escalier sur leurs mains, un ascète méditant sous une cascade … Avant de nous perdre un long moment dans la contemplation songeuse du paysage dans son ensemble : l’architecture cubiste de la Cité-carrière soulignée par le contraste entre le creux des ruelles sombres et les pleins des façades illuminées, les Loges vides découpant en amont des trous carrés de noir dans la trame complexe de ce labyrinthe d’or.
Plus tard, vers minuit, lorsque les sphères bioluminescentes se sont éteintes et que la température de l’air a commencé à chuter, nous nous sommes réfugiés à l’intérieur de la Spore de Luciole, venue d’un bond du mycoport de la ville où elle s’était régénérée tout l’après-midi. Allongés épaule contre épaule dedans sa panse iridescente, nous avons poursuivi le partage de nos univers. Nos peaux s’effleuraient à chaque phrase et j’en concevais une joie grandiose. Elle était douce, chaude, drôle, intelligente. Pour une raison qui m’échappe, elle me semblait adulte, dans le meilleur sens du terme. Solide. Vraie. Achevée. Sa familiarité sensuelle n’était ni séductrice ni fraternelle : elle n’était qu’un gage de son amitié envers moi et de sa faculté à vivre dans le présent. Elle appréciait nos caresses et les prolongeait sans honte ni culpabilité, sans ambiguïté, juste parce que c’était bon de se frotter un peu.
C’est du moins ce que je croyais jusqu’à ce que le « chapeau de paille » s’efface à son tour et nous laisse, Luciole et moi, à travers deux enveloppes translucides, seuls ensemble face au cosmos.
Alors, après un court silence fusionnel, elle s’est mise à me parler de Chayan. J’ai appris qu’il était charpentier, poète, modeste et tourmenté, dévoué aux autres à l’excès, au point de s’esquinter la santé pour finir plus tôt des commandes sans urgence. Un homme blessé, patient, amoureux des jolies choses. Elle m’a parlé d’eux et des veines de comptabilité profonde qu’ils partageaient, de conception du monde, du beau, du triste. De la confiance et des efforts qui les unissaient. De leur amour. Et, alors que je ne m’y attendais plus du tout, elle a parlé de moi et de la confusion que lui causait mon imperturbable enclin : comme il était étrange de s’entendre dire vingt fois par jour, directement de moi et de tous les autres, que j’étais fou d’elle quand cela faisait plusieurs mois qu’elle n’avait plus entendu de mots si doux de la bouche de Chayan, de se sentir si violemment, si franchement, désirée sans qu’elle ait rien à faire tandis qu’elle devait, pour le faire sortir de sa coquille, l’amadouer et le cajoler pendant des heures … Ce qu’elle croyait avoir accepté tant son lien avec lui était fort, intégré sans douleur, ces marques d’attraction dont elle n’avait même pas conscience de manquer, sa difficulté croissante à ressentir la joie simple d’être amoureuse, qu’elle s’était mise à associer à un amour juvénile : autant de petites bulles qu’elle avait enfouies au plus profond d’elle-même, là où elles ne la chatouillaient même pas et que je faisais remonter, à sa grande surprise, jusques en des eaux claires et douloureuses.
Elle se surprenait à rêvasser d’une espèce de transfert entre moi et lui, à imaginer Chayan la vouloir comme je la voulais, la regarder comme je la regardais, lui parler la gorge nouée, lui offrir son âme pour qu’elle puisse la chérir et lui rendre, régénérée, joyeuse … Complète. Mais il était lui, j’étais moi, deux hommes immiscibles pour son seul cœur et, par moments, entre les bonheurs distincts d’aimer et d’être aimée, qu’elle croyait pourtant avoir hiérarchisés depuis longtemps, elle tombait dans des interstices vertigineux d’incertitude.
J’ai parlé vite, par instinct ou réflexe de décence, bien conscient qu’il me faudrait sinon de nombreuses heures pour digérer toutes ces nouvelles informations.
- Si c’est trop dur, je peux partir.
Elle a secoué la tête.
- Normalement, c’est moi qui devrait dire ça … Mais tu es le disciple d’Askeladd. Ne pars pas : si tu tiens le coup, je peux aussi.
Puis, un peu plus tard, d’une voix si basse qu’elle en était presque inaudible, comme si l’irrémédiable de ses mots pouvaient être annulé par leur chuchotement, elle a ajouté.
- Tu comprends que si je le quitte, je brise un engagement qu’hier encore je pensais emporter dans ma tombe ?
- Ça ne me fait pas peur.
Au fond de ma poitrine, pourtant, se rejouait la scène de la veille, du moustique contre la tornade.
Luciole s’est tournée vers moi et m’a fait un bisou sur la joue ; elle a ri de surprise quand je lui ai rendu. Après quoi le temps s’est figé ; nous avions atteint un point d’équilibre : elle ne me voulait ni plus loin, ni plus proche, alors je suis resté là où j’étais, à attendre que son cœur balance. J’étais persuadé que la décision viendrait bien plus tard, dans quelques jours, quelques semaines, voire même dans plusieurs mois et je me suis laissé sombrer en tentant de m’habituer à la mutation inattendue de cette figure intérieure d’amoureuse en partenaire de vie éventuelle.
Quand le jugement est tombé, en guillotine, je n’avais plus qu’un orteil dans ce monde.
- Tu veux bien aller dormir dans ta Spore, Artyom ? Ça me fait bizarre de t’avoir à sa place.
J’ai obéi.
Foam s’était régénérée en pompant les ressources de Léo et était suffisamment spacieuse pour que je m’y pelotonne. Dedans, j’ai essayé un moment, en luttant contre le sommeil et mon dépit, d’égayer les dessins qui courraient sur sa paroi, en vain : j’étais trop fatigué, trop malheureux malgré mes meilleures intentions, momentanément mis hors d’état de combattre par le superbe râteau à contrepied de Luciole. Elle avait choisi Chayan.
Alors qu’est-ce qu’elle fout à poil sur mon balcon ?!
*
- D’une façon ou d’une autre, tu allais me voir nue aujourd’hui …
Elle se tient droite, fière, presque défiante, ses yeux braqués sur les miens dont je n’arrive pas à empêcher le vagabondage. Aux mouvements de ses mains, de ses bras, de ses hanches, je vois qu’elle sait comment je la découvre ; elle accompagne d’infimes oscillations mon attirance magnétique vers sa cicatrice, sa gorge, ses flancs … Son sexe.
- Cette nuit, j’ai fait un rêve érotique incroyable. J’étais allongée dans le sable, au milieu du désert, avec la terre entière dans mon dos et un ciel inondé d’étoiles devant moi. La caresse du vent froid de la nuit sur mon ventre et mes seins, le sable chaud qui me tenait les cuisses et me griffait les fesses, le chuchotement amoureux du monde me rendaient folle de désir. J’étais grande ouverte. Je voulais être prise. Alors une ombre immense passait au-dessus de moi et me cachait la voûte céleste scintillante : une cape noire dont le contour dessinait ta silhouette. Et j’ai senti ta bite toute dure, toute droite, me pénétrer d’un seul mouvement et me remplir tout entière. C’était comme si deux parties d’un même tout se réunissaient enfin, des retrouvailles en fin de guerre … Avec un orgasme cosmique en prime. J’ai joui dans mon sommeil.
Quoi ?!
- Alors je pourrais te dire que je préfère t’offrir la vue de mon corps plutôt que de subir son dévoilement quand on ira à l’Eau Claire tout à l’heure, ce ne serait pas faux. Mais la vérité, c’est que j’avais trop envie de sentir ton regard sur moi pour attendre même une seconde de plus.
J’ai la tête qui tourne et les reins en feu.
- Je te regarde, Luciole.
J’entends ma voix comme si elle me parvenait depuis derrière un mur de coton.
- Tu me dévores, oui !
- J’ai le droit ?
- Oui … C’est tellement bon. On dirait que tu es devant ce que tu désires le plus au monde.
C’est le cas ; je sens mon torse partir vers l’avant.
Luciole m’arrête d’un geste de la main.
- Une seconde ! Sois solide ! Résiste encore un peu, je suis sûre que la suite va te plaire. Tant qu’à être ici, dans cette situation, j’ai pensé qu’on pourrait en profiter pour rendre un petit hommage à nos idoles et voir de quoi nous sommes capables ...
Elle se retourne et baisse la tête pour étudier le précipice qui nous sépare de la mer au fond du gouffre.
Depuis le brouillard de désir dans lequel je baigne, épaissi derechef par l’apparition de son petit cul rond parfait, je saisis vaguement qu’elle fait référence au premier exploit retransmis de Shandia et Iori, le coup de départ de leurs légendes : le plongeon de 400 mètres.
Luciole soupire un grand coup.
- Je pars la première : avec le Cataclysme, tu as eu de l’entrainement, tu mérites un handicap. Tu te souviens des règles ? Tu as le droit d’utiliser ta Graine mais pas ta combinaison d’entrave. Shandia et Iori l’avaient fait habillés mais il me semblerait plus juste que tu te mettes dans les mêmes conditions que moi, non ? Ça me laissera de quoi prendre un peu d’avance. Le dernier arrivé aura un gage.
Alors qu’elle fléchit les jambes pour sauter dans le vide, que je commence déjà à enlever mes vêtements, Luciole, derrière ses blanches fesses, me lance un grand sourire aguicheur.
- Ah, et puis ! Qui sait ? Si, par miracle, tu arrives à m’attraper …
- Mais comment elle me drague !!
Dans un hurlement de fureur, j’essaye d’arracher tous les horribles bouts de tissus qui laissent le bonheur m’échapper et ne réussis qu’à m’y emberlificoter plus encore. Ma frustration va croissant jusqu’à ce que je parvienne, nu comme un ver, le sexe pointant douloureusement vers le firmament, à l’extrémité de la passerelle où un jet de terreur me transperce les entrailles : les ténèbres m’observent. Le gouffre est habité d’une dense pénombre des tréfonds de laquelle je crois percevoir des remous menaçants tourbillonner en s’élevant vers moi. C’est la gueule ouverte d’un énorme crapaud prêt à catapulter sa langue supersonique au moindre mouvement que j’oserais faire. Je suis paralysé pour un tour.
Quand je recouvre le contrôle de mes membres, la toile de noir que je surplombe, en perdant de son homogénéité, a acquis un relief et est devenue lisible. Je devine, sans vraiment les voir, une succession de Loges s’y enfoncer comme autant de paliers menant droit aux Enfers. Au sein de ce paysage immobile et monochrome, une tâche claire, cinq ou six étages sous moi, sautille de droite et de gauche en perdant de son contraste à chaque bond effectué. C’est Luciole. Comment a-t-elle fait pour être déjà si loin ? La descente est pourtant effroyablement périlleuse … Sans combinaison d’entrave, un seul faux pas peut couter la vie ; Iori lui-même a failli mourir en l’effectuant !
Luciole ne montre cependant aucune trace d’hésitation. Elle a dû se préparer d’une façon ou d’une autre, en visualisant des centaines de fois les transmissions de Shandia peut-être, dont la performance avait été irréprochable, en apprenant par cœur la morphologie du terrain ou encore en s’entrainant sans cesse pendant des années. Peut-être en cumulant les trois … Je ne peux pas me permettre d’y réfléchir plus longtemps sinon je ne pourrai jamais la rattraper : elle est incroyablement rapide.
Si elle a prévu un chemin, il est impensable que je puisse la battre en improvisant le mien. Il faut que je suive ses pas, que je reproduise ses mouvements et que, petit à petit, je grignote du terrain en supprimant tout geste superflu, à condition qu’elle en fasse parfois, ou en prenant des risques insensés quand l’occasion se présentera. Heureusement, bien que je ne l’ai pas vue faire, j’arrive à imaginer, à sa position actuelle, comment elle a pu passer les quelques niveaux qui nous séparent. Je me lance à sa poursuite.
Le premier impact me surprend par sa force et la vitesse à laquelle il advient. L’obscurité a brouillé mon sens des distances. Je n’évite la blessure que grâce à l’élasticité de mes genoux et celle des lattes en bambou recyclé qui constituent le sol de la Loge. Par contre, je gâche complètement mon élan et offre à Luciole quelques secondes d’avance supplémentaires.
Au quatrième saut, à la quatrième réception, je suis enfin calibré. Ma partenaire est neuf Loges plus bas ; elle aussi accélère à mesure que sa technique s’affine. Alors que j’atteins la partie du parcours que je l’ai vue effectuer et que je calque, de mémoire, mes mouvements sur les siens, je m’émerveille de son agilité. Peu de gens sont capables de telles prouesses. Il me vient à l’esprit qu’elle doit pratiquer à très haut niveau un art martial basé sur la souplesse et la réactivité, la Voie de la Fluidité peut-être. Auquel cas notre duel s’apparenterait à une compétition officieuse entre deux écoles concurrentes, ce que nos Maîtres respectifs, en humains sages, condamneraient avec rigueur … Tout en nous conjurant tout bas, en sains rivaux, d’écraser l’autre. Et si l’honneur du vieux rhinocéros est en jeu, la défaite n’est plus une option.
Cependant que j’invente des enjeux fictifs à notre course pour aiguiser ma concentration au maximum, le monde file autour de nous et s’étire en tâches sombres que Luciole évite, effleure, attrape ou tamponne selon qu’elle a besoin d’accélérer ou de ralentir sa chute. Hypnotisé par l’élégance de son pas et les apparitions fugaces, à coups de fusain sur une plaque d’ardoise, de ses recoins les plus doux, j’avale sa trace avec avidité. Je mordille ses amortis, aplanis ses à-coups, sublime ses intuitions. Je coupe son souffle. Quand elle fait trois pas, je n’en fais que deux. Quand elle fait deux touches, j’essaye de n’en faire qu’une. Et je gagne du terrain : huit Loges nous séparent. Puis six. Puis trois. Puis une seule.
Bientôt, je n’aurai plus qu’à tendre le bras pour la toucher, pour atteindre de mes griffes tendues sa peau délicate et, comme Stefan avant moi, y laisser à jamais mon empreinte.
Sous l’effet du filet de phéromones émis par Luciole, que je capte désormais avant qu’il ne s’éparpille aux quatre vents tant je suis proche d’elle, mon visage s’écarquille en un masque prédateur. Les narines arrondies, les canines visibles derrière mes lèvres entrouvertes, les pupilles dilatées, je perds peu à peu toute notion de contexte. Seule existe l’ondine qui glisse devant moi. Sa courte chevelure, sa nuque frêle, ses omoplates ciselés, sa taille fine et son cul rebondi. Je bande les muscles qu’elle bande, je plie les articulations qu’elle plie, absorbe les coups qu’elle absorbe ; à une fraction de seconde, je suis elle et elle est moi. Elle est mon univers. Alors je nomme les constellations que forment ses grains de beauté. J’inspire l’air qu’elle rejette. Je vis à sa merci et je suis happé plus près encore, contre elle, en elle. Les battements de son cœur propulsent mon sang, ses os soutiennent ma chair, ses tendons font bouger mes membres. Je ne vois plus qu’elle et je m’interroge : ne me voit-elle pas, elle ? Je suis sur ses talons. Ne me sent-elle pas ? Elle est à ma portée. Pourquoi ne se retourne-t-elle pas ? La course est finie, Luciole. Préfères-tu que je te prenne plutôt que de m’accueillir ? Faut-il que je t’attrape ?
Au moment où je décide de ma dernière accélération, un éclair lumineux attire mon œil hors de notre bulle. C’est une Libellule dont l’objectif est braqué sur moi, je suis filmé. Depuis quand ?
Luciole choisit cet instant pour pivoter sur elle-même et me sourire.
- C’était beau de te voir bouger.
J’entends ses mots juste avant que tout disparaisse dans un choc brutal. La violence de l’impact, qui a réussi à m’immobiliser d’un bloc malgré la vitesse à laquelle nous chutions, fait vaciller ma conscience et je dois lutter contre l’envie subite de vomir le goût ferreux qui m’envahit la bouche. Je suis comme enserré de toutes parts. Mes épaules, mon cou et mes hanches me font affreusement mal. Je ne vois presque plus rien. Tout est noir en dehors d’une fente verticale plus claire d’un ton, au creux de laquelle la silhouette menue de Luciole se détache en ombre chinoise encore quelques secondes, rétrécissant à mesure qu’elle s’éloigne, avant de s’évanouir dans les ténèbres environnantes.
Je comprends vite le principe du piège qu’elle m’a tendu : après m’avoir laissé l’approcher jusqu’à ce que je ne voie plus qu’elle, elle s’est faufilée dans un escalier trop étroit pour que j’y passe de front. Une diversion pile au bon moment pour être sûre que je n’aurais pas le réflexe de me mettre de profil et le tour était joué. Théoriquement. Dans la pratique … Comment est-ce possible ? Avait-elle prévu à l’avance le moment où je la rattraperais ? A-t-elle réussi à gérer nos deux rythmes, avec une telle précision, depuis le début de la descente ? Bigre ! Le génie des autres est vraiment sans limite … Je secoue la tête d’admiration. Au temps pour Askeladd et l’honneur de notre solidité, Luciole m’a ratatiné.
Quelques dandinements et contorsions plus tard, je suis libéré de ma prison de pierre et peux faire une évaluation des dégâts : je n’ai pas grand-chose. Une vilaine estafilade au bras droit, un début de torticolis ; Luciole a choisi son attrape-nigaud avec bienveillance : les murs de l’escalier, un peu évasés vers le haut, ont adouci mon arrêt au poil.
Dehors, un ponton aérien m’amène juste au-dessus de la mer, à une vingtaine de mètres d’altitude. Merde, ça, c’est vache ! On y était ! Elle voulait vraiment me faire croire que je pouvais y arriver … Bon, tant pis. Autant finir en beauté quand même.
Je prends mon élan et effectue mon plongeon favori, un saut de l’ange.
Sous moi, je vois la tête et les épaules de Luciole dépasser de la surface ; elle s’est interrompue dans sa nage à mi-chemin de la berge et semble soulagée de me voir apparaître sain et sauf. Elle tend vers moi un pouce triomphant et, via l’Arbre, m’adresse quelques mots de consolation.
- Jolies petites roubignoles que tu as gagné là dans ta déchéance, mon angelot mignon !
La renarde …
Je crie mon ressentiment.
- Homicide !! J’vais t’faire 20 000 bébés !!
Elle rit.
Je chois.
Plouf.
*
La mer est chaude, salée, noire. Si noire que je ne distingue pas les mains que j’agite devant mes yeux. Si chaude que je ne perçois plus les limites de mon enveloppe corporelle hormis le picotement du sel rongeant mes plaies.
C’est en imaginant mon corps s’étendre jusqu’à emplir la fosse entière que me vient diffusément cette impression bizarre, comme si la place était déjà occupée par un être aux dimensions colossales.
Étrangement, je n’en conçois pas d’inquiétude ; aucune menace n’accompagne cette présence formidable. Immobile, en suspension à une profondeur et dans une orientation indéterminées, je plisse les paupières et sonde l’espace devant moi. J’ai beau ne rien voir – ni nuance, ni reflet, ni mouvement, je ne parviens pas à me défaire de la certitude que l’intégralité de mon champ de vision est en réalité occupée par une bête immense. Je sens sa curiosité ; par des moyens que j’ignore, elle étudie l’insecte aveugle tombé de bon matin dans sa mare.
La bienveillance de son inspection me donne des envies de chanter. Créature ! Sœur de Terre ! Léviathan de paix ! Je m’offre à toi. Un grondement essentiel, plein d’amour, s’élève de mon ventre vers ma cage thoracique, jusqu’à ma gorge qui se contracte : je n’ai plus d’air. Zut. Alors je souffle trois précieuses bulles pour couler d’un cheveu et me propulse dans la direction opposée en envoyant un baiser d’adieu aux abysses peut-être vides.
Lorsque je perce la surface des flots, à deux doigts de l’asphyxie, la bouche en cul de poule tendue vers le ciel d’oxygène, un premier rayon de soleil percute le sommet du « chapeau de paille », rehaussant de rose sombre les profondeurs de la ville ; vingt coqs sur ressort sonnent triomphalement les retours synchrones d’Artyom Brisláan et de l’astre solaire ; sur une plage de galets, non loin de là, Luciole agite les bras dans ma direction.
Je salue la foule enflammée avant de m’allonger sur le dos, en position de planche, et de me diriger au rythme le plus paresseux qui soit vers la terre ferme en me perdant dans les arabesques des voiles qui composent le plafond d’Uruk.
Qu’il est bon de se savoir attendu !
*
- Gage ! Ne bouge plus !
Je m’immobilise à quelques mètres du rivage, ruisselant de lumière et d’eau. La mer clapote contre mes hanches. Je me sens solide. Je regarde Luciole me regarder. Elle est bien rangée sur la plage, les fesses calées dans les galets, les coudes posés sur les genoux, les joues dans les mains. Elle a les yeux rieurs.
Après une longue inspection, elle sort sa lèvre inférieure pour faire une moue.
- Je suis un peu déçue, tu m’avais promis une belle gaule.
- Tu devais être nue …
- Je l’ai été !
C’est vrai, je la vois encore très bien. Mon excitation grimpe.
- Patiente une seconde, ça ne devrait pas tarder.
- Je vais t’aider.
Elle m’invite à la rejoindre dans l’Arbre. J’accepte et suis absorbé dans le monde de Luciole avant de pouvoir faire quoi que ce soit. La première couche que je traverse, toute fine, est destinée à me faire comprendre que cet accueil est volontaire. La deuxième est bien plus épaisse et je l’occupe dans son intégralité. Un millier d’élastiques y attirent Luciole vers moi. Je sens leur force inouïe, leur allure d'évidence, je comprends la tentation : la joie facile et immédiate, le bonheur sans tâche qu’ils promettent si elle cède. Le désir assourdissant qu’elle a de venir enfouir sa tête dans les poils de mon torse, de mordre mes épaules, ma mâchoire, mon ventre, de se frotter contre moi et qu’à mon tour, je la caresse des pieds à la tête, que je la ponce et l’explore de mes doigts calleux et puissants.
Une vague de chaleur supplémentaire balaye cette strate d’érotisme. Je bande. Mon sexe s’est dressé et fanfaronne à l’air libre, oscillant raide par-dessus les vaguelettes qu’il fend de son bout rond avec gaillardise.
- Belle figure de proue !
Avec le rire gourmand de Luciole en fond sonore, j’accède à la troisième couche de son intériorité, d’une densité et d’une complexité incomparable aux précédentes. Y coexistent cent présences dont les importances fluctuent en temps réel, selon que son attention s’y accroche plus ou moins solidement. Derrière ces personnages dont je ne sais rien d’autre que les pensées fugitives qu’elle leur accorde pour moi, je la devine enfin, elle, l’étoile au centre de son système solaire. Des langues de feu jaune, bleu, rouge, de détermination, de mélancolie, de colère, de tendresse, d’espoir, d’ingéniosité, en jaillissent pour venir lécher les atmosphères des planètes principales qui l’entourent : ses recherches, Chayan, ses amis, moi, ses parents … Autant de sphères essentielles à la perte desquelles elle pourrait pourtant survivre.
Nous en observons la danse ensemble, fascinés par la vitalité qui s’en dégage.
En secret, je me régale de la place que j’y occupe et de la trajectoire que j’y trace. Je suis loin d’être seul, ici, mais j’ai un rôle spécial à jouer. Il ne tient qu’à moi de m’y tenir.
Luciole rompt notre symbiose et me libère de mon gage ; je sors de l’eau, le souffle court et le cœur battant la chamade de me savoir si appétissant à ses yeux, luttant par amour contre la frousse et l’envie de me couvrir le plus vite possible.
Je me racle la gorge en arrivant sur la plage.
- Elle avait des airs de cadeau, ta punition …
Après avoir soufflé un baiser mutin en direction de ma verge ensorcelée, Luciole me tend mon pantalon, rapatrié des hauteurs d’Uruk par Foam et Léo.
- À quoi bon être en vie, beau gosse, si ce n’est pour offrir des preuves d’amour à ceux qui nous les ont inspirées ?